Article
Karol, Adam, Jacob
Par Monsieur l'abbé Francesco Ricossa
Note : cet article a été publié dans la revue Sodalitium n°48
Pour des raisons de temps et d’espace, ce numéro de Sodalitium ne comporte pas la rubrique habituelle sur ‘L’Osservatore Romano’ dans laquelle sont examinés certains documents officiels de Jean-Paul II ou de ses Congrégations. En compensation nous présentons à nos lecteurs une étude susceptible de faire un peu de lumière justement sur la pensée de Jean-Paul II, et plus particulièrement sur l’intérêt et la sympathie qu’il manifeste pour le monde juif, intérêt qui l’a mené à cette rencontre historique avec le grand rabbin Toaff à la Synagogue de Rome le 13 avril 1986.
Pour ce faire nous suggérons ici au lecteur de suivre avec nous, entre autres fils conducteurs, celui qui relie Karol Wojtyla à Adam Mickiewicz, et ce dernier à Jacob Frank, en prenant pour point de départ de notre recherche deux témoins insoupçonnables de préjugé en ce qui concerne Jean-Paul II : le Père de Lubac, théologien, créé ‘cardinal’ par Jean-Paul II lui-même, et le philosophe et politicien démocrate-chrétien Rocco Buttiglione.
Sodalitium
Le 16 octobre 1978...
“Au soir de son élection, le 16 octobre 1978, du balcon de Saint-Pierre de Rome, le cardinal Karol Wojtyla, devenu Jean-Paul II, saluait Mickiewicz, témoin de la foi catholique et de la liberté. Et dans la lointaine Cracovie, que le poète exilé n’avait jamais pu voir, cette nuit même, ‘les cortèges qui fêtaient l’élection pontificale en honorant les héros de l’histoire polonaise nous signifiaient que d’Adam Mickiewicz à Karol Wojtyla s’est poursuivie la continuité d’une même espérance à laquelle paraît enfin répondre un sourire de l’histoire’ (La Croix, 27/10/1978)” (1). Voilà ce qu’écrit le père de Lubac, pour rappeler l’affinité existant entre les deux poètes polonais, Karol Wojtyla et Adam Mickiewicz. Buttiglione observe pour sa part : “Il peut être intéressant de remarquer que, immédiatement après son élection au Pontificat Suprême, le premier lieu où Jean-Paul II s’est rendu en pèlerinage, a été le sanctuaire de la Mentorella, près de Rome, tenu par les Pères Résurrectionistes” (2) Or, la “légende raconte qu’après l’échec de la révolte [des polonais contre le Tsar] de 1831, quelques-uns des chefs du soulèvement se seraient retrouvés à Paris, en exil. Au cours d’une rencontre le jour de la Pentecôte de 1836, après avoir analysé une fois de plus la situation politique et l’avoir jugée désespérée Mickiewicz conclut qu’il faut fonder un ordre religieux, pour sauver l’âme de la Nation. ‘Nous avons besoin d’un nouvel ordre, il n’y a pas d’autre salut. Mais qui peut le fonder ? Moi je suis trop orgueilleux’. Et c’est alors que le grand poète désigne Bogdan Janski qui, peu de temps après, effectivement, fondera l’ordre des Résurrectionistes avec Piotr Semenenko et Hieronim Kajsiewicz” (3). Le jeune Wojtyla a donc été influencé par Adam Mickiewicz, comme le soutient Buttiglione même (p. 36), et Jean-Paul II l’a solennellement confirmé par les deux premiers gestes significatifs accomplis immédiatement après son élection (4). Mais qui était Mickiewicz ?
Seulement un Mazzini polonais ?
Edgar Quinet, Jules Michelet, Adam Mickiewicz : “les trois anabaptistes du Collège de France” (Daniel Halévy), “triade sacrée qui prépara l’explosion de 1848” (Giovanni Scovazzi, discours pour le couronnement du buste de Mickiewicz au Capitole, à Rome, le 26 novembre 1879). Et pourtant, de Lubac souligne les différences entre les trois amis et collègues au Collège de France : “Mickiewicz, qui avait admiré Voltaire dans sa première jeunesse, le détestait ; Michelet et Quinet seront membres du comité formé pour lui faire ériger une statue” (5), Mickiewicz était catholique et bonapartiste, ses amis athées et républicains. Mickiewicz était un révolutionnaire, certes, mais un révolutionnaire particulier : un “mystique”.
Né en Lituanie le 24 décembre 1798 (200 ans avant l’élection de K. Wojtyla), sous la domination tzariste, il fonde à l’Université de Vilna, en 1815, la Société des Philomathes (puis Philarèthes, puis Rayonnants) “à des fins apparemment littéraires (...) en réalité politiques” (6), motif pour lequel il est arrêté et exilé en Russie, d’où il est expulsé en 1829. Il se rend alors à Rome : “il avait eu une formation spirituelle illuministe et voltairienne ; à Rome il retrouvait la conscience de la puissance créatrice supérieure de la foi face à la seule raison ; et c’est de ce concept que devait désormais s’inspirer toute sa poésie”. “En 1831, après avoir tenté en vain de rejoindre sa patrie insurgée, M. partit pour Paris”. Là il fréquente les milieux de l’émigration polonaise et pour eux l’encyclique de Grégoire XVI Cum primum du 9 juin 1832, apportant son appui à la répression russe contre les polonais (7) sera une grande déception. En 1839 il enseigne à l’Université de Lausanne, et l’année suivante, au Collège de France à Paris, comme nous l’avons vu. “En 1848, lors de la révolte des peuples, M., qui avait suivi toute sa vie les mouvements nationaux et était ami de Mazzini [ce dernier avait traduit quelques-unes de ses poésies] ami aussi d’autres patriotes, fonda une légion qui combattit dans la première guerre d’indépendance italienne”. Il revient à Paris après la nouvelle défaite, puis en repart pour une mission politique à Constantinople où il mourra en 1855. De ces quelques traits biographiques tirés de l’Enciclopedia Cattolica, émerge la figure d’un M. Catholique libéral, vaguement mazzinien. Et ce serait déjà pas mal ; mais y a-t-il plus ?
Mickiewicz et Lamennais
Le Père de Lubac n’hésite pas à classer M. dans la “postérité spirituelle de Joachim de Flore”, même si par ailleurs il prend la défense de l’orthodoxie de notre personnage comme il le fit pour le Père Teilhard de Chardin, auquel, explicitement il l’associe (8). Entreprise désespérée dans les deux cas. Avec de Lubac donc, approfondissons nos connaissances sur M.
Tout d’abord, c’est la lecture de l’Essai sur l’indifférence de Lamennais qui, durant sa déportation à Saint-Pétersbourg, rapproche M. du “catholicisme” (p. 242). En 1831, M. fait personnellement connaissance avec le “prophète de La Chesnaie” à Paris, et ils font amitié : on les a surnommés, à raison, “les Pèlerins de l’avenir” (9). “Lamennais, écrivait-il à Lelewel le 23 mai 1832, ‘est le seul français qui ait sincèrement pleuré sur nous” (p. 240). L’œuvre de M., Les livres de la nation polonaise et de son pèlerinage (1832), fut traduite en français par Janski (le futur fondateur des Résurrectionistes) et par le comte de Montalembert. Le nom de ce dernier y figure pour que “le livre se répande parmi les catholiques libéraux”. Ce sont Montalembert et Lamennais qui choisirent le titre de l’édition française, Livre des pèlerins polonais (1833) ; Montalembert en écrivit la préface, Lamennais y ajouta un “hymne à la Pologne” de sa composition. Je rappelle que les idées de Lamennais, exprimées dans son journal L’Avenir, avaient déjà été condamnées par Grégoire XVI dans l’encyclique Mirari vos du 15 août 1832, mais le Pape, espérant un repentir, avait omis de nommer le malheureux prêtre. Cependant l’occasion de se précipiter dans l’abîme qui le conduisit à l’apostasie, ce fut justement l’opuscule de M. qui la lui fournit. Lamennais “avait aussitôt admiré le livret de M. : ‘Une si pure expression de la Foi et de la Liberté tout ensemble est une merveille en notre siècle de servitude et d’incroyance’ (...) Lui-même avait alors commencé, dira-t-il, la rédaction d’un petit livre ‘d’un genre fort analogue, mais sans attrait bien ferme, et il hésitait à la poursuivre. La lecture en manuscrit des Pèlerins fut ‘l’étincelle’ qui le galvanisa. Il en imita ‘le style biblique et visionnaire’ et en emprunta la manière parabolique dans ‘Les Paroles d’un croyant’. On connaît la lettre que Maurice de Guérin écrivait à son ami Hippolyte de la Morvonnais le 10 mai 1834, à propos des trois écrits de M., de Lamennais et de Silvio Pellico (Mes prisons) parus à peu de distance : ‘terrible trilogie..., trois coups de massue, coup sur coup, et portés par des hommes catholiques, des hommes purs, des hommes saints’” (pp. 241-242).
Mais le Pape, n’apprécia pas de la même manière ; “l’épreuve fut rude, à la fois pour le polonais et pour le breton. Si la condamnation romaine de juin 1834 [encyclique Singulari nos de Grégoire XVI] visait avant tout Lamennais, elle n’épargnait pas M., dont l’attitude avait été elle aussi durement réprouvée” dans la lettre à l’Évêque de Rennes du 15 octobre 1833. C’est alors que les routes de Lamennais et de M. Se séparèrent : le premier apostasia, le second se soumit (?) et fonda en 1834 “l’Association des Frères unis”, à laquelle s’affilia l’ex-carbonaro Janski (p. 244). Enfin en 1836, nous l’avons vu, ils fondaient ensemble l’ordre religieux des Résurrectionistes.
Mickiewicz et le messianisme
M. n’a pas plutôt abandonné la fréquentation d’un hérétique (Lamennais), qu’il se met à en fréquenter un autre, pire peut-être : Andrzej Towianski (1799-1871), ancien camarade d’études à Vilna. Ce dernier débarque à Paris en 1841, “il guérit à distance” la femme de M. hospitalisée dans un asile d’aliénés, devenant ainsi pour M. Comme “l’envoyé de Dieu”. “Pendant trois ans de suite, dont les deux dernières années de son enseignement [au Collège de France], M. va se faire le héraut du towianisme” (pp. 253-25). Towianski était un adepte du “messianisme”, courant inauguré par Hoëné-Wronski (1778-1853) “qui avait fini par se croire le Paraclet chargé d’annoncer le ‘christianisme accompli’” (p. 251). Étaient également messianistes deux grands hommes de lettres polonais : Zygmunt Krasinski (1812-1859) et Auguste Cieszkovski (1814-1894) : le premier “annonçait que l’Église de Pierre touchait à sa fin, comme toute l’ancienne société”, le second “annoncera l’ouverture du troisième et dernier âge de l’histoire : après l’antiquité qui fut l’âge du Père et le christianisme qui fut l’âge du Fils, ce serait bientôt l’âge de l’Esprit-Saint qui, en réalisant l’accord de la volonté humaine et de la volonté divine, instaurerait sur terre le royaume de Dieu : alors serait réalisée la ‘plénitude des nations’ annoncée par saint Paul” (pp. 250-251). Quant à Towianski, dans son humilité, il croit être, après Napoléon (10), la troisième épiphanie du Christ, le chef prédestiné qui devait naître d’une nation, la Pologne, martyre et rédemptrice comme le Christ. Il était “grisé de littérature mystique et occultiste : peut-être était-il initié à plusieurs sociétés secrètes” (p. 252). “Son système métaphysique et moral, anti-rationaliste et anti-autoritaire, subit l’influence d’un Saint-Martin, d’un Swedenborg, d’un T. Grabianka” (11), mais également d’un certain Jacob Frank, dont je reparlerai. Il est intéressant de remarquer que, pour T., à la fin des temps l’enfer n’existera plus (8). De nombreux auteurs ont été influencés par T. : ainsi le poète polonais Juliusz Slowaki (1803-1849), qui prédira l’élection d’un Pape slave (12), notre Mickiewicz, l’écrivain moderniste Fogazzaro (13). Or, Mickziewicz, Slowaki, Krasinski, sont donnés pour “maîtres” de Karol Wojtyla par Buttiglione (p. 32). Towianski a exposé sa pensée dans un livre de 1841 (mis à l’Index en 1858) intitulé Biesiada, le Banquet. M. s’en fait le propagateur au prestigieux Collège de France. “En décembre 1843, il prend pour objet de son cours ‘la Cène’ (= ‘le Banquet’) dont il respecte l’anonymat et qu’il évite de citer directement. C’est - déclare-t-il - ‘le fruit le plus précieux et le plus mûr qui tombe de l’arbre de vie de la race slave’, c’est ‘une proclamation de guerre contre toute doctrine, contre tout système rationaliste’” (p. 254).”Je me sens appuyé par une force qui ne vient pas de l’homme - disait M. durant son cours le 19 mars 1844 - (...) je me proclame à la face du ciel le témoin vivant de la révélation nouvelle” (p. 254). Rien d’étonnant à ce que M. et les siens aient été pris pour des “nouveaux Montanistes” (14). L’État (Louis-Philippe) et l’Église s’inquiètent, chacun de son côté et pour des motifs différents. Le premier oblige discrètement M. à quitter sa chaire en 1844 et, le 15 avril 1848, la seconde met à l’Index les deux derniers tomes de ses cours parisiens : L’Église et le Messie et L’Église officielle et le messianisme.
Mickiewicz et l’“Église officielle”
Si un nouveau Messie, un nouveau Sauveur, une nouvelle Révélation sont annoncés, qu’en est-il de l’Église (l’ancienne) ? Naturellement elle doit ou disparaître pour céder la place à la nouvelle (c’est ce que pense Krasinski) ou bien se transformer (c’est ce que pense M.). En attendant, elle est “l’Église officielle” par opposition à l’“Église de l’avenir” (p. 270) qui sortira de la précédente “comme le papillon de la chrysalide” (15). “Les leçons du Collège de France en 1842-1844 sont dures pour ‘l’Église officielle’. Elles repoussent toute idée ‘d’insulter les hommes qui la représentent mais constatent qu’elle ‘a perdu l’esprit de prophétie’. La ‘vieille théologie cléricale’ ne suffit plus à nous guider : elle nous apprend bien encore à connaître Dieu, mais elle ne nous le fait pas ‘sentir’” (p. 260). M., lui, se prend pour “un prophète” (p. 246), “un illuminé” (p. 250), quand il parle il devient extatique (p. 249) et il est considéré comme un saint et un mystique (p. 239). “Un pressentiment universel - affirme M. - nous avertit de l’imminence d’une crise nouvelle... Les esprits les plus attachés à l’ancienne tradition, comme celui de Joseph de Maistre (16), la pressentaient” (p. 260). L’Église “officielle” est devenue rationaliste : “cette Église, dont l’existence est miracle, évite de parler des miracles”, elle “ne sait plus que repousser et condamner”, mais “elle sera sauvée malgré (les prêtres) et contre eux” (p. 269) (17). “Depuis la Réforme” “du côté du catholicisme commence la pétrification et, du côté du protestantisme, la putréfaction” (p. 269) ; pour remédier à ce processus on a besoin d’un œcuménisme catholique à la de Maistre (ibidem). L’épisode qui suit résume bien l’idée de M. sur l’Église : “C’était le 16 janvier 1844. Jamais depuis sa fondation, venant d’aucune de ses chaires, les auditeurs du Collège de France n’avaient sans doute rien entendu de pareil. (...) En ce jour-là, l’historien des littératures slaves [M.] a livré la synthèse de sa vision catholique”. M. raconte alors aux élèves la légende écrite par Krasinski quatre ans auparavant (18) : “Nuit de Noël. A Saint- Pierre de Rome, le pape achève la messe entouré de vieillards fatigués. Survient au milieu d’eux un jeune homme vêtu de pourpre : c’est l’Église de l’avenir, en la personne de Jean (19). Il annonce à la foule des pèlerins que les temps sont accomplis, puis, allant au tombeau du chef des Apôtres, il l’appelle par son nom et lui ordonne de sortir. Le cadavre se lève et s’écrie : ‘Malheur !’. Alors, la coupole de la basilique craque et se lézarde. Le jeune cardinal demande : ‘Pierre, me reconnais-tu ?’. Le cadavre répond : ‘Ta tête a reposé sur le sein du Sauveur, et tu n’as pas connu la mort ; je te connais”. Pierre retombe dans le tombeau, après avoir cédé la place à Jean. Les pèlerins polonais, par fidélité, meurent sous les ruines de la Basilique Saint-Pierre. “Pierre est mort pour toujours. L’Église romaine est finie, ses derniers fidèles sont morts. La rupture est consommée”. M. reprend l’allégorie de Krasinski, mais il en change la fin. Les pèlerins polonais qui “cherchent l’Église de l’avenir” ne périssent pas sous les ruines, mais sauvent l’Église. “Ils - et ce sont là les paroles mêmes de M. - ouvriront cette coupole à la lumière du ciel, pour qu’elle ressemble à ce panthéon dont elle est la copie (20) ; pour qu’elle soit de nouveau la basilique de l’univers, le panthéon, le pancosme et le pandème, le temple de tous les esprits ; pour qu’elle nous donne la clé de toutes les traditions et de toutes les philosophies...” (p. 271). De Lubac pense que M. Corrige Krasinski dans un sens orthodoxe ; pour Journet, par contre, il en “accentue le caractère hérétique”. Pour M., il est vrai, l’Église de Jean ne détruit pas celle de Pierre, mais naît d’elle comme le papillon de la chrysalide ; quant à moi je dirais que Mickiewicz est hérétique autant que Krasinski, mais plus dangereux : “Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous sous des vêtements de brebis” (Mt., 7, 15). Et lorsque, le 5 avril 1848, à la tête de sa légion polonaise M. pénétra en procession dans la Basilique Saint-Pierre, il crut toute proche la réalisation du songe de la ‘Nuit de Noël’ (cf. p. 458). Mais le 29 avril Pie IX refusait de déclarer la guerre à l’Autriche. La République romaine guidée par Mazzini - ami de M. - déposait le Pape, mais s’acheminait aussi vers la défaite. La réalisation d’une Église “spirituelle” objet de ses rêves était renvoyée à plus tard. M. s’était séparé de Towianski en 1845. Pourtant il interviendra en sa faveur auprès du gouvernement français en 1848 et en 1851 (p. 275, n. 4) et , comme nous le verrons, n’abandonnera pas pour si peu son faux mysticisme.
Mickiewicz maçon martiniste
En effet, les relations avec Towianski étaient aussi de type occulte, autrement dit maçonniques. M. appartint-il à la maçonnerie ? Dès le début, en 1817, nous le voyons fonder la société secrète des Philomathes (Towarzystwo filomatow). En 1820, il fait partie d’une autre société secrète, celle des Philarèthes, dont il parlera dans la troisième partie de son livre Dziady (Les ancêtres), de 1833. Je ne sais pas, hélas, si les Philarèthes ont quelque chose à voir avec les loges maçonniques dites des Philalèthes (21). Quoiqu’il en soit, ces sociétés secrètes polonaises étaient la réplique (et souvent l’alliée) des sociétés secrètes russes - sorte de Carbonarisme slave - qui donnèrent naissance au complot des décabristes. Dans le complot décabriste de 1825, le gouvernement tzariste avait reconnu la main de la maçonnerie, et c’est précisément en cette circonstance qu’elle fut mise hors-la-loi en Russie (22). A supposer même que les sociétés secrètes auxquelles adhérait alors le jeune M. n’aient pas été maçonniques, une rencontre le mènera au Martinisme : la rencontre avec Oleszkiewick. “Personne n’aura sur lui une influence aussi forte que le polonais Josef Oleszkiewick, peintre, mystique, disciple de Saint-Martin, et qui sera le premier à initier M. à des expériences de vie plus profondément religieuses” (23). C’est ainsi que M. de voltairien devient martiniste, de rationaliste devient “mystique” ; il publiera en 1836 Zdania i uwagi (Sentences et observations), recueil de citations des œuvres de Böhme (24), Silesius et Saint-Martin (25). Or, avec Saint-Martin nous sommes en pleine maçonnerie, et même en plein cabalisme judaïque ! C’est dans ce milieu ésotérique, bien avant l’affiliation au mouvement de Towianski, qu’est enlisée la pensée de M. “fortement touché dans sa jeunesse par la mystique des sociétés secrètes, - doit admettre de Lubac - par Böhme ensuite dont il s’éprit à Dresde en 1832 (26), par les visions de Frédérique Wanner, par Swedenborg (27) par Baader et par Saint-Martin qu’il lut à Paris en 1833, mais aussi par Catherine Emmerich (...) et par les grands mystiques de la tradition chrétienne, surtout Denys (qu’il projette de traduire en polonais), il ressemble à un Joseph de Maistre qui serait plus proche des sources d’inspiration populaires, à un Lamennais qui serait demeuré fidèle” (p. 245). Vraiment, plus de Lubac cherche à excuser M., plus il en aggrave - involontairement - la situation, tellement il fait paraître claire la place qu’occupe M. parmi les penseurs les plus dangereux de l’ésotérisme “maçonnique-chrétien”.
Mickiewicz et les Juifs
“Il y a deux cents ans, le 24 décembre 1798, naissait à Nowogrodok en Biélorussie, non loin de Vilnius, la ‘Jérusalem de Lituanie’, Adam Mickiewicz, le plus grand poète polonais de tous les temps. (...) Ce fut un Européen et un homme très proche du judaïsme. (...) On dit qu’il avait des origines juives. En tout cas, il fut un philosémite sincère. Un jour, il protesta violemment, dans un salon littéraire parisien, en compagnie de Gautier, Musset et Hugo, contre l’antisémitisme ambiant en déclarant ‘S’il y a la moindre allusion contre les Juifs, je vous quitte immédiatement’. C’était un humaniste du XIXème siècle que les Juifs originaires de Pologne n’ont jamais oublié”. Ces lignes sont extraites d’un “hommage” à Mickiewicz qu’Actualité Juive (l’hebdomadaire de la Communauté juive française) a dédié à M. (n. 592, 31/12/1998, p. 25). Y a-t-il de quoi nous étonner ? Maçon martiniste, M. remonte inévitablement, par l’intermédiaire de Saint-Martin, à Martinez et à Böhme, et par ces derniers, à la Cabale. Mais, comme nous l’avons vu, l’influence du Judaïsme sur M. n’est pas seulement indirecte. Le philosémitisme de M. n’est pas ignoré non plus de de Lubac : “Le privilège unique de la révélation faite au peuple hébreu fut qu’elle préparait la révélation définitive [et jusque là, rien de plus catholique]. Mais une empreinte en est demeurée dans ce peuple, qui lui assigne encore un rôle pour l’avenir [et voilà la nouveauté, qui anticipe Vatican II et Jean-Paul II !]”. M. écrit : “L’homme du passé cherche... une vérité commode, une vérité facile, une vérité courtisane. Mais dans les contrées habitées par notre race [la Pologne] les parcelles de vérité qui nous arrivent ont été conquises à la sueur de l’esprit. Là demeurent des millions d’hommes appartenant à un peuple bien connu, à un peuple qui est l’aîné de l’Europe, l’aîné de tous les peuples civilisés, le peuple juif qui, du fond de ses synagogues, ne cesse depuis des siècles de pousser des cris auxquels rien dans le monde ne ressemble, de ces cris dont l’humanité a perdu la tradition. Or, s’il y a quelque chose qui puisse ramener sur la terre la vérité du ciel, ne serait-ce pas ces cris dans lesquels l’homme concentre et exhale toute sa vie ?” (p. 263). La “tradition” (28) a été perdue par tous (même par l’Église, si je comprends bien) ; il n’y a que la Synagogue à la reproduire sur la terre ! En 1848 M. qui a levé à Rome une “légion polonaise” pour combattre l’Autriche dans la première guerre d’indépendance italienne, compose pour elle un “Symbole politique polonais” en quinze brefs articles. Le dixième dit textuellement : “A Israël, notre frère aîné, respect, fraternité ; aide sur la voie vers son bien éternel et terrestre ; complète égalité de droits politiques et civils” (29). L’Encyclopedia Judaica ajoute d’autres éléments d’appréciation : “En cela [dans son philosémitisme] il subit l’influence du philosophe mystique Andrzej Towianski pour qui Juifs, Français et Polonais, forment ensemble une “nation choisie” et dont le nationalisme messianique s’inspirait de Mesmer, Swedenborg et la Kabbalah. C’est ainsi que dans le grand poème épique Pan Tadeusz (1834), œuvre maîtresse de M., le Juif idéalisé, Jankiel, est un ardent patriote polonais. Dans ses cours de langues et de littératures slaves alors qu’il était professeur au Collège de France à Paris (1840- 1844), M. s’efforçait de louer les Juifs et de les défendre contre leurs détracteurs. Dans un sermon fait à la synagogue de Paris à l’occasion du Jeûne du Neuvième de l’Av en 1845, il exprima sa sympathie pour les souffrances des Juifs et pour leurs aspirations concernant le pays d’Israël. Bien qu’il ait rêvé depuis des années de la conversion des Juifs au Christianisme, il fut très désappointé par les tendances à l’assimilation des Juifs français”. Après avoir rappelé l’épisode de 1848, l’Encyclopedia Judaica poursuit : “Lorsqu’éclata la guerre de Crimée en 1853, M. partit pour Constantinople afin d’aider à la formation d’un régiment polonais de combat contre les Russes. Il espérait y inclure des unités juives et s’était disposé à leur assurer le droit d’observer le Sabbath ainsi que toutes leurs autres obligations religieuses. Son second, Armand Levy, médecin-officier français, était un nationaliste juif, et il n’est pas à exclure qu’avec la création d’unités juives, les deux chefs aient pensé réaliser un premier pas vers la restauration de la nation juive sur sa propre terre. M. mourut subitement avant d’avoir pu accomplir sa mission à Constantinople”. Un catholique polonais qui bien avant Herzl et Vatican II prêche dans une Synagogue, appelle les Juifs “frères aînés” et prépare la création de l’État juif en Palestine (30) ! N’y a-t-il pas là de quoi laisser perplexe ? Mais il y a une explication...
Mickiewicz et le Frankisme
C’est encore Rocco Buttiglione qui nous la suggère - bien involontairement - en parlant de l’influence qu’eut sur Towianski, Slowacki et Mickiewicz un obscur “messie du judaïsme polonais du XVIIIème”, un certain Jacob Frank (31). L’Encyclopedia Judaica, à laquelle se réfère Buttiglione, est encore plus explicite : dans le drame intitulé Dziady (1832), M. “trace un portrait du futur sauveur de la Pologne, personnage en qui l’interprétation a cru voir l’auteur lui-même. Selon la vision de l’un des personnages, ce sauveur serait “un fils d’une femme étrangère ; son sang serait celui d’anciens héros ; et son nom serait Quarante-quatre. La mère de M., descendante d’une famille frankiste convertie, était une “étrangère” ; et son nom à lui, Adam, (אדם) si l’on omet le “A” non prononcé (א) a la valeur numérique 44. Ces notions cabalistes avaient été glanées dans les écrits du mystique français, Louis-Claude de Saint-Martin”. La même Encyclopédie, mais à la rubrique ‘Frank’, ajoute ce qui suit : “...Le poète lui-même témoigne clairement de cette affiliation [frankiste] (du côté de sa mère) (...) Les origines frankistes de M. étaient bien connues de la communauté juive de Varsovie dès 1838 (en témoigne le AZDJ de cette même année). Les parents de la femme du poète [Céline Szymanowska qu’il épousa en 1834] provenaient également de familles frankistes”. La mère et la femme de M. étaient donc issues de familles juives frankistes, comme nous le confirme le biographe de Jacob Frank, Arthur Mandel : “la fille de Maria [Szymanowska] (32), Céline, était l’épouse du grand enfant de la Pologne, le poète Adam Mickiewicz, lui aussi de descendance frankiste. Dans son œuvre Dziady (La fête des Ancêtres), un drame mystique entremêlé de motifs frankistes, Mickiewicz, par des allusions voilées, laisse entendre qu’il serait le Messie qui, à la tête de la Pologne et ‘de son frère aîné, le peuple juif, devrait mener l’humanité à la liberté, idée qui rappelle beaucoup Frank” (33). Ce qui est particulièrement significatif est le fait que Mickiewicz, de mère frankiste, mais né et baptisé dans la religion catholique, ait épousé en 1834 Céline Szymanowska, elle aussi catholique, mais fille de deux frankistes. Or l’endogamie est justement l’un des principes essentiels des frankistes : “Nous devons accepter pro forma cette religion nazaréenne - disait Jacob Frank - et l’observer méticuleusement pour paraître meilleurs Chrétiens que les Chrétiens eux-mêmes... Nous ne devons cependant épouser aucun des leurs (...) et en aucune façon nous mêler aux autres nations” (34). Soixante-dix-huit ans après le baptême de Frank et de leurs propres ancêtres, Adam Mickiewicz et Céline Szymanowska s’unissaient par les liens du mariage, respectant, de ce fait, les règles frankistes : pur hasard ?
Jacob Frank. Sa vie
Mais qui était Jacob Frank ? Notre histoire commence en 1665, lorsque toute la diaspora juive crut avoir trouvé en la personne de Sabbatai Zevi (1616-1676), un cabaliste de Smyrne, le Messie tant attendu (35). La déception fut grande lorsque l’année suivante, mis par le Sultan dans l’obligation de choisir entre la mort et l’apostasie, Sabbatai Zevi préféra apostasier et devenir musulman (septembre 1666). Pourtant nombreux sont ceux qui virent dans cette apostasie la confirmation paradoxale du caractère messianique de Sabbatai : c’était au moyen du péché que le Messie devait sauver le monde ! Pour imiter le “Messie”, de nombreux juifs apostasièrent à leur tour, tout en demeurant juifs en leur for intérieur comme Zevi. Ils sont à l’origine de la secte dite des Dunmeh (apostats) : “le général Kemal Atatürk, père de la Turquie moderne, était des leurs” (36). Un certain Lieb, aubergiste de Korolowska (Galicie, Pologne), quoique demeuré extérieurement juif, était lui aussi “sabbatien”. En 1726 devait lui naître un fils, le petit Jacob qui ne prit le nom de Frank que plus tard, à Salonique, siège des sabbatiens. C’est là qu’à son tour Jacob se proclamait Messie. En 1755 il repartait pour la Pologne. Les rabbins le déclarèrent alors hérétique et demandèrent à l’Église de le poursuivre comme tel : Frank repartit pour la Turquie, se fit (extérieurement) musulman, confirmant ainsi qu’il était la réincarnation de Sabbatai Zevi. De retour en Pologne il fit miroiter la possibilité d’une conversion au christianisme de lui-même et de 30.000 de ses disciples. Et en effet à la Cathédrale de Lvov, l’été 1759, puis en divers endroits de la Pologne, 20.000 frankistes se faisaient baptiser accédant ainsi au rang de la noblesse ; les autres, le plus grand nombre, restèrent juifs, tout en professant la doctrine de Frank. Le 18 novembre 1759, à Varsovie, Frank recevait lui aussi le baptême sous le nom de Joseph ; son parrain était le Roi en personne. Aux siens, Frank demanda le plus grand secret sur leurs vraies croyances, au Roi il demanda la permission de constituer une armée ainsi que l’attribution d’un territoire pour la fondation d’un état juif. Mais quelque chose transpira, et Frank fut relégué par l’Inquisition, dans une prison dorée, à Czenstokhova, qui “devint ainsi centre de pèlerinage pour les frankistes” (37). Treize ans plus tard, il était libéré par les russes. Entre-temps, “il commençait à préparer le terrain pour son successeur, Eve-Avatcha, sa fille, immortelle comme lui. C’est ainsi qu’Eve Frank devint une sorte de contrepartie de la Vierge noire de Czenstokhova, et à côté du culte de Marie s’institua un culte d’Eve, auquel Frank lui-même se soumettait” (38). Après sa libération, il se rendit en Moravie (Autriche), à Brünn, où habitait sa cousine Schöndl Hirschel (1735-1791), femme du riche monopoleur du tabac et fournisseur de l’armée, Salomon Dobrouschka (1715-1774). La cousine et dix de ses douze enfants se firent baptiser, adoptant des prénoms chrétiens et le nom de von Schönfeld ; mais ils n’étaient pas chrétiens : ils étaient frankistes ! En 1778 ils furent anoblis. Rebaptisé Franz Thomas von Schönfeld, Moïse Dobrouschka, l’un des fils de Salomon fut conseiller et banquier des empereurs Joseph II et Léopold II (au couronnement duquel assistait, dans les rangs des nobles, le “baron Joseph Frank-Dobrouschki”, Jacob Frank si l’on préfère). Mais ce Schönfeld (Moïse) était aussi à la fois membre de la secte des “Illuminés de Bavière” (qui préparaient une révolution égalitaire) et l’un des fondateurs de l’ordre maçonnique des “Frères asiatiques” (39) dont le Grand Maître était le fameux Prince Charles de Hesse-Cassel (1744-1836), beau-père du Roi de Danemark, et auquel adhéra le futur Roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II. Jacob et Eve Frank avaient eux aussi leurs entrées auprès des Rois : en 1775 ils étaient à la Cour de Marie-Thérèse et de Joseph II à Vienne, en 1783 et en 1813 ce sera les Romanov (Paul Ier et Alexandre Ier) qui rendront visite à Eve Frank. Enfin, J. Frank transféra sa cour à Offenbach, en Allemagne, au château du duc d’Isembourg (maçon et illuminé), où il vécut de 1788 jusqu’à sa mort en 1791. La Révolution française avait déjà éclaté, et Jacob Frank avait dit : “je suis venu libérer le monde de toutes les lois et de tous les commandements. Toute chose doit être détruite afin que le bon Dieu se révèle” (40).
Le frankisme et la révolution
Le frankisme survécut à Jacob Frank. Avant d’en résumer les croyances, voyons-en les conséquences. Mandel démontre que les frankistes ont donné leur appui, avec cohérence, à toutes les révolutions. Le cas du cousin et héritier de Frank est tout à fait symbolique : à la fois Moïse Dobrouschka pour les juifs, Franz Thomas von Schönfeld pour les chrétiens, Isaac ben Joseph pour les Maçons (41) et enfin Junius Brutus Frey pour les jacobins. Arrivé en 1792 en pleine France révolutionnaire qu’il qualifiait de “paradis sur terre”, blessé lors de l’assaut des Tuileries le 10 août, il finit guillotiné en compagnie de son plus jeune frère, de son beau-frère (l’ex-frère Chabot, “premier révolutionnaire d’Europe”) et de Danton en 1794, à Paris. Dans la liste du bourreau c’est encore sous un autre nom qu’il figure (un de plus, un de moins...) : Junius Eschine Portock. Aléas de la Révolution ! (42). Ce qui n’empêcha pas les frankistes de continuer à donner leur appui aux révolutions suivantes : on les trouve parmi les chefs des jacobins polonais dans la révolte de 1793-1795 ; on en trouve aussi un bon nombre parmi les généraux de Napoléon dont ils espéraient qu’il fonde l’état juif en Palestine (43) ; ils animent les révoltes polonaises de 1830 et de 1863 contre le Tzar (44). Le soutien juif et frankiste aux révoltes polonaises est particulièrement intéressant pour notre sujet, parce que Mickiewicz y fut personnellement impliqué, et le patriotisme polonais de Wojtyla en fut notablement influencé.
Jacob Frank. Sa pensée
Elle se situe dans le contexte de la Cabale (spécialement Zohar et Isaac Luria) et celui, moins éloigné, de l’interprétation qu’en donnait Sabbatai Zevi. Je résume le système de Zevi et Frank en suivant Gershom Scholem (45). “Selon Frank, le cosmos (tevel) (...) n’a pas été créé par le ‘Dieu vivant et bon’ (p. 200) lequel est le Dieu caché et impersonnel de la Cabale”. Le péché primordial d’Adam a fait tomber les étincelles divines (nitzotzot) dans la matière=le mal (kelipot) qui est particulièrement présent chez les gentils (p. 158) La mission du Messie Rédempteur, envoyé par le Dieu bon, consiste à délivrer les nitzotzot des kelipot. Pour ce faire, il doit descendre dans le domaine impur des kelipot pour les détruire. Plus il va loin dans l’impureté, mieux c’est ; pour ce faire il doit commettre les “actes étranges” (ma’ asim zarim). La Rédemption cosmique (tikkun) se réalise au moyen du péché : “c’est en violant la Tora qu’on l’accomplit” (bittulah shel Torah zehu kiyyumah) (p. 146) ; “Tu es béni, Seigneur notre Dieu, roi de l’univers, Toi qui permets ce qui est interdit” (p. 180). Les “pneumatiques”, les “spirituels”, les “extravagants”, les “maîtres de l’âme sainte” (p. 152) ne pèchent pas en commettant le mal, mais accélèrent paradoxalement la Rédemption. Les péchés préférés sont : la violation de la Tora de beriah (la loi de Moïse) pour la remplacer par la Tora de atzilut qui est son exact contraire ; les excès sexuels en tout genre, à l’image de l’union qui a lieu en Dieu entre la partie masculine et la partie féminine (p. 181-182) ; et enfin, l’apostasie. L’apostasie et le marranisme (du moins pour le Messie) sont nécessaires (p. 176), avec l’obligation conséquente du secret sur la vraie foi juive que le faux converti a conservée. “Se rappelant Sabbatai Zevi, ils pouvaient tolérer sa [de Frank] conversion à l’Islam, mais ils ne pouvaient pas avaler le baptême chrétien”. Mais Frank expliqua à ses disciples : “le baptême était un mal nécessaire, le point le plus bas de la descente dans l’abîme après lequel commençait l’ascension. (...) Le baptême devait être le commencement de la fin de l’Église et de la société et eux, les Frankistes, avaient été choisis pour en réaliser la destruction de l’intérieur ‘comme des soldats qui prennent d’assaut une ville en passant par les égouts’. Pour le moment le secret le plus absolu et la discipline la plus stricte étaient de rigueur, de même qu’une conformité méticuleuse aux préceptes et aux pratiques de l’Église afin de ne pas éveiller les soupçons. Mais tout en observant extérieurement les préceptes de l’Église catholique ils ne devaient jamais perdre de vue leur véritable but, ni oublier qu’ils étaient liés les uns aux autres” (46).
Souvent le Messie-marrane est vu comme une incarnation du Dieu bon (pp. 194-195). Dans les différentes émanations de ce dernier, Zevi était l’incarnation du “Saint des anciens jours”, Frank était celle du “Saint Roi”, la fille de Frank, Eve, était l’incarnation de la Shekhina. S’il y a un élément féminin en Dieu, il doit en être de même dans le Messie : “car elle [Eve Frank] est le vrai Messie ! C’est elle qui sauvera le monde” (Mandel, p. 107). La divine Sophia, la Gnose, est le “serpent sacré” du jardin de l’Eden (pp. 204-205) que l’on retrouve en commettant, comme nous l’avons vu, le “péché sacré”. Scholem lui-même, qui pourtant en est comme fasciné, qualifie cette doctrine de “satanique”. Cette doctrine est tout à la fois nihilisme (puisque tout doit être détruit), anoméisme (puisque ennemie de toute loi, de toute morale, de tout commandement et religion), ésotérisme (puisqu’il s’agit d’une doctrine “mystique” et secrète) et, enfin, elle est gnosticisme. La ressemblance avec les pires gnostiques (tels que Carpocrate) est impressionnante (p. 205-206). Cette ressemblance s’explique par l’origine juive et cabalistique de la gnose (47). Sur le plan social, le Frankisme envisageait un Sionisme sans Sion, c’est-à-dire la création d’un état juif, mais pas en Israël, (“territorialisme”), la destruction de la Religion, de l’Église et de l’État, et bien sûr la destruction de toute morale.
Conclusion
Parvenus au terme de notre étude, une conclusion s’impose. Et là il nous faut éviter de tomber, me semble-t-il, dans deux excès inverses. D’un côté, notre conclusion dépasserait les prémisses, si l’on affirmait une identité de pensée entre Adam Mickiewicz et Jacob Frank, et donc, a fortiori, entre celui-ci et Karol Wojtyla. Mais, de l’autre, nier toute influence de Frank sur Mickiewicz et de celui-ci sur Wojtyla serait encore moins réaliste, l’importance de ces influences réciproques demeurant une question ouverte. Après avoir rappelé les rapports plus qu’amicaux de sa jeunesse avec la communauté juive de Wadowice (48), et ceux, entretenus plus tard alors qu’il était évêque avec la communauté juive de Cracovie, Jean-Paul II déclare à Vittorio Messori : “Élu au Siège de Pierre, je conserve au fond de l’âme ce qui a des racines très profondes dans ma vie. A l’occasion de mes voyages apostoliques dans le monde, je cherche toujours à rencontrer les représentants des communautés juives. Mais la visite à la synagogue de Rome a été pour moi sans aucun doute une expérience tout à fait exceptionnelle. (...) Lors de cette visite mémorable, j’ai défini les juifs comme frères aînés dans la foi. Ces mots résument ce qu’a dit le Concile et ce qui ne peut pas ne pas être une conviction profonde de l’Église. (...) Ce peuple extraordinaire porte toujours en lui les signes de l’élection divine. (...) Il est vrai qu’Israël a payé bien cher son ‘élection’. C’est peut-être grâce à cela qu’il est devenu plus semblable au Fils de l’homme...” (49). Pour tous ceux qui, comme nos lecteurs, connaissent la pensée de Mickiewicz sur le peuple juif, l’influence de celle-ci sur Jean-Paul II est évidente, de même que l’influence sur Mickiewicz de ses propres origines juives.
C’est ainsi que la ‘piste’ Mickiewicz nous a menés à l’ésotérisme, à la maçonnerie, à la cabale. Elle n’est pas l’unique piste. Il en est d’autres que nous aurions pu suivre.... Celle par exemple de Mieczyslaw Kotlarczyk (un des maîtres directs de Wojtyla), qui nous amène à la Théosophie de Madame Blatvasky et à la tradition juive d’Ismar Elbogen, si l’on en croit le témoignage de M. Buttiglione (op. cit., p. 35, n. 3). On pourrait également parler de Husserl et de Scheler, de Soloviev et de Boulgakov (qui nous ramènent à la Sophia présente en Dieu), de Buber et de Levinas... et je me réserve de revenir sur ces thèmes. Mais il me semble avoir fait suffisamment de lumière sur l’origine historique et culturelle, peut-être même familiale, d’une des plus célèbres expressions de Jean-Paul II ; celle qui, pour reprendre le titre d’un livre du grand rabbin Toaff, fait des “juifs perfides” nos “frères aînés”.
Notes et références
1) H. DE LUBAC, La postérité spirituelle de Joachim de Flore. II. De Saint-Simon à nos jours. Lethielleux, Paris 1981, p. 281.
2) C’est le 29 octobre 1978 que Jean-Paul II s’est rendu au sanctuaire de la Mentorella, cf. La Documentation Catholique, 1978, pp. 958-959.
3) R. BUTTIGLIONE, Il pensiero di Karol Wojtyla, Jaka Book, Milano 1982, pp. 33 et 34 n. 2. ; en fr. : “La pensée de Karol Wojtyla”, Communio, Fayard, p. 37 et 38 note 2 “Dans un premier temps sous l’influence de leur milieu, tous les trois avaient quasiment perdu la foi ; Janski était même l’un des membres directeurs de l’école philosophique et sociale des saint-simoniens. Demeuré insatisfait dans sa recherche de la ‘vérité’ il abandonna la secte et à l’instigation du poète Adam Mickiewicz il fonda avec les deux autres la nouvelle société religieuse dont le propos était de soutenir la foi vacillante des émigrés et de réformer grâce à eux la nation toute entière” (Enciclopedia Cattolica, Città del Vaticano 1953, vol. X, col. 818, rubrique Resurrezionisti).
4) Pour nous limiter aux premiers temps du pontificat, Jean-Paul II a cité Mickiewicz dans le “Message aux polonais” du 23 octobre 1978 (DC n. 1752 du 19/11/78, p. 954), et deux fois lors de son premier pèlerinage en Pologne : le 3 juin 1979 à Gniezno (“Allocution aux jeunes”, DC n. 1767 (13) du 1/7/79, p. 613) et le lendemain à Jasna Gora (ibidem, p. 614).
5) DE LUBAC, op. cit., pp. 237-238, n. 5.
6) Ces notices biographiques, et les suivantes, sont extraites de l’Enciclopedia Cattolica, op. cit., VIII, coll. 964-965, rubrique Mickiewicz.
7) Cf. BUTTIGLIONE, op. cit., p. 38. Pour le texte de l’Encyclique, voir Enchiridion delle Encicliche, Dehoniane, Bologne 1996, vol. II, nn. 16-23.
8) H. DE LUBAC, op. cit., p. 265, n. 2, où M. est comparé à Maurice Blondel, Pierre Teilhard de Chardin et Hans Urs von Balthasar.
9) W. GODLEWSKI, Les Pèlerins de l’avenir, Mickiewski et Lamennais. Revue des sciences humaines, 1955 ; cf. H. de Lubac, op. cit., p. 240.
10) Sur Napoléon en tant que Messie des Juifs, voir A. Balleti, Gli Ebrei e gli Esrensi, Forin [1930] 1827, p. 241. Sur le mythe de Napoléon, qui reprend celui, plus ancien, du “grand empereur”, cf. DE LUBAC, op. cit., pp. 255-257, et aussi G. VANNONI, Le società segrete, Sansoni, Firenze 1985, pp. 165-170. Pour les révolutionnaires polonais existait un motif supplémentaire de vénérer Napoléon : ils voyaient en lui celui qui avait (provisoirement) “libéré” la Pologne des russes.
11) Enciclopedia Cattolica, op. cit., vol. XII, col. 394, rubrique Towianski.
12) “Au fort de la lutte Dieu fait résonner/ une immense cloche / Pour un Pape slave/ Il a préparé un trône.../ Attention, le Pape slave vient/ Un frère du peuple” (cité par BUTTIGLIONE, op. cit., p. 38).
13) E. ROSA, Une source ignorée du modernisme d’Antonio Fogazzaro, in Civiltà Cattolica, 1912, III, pp. 3-18 ; 1913, IV, p. 557 sv. Towianski eut des disciples en Italie, spécialement à Turin. Sur ces disciples, cf. ANNAMARIA SANI, Tra modernismo e pacifismo. Il carteggio Favero-Colombo, in Contributi e documenti di storia religiosa - Quaderni del Centro Studi ‘C. Trabucco’, n. 19/1993, Turin, pp. 39-68. Il y a même eu un évêque towianskiste, Mgr Luigi Puecher Passavalli (1820-1897) (et un sympathisant, Mgr Bonomelli), et tous les towianskistes étaient œcuménistes, collaborant même avec le pasteur vaudois et maçon Ugo Ianni (1865-1938), qui emprunta à Towianski la théorie de la métempsycose (cf. C. MILANESCHI, Ugo Ianni, pioniere dell’ecumenismo, Claudiana, Turin 1979, p. 113 et M. MORAMARCO, Nuova enciclopedia massonica, Bastogi, Foggia 1997, II, pp. 30-33). Entre autres disciples de Towianski il y eut aussi le patriote mazzinien Scovazzi, qui inaugura le buste de Mickiewicz au Capitole en 1879. Sur Towianski il existe aussi en Italie un livre que je n’ai pas pu consulter : A. ZUSSINI, Andrey (sic) Towianski. Un riformatore polacco in Italia, Dehoniane, Bologne 1970.
14) cf. DE LUBAC, op. cit., p. 254. Entre autres “nouveaux Montanistes” il y eut aussi Louis XVII, autrement dit Charles-Guillaume Naundorff (+ 1845) ; il avait fondé une église “catholique et évangélique”, ce pour quoi il fut condamné par Grégoire XVI.
15) M. écrit : “Il ne s’agit pourtant, qu’on le sache bien, ni de réformes, ni d’innovations, ni de révolutions religieuses, mais on s’attend à une nouvelle manifestation de l’esprit chrétien. Le papillon qui, au lever d’un soleil printanier, s’élève sous le ciel, n’est pas une chrysalide réformée, révolue ou innovée ; c’est toujours le même être, mais élevé à une seconde puissance de vie ; c’est une chrysalide transfigurée. L’esprit chrétien est prêt à sortir de l’Église catholique : seulement le clergé officiel n’a pas assez de lumière et de chaleur pour le faire éclore...” (cit. de DE LUBAC, pp. 268-269). Vatican II ne fut-il pas “le printemps de l’Église” et sa “nouvelle Pentecôte” ?
16) M. n’est pas le seul révolutionnaire à magnifier l’esprit prophétique du contre-révolutionnaire de Maistre ou à avoir été influencé par lui : pour ne citer que ceux-là, rappelons Saint-Simon et Enfantin (de Lubac, pp. 26-27 et 33), Comte (p. 32), Lamennais (p. 51), Buchez (p. 114), Laverdant (p. 300), l’occultiste abbé Constant alias Eliphas Levi (p. 325), Vintras, autre occultiste (p. 330), Ciezszkowski, déjà cité, ami de M., et pour lequel de Maistre est “le dernier des grands docteurs de l’Église” (p. 387), Tchaadaev (p. 397). Et on reste perplexe devant l’admiration que lui portait Baudelaire, l’auteur des Fleurs du mal. Certes, un écrivain n’est pas responsable des erreurs de qui l’admire, mais le fondement de cette étrange admiration, le lecteur le trouvera dans l’article de l’Abbé Nitoglia publié dans le prochain numéro.
17) La longue citation, qu’il m’a fallu tronquer, est du pur Péguy, comme le fait remarquer de Lubac. Péguy était un admirateur de M.
18) De Lubac en transcrit les parties essentielles aux pp. 458-463. Je résume à mon tour ce qu’en donne de Lubac à la p. 270.
19) On sait la vénération dont fait l’objet, dans les loges maçonniques, saint Jean - par opposition à saint Pierre - comme modèle d’Église mystique et spirituelle. “Joachim de Flore mettait au-dessus de tous les autres saints l’Apôtre bien-aimé de Jésus. Il lui appliquait la parole du psalmiste : ‘tu ne laisseras pas ton saint subir la corruption’. Pas plus que celui de la mère de Jésus, le corps de Jean n’avait été mis en terre (...) Sans retenir habituellement ce trait, la postérité de Joachim de Flore fit, on l’a vu, constamment appel à saint Jean. C’est ainsi que Krasinski recourt encore à lui, dans sa ‘Nuit de Noël’, pour lui confier l’héritage de Pierre, et l’on aura remarqué que dans son récit ‘le vieillard des vieillards’ est Pierre, tandis que Jean, ‘l’homme vêtu de pourpre’, apparaît comme un jeune chef, maître de l’avenir. Dans la Franc-Maçonnerie, à laquelle appartinrent beaucoup de personnages qui forment depuis le XVIIIème siècle la trame de notre histoire, saint Jean tient fréquemment aussi une place d’honneur” (DE LUBAC, op. cit., pp. 283-284, expose dans les pages suivantes le rôle que la maçonnerie attribue à saint Jean). Il existe un courant analogue chez certains “traditionalistes” actuels, qui attendent le retour de saint Jean, toujours vivant selon eux, pour résoudre la “crise de l’Église” !
20) La confrontation de cette citation de M. Avec les dernières paroles de l’œuvre de Joseph de Maistre, Du Pape, peut être utile.
21) Sur les Philalèthes, maçonnerie de tendance occulto-martiniste, cf. A. BARRUEL, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1818), D.P.F., Chiré 1973, vol. II, pp. 314, 318, 414 ; A. MACKEY, Encyclopedia of Freemasonry, éd. revue et corrigée de 1953, Masonic History Company, Chicago, vol. II, p. 771 ; L. TROISI, Dizionario Massonico, Bastogi, pp. 166-167 ; A. MELLOR, Dictionnaire de la Franc-maçonnerie et des francs-maçons, Belfond, 1971-1979, p. 184 ; MOROMARCO, op. cit., vol. I p. 373 , selon lequel les loges dissoutes de Martinez de Pasqually se fondirent dans les Philalèthes ; N. BERBEROVA, Les Francs-maçons russes du XXème siècle, Noir sur blanc/Actes sud, 1990, p. 24 qui nous dit comme pour les Philalèthes russes “les manifestations de l’au-delà étaient leur principale occupation” : point commun avec Towianski et Mickiewicz essentiellement occupés à dialoguer avec les Esprits (cf. Par ex. de Lubac, pp. 262, 250, etc. Pour ce qui concerne M. ce trait se trouve déjà dans son œuvre maîtresse Dziady [Les Aïeux] de 1821-1822).
22) BERBEROVA, op. cit., p. 15. MACKEY (op. Cit., vol. 2, pp. 893-894), qui reconnaît l’affiliation maçonnique des décabristes, écrit que déjà le 1er août 1922, Alexandre Ier, préoccupé par la situation polonaise, avait dissout toutes les sociétés secrètes.
23) Enciclopedia Italiana (Treccani), rubrique Mickiewicz.
24) Jacob Böhme (1575-1624), l’un des plus grands cabbalistes “chrétiens” (il était protestant). A cheval sur le XVIIIème et le XIXème siècle, ses écrits devinrent la principale source d’inspiration de la maçonnerie “mystique” et romantique. Sur lui, cf. P. JULIO MEINVIELLE, De la Kabale au progressisme, 1970 ; et DE LUBAC, op. cit., vol. I, pp. 218-225. Böhme est un partisan de la théorie de l’élément féminin dans la divinité, comme le seront plus tard Soloviev et... Jean-Paul II.
25) Sur Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), le ‘philosophe inconnu”, je ne m’étendrai pas puisque l’Abbé Nitoglia en traitera exhaustivement dans son article sur Joseph de Maistre ésotérique ? Les deux “maîtres” de Saint-Martin, Martinez de Pasqually et Böhme (lequel fut initié par Madame Boeklin) nous conduisent tous deux à la Cabale. 26) De Lubac écrit en note : “Le Voile d’Isis [la revue dans laquelle écrivait René Guénon] a publié en avril 1930, n. 124, pp. 269-286, divers passages de M. sous ce titre : ‘Le système de Jacob Böhme’”. A Dresde, M. Séjourna vers les années 1829-30, et ensuite en 1832. A l’occasion de son premier séjour, M. passa aussi à Weimar, où il se lia d’amitié avec le poète (Rose-croix et ex-Illuminé de Bavière !) Goethe (cf. de Lubac, p. 248).
27) Emmanuel Swedenborg, dit “le mage du nord” (1668-1722). Comme Towianski et M., et plus qu’eux, Swedenborg “parlait” quotidiennement avec les “anges”, esprits et “défunts”. “Dès le lendemain de sa mort, nombre de Loges l’adoptèrent, telles, à Paris, la loge des ‘Amis réunis’, puis le ‘Régime des Philalèthes’ ou Chercheurs de la vérité. Sa doctrine y était mélangée avec celles de Böhme, de Martinez de Pasqually et d’autres” (DE LUBAC, vol. I, p. 263). 28) Naturellement M. accorde une grande valeur à la “tradition” : “Il n’y a pas de religion sans une institution qui la maintienne ; il n’y a pas d’institution vraiment vivante sans la tradition : c’est-à-dire sans une série d’hommes qui ‘tradunt’, qui transmettent de main en main la vérité”. “L’Esprit fait vivre l’Église et agit par la tradition” (cité par DE LUBAC, pp. 263 et 265). Mais de quelle “tradition” parle-t-il ? 29) Cf. DE LUBAC, op. cit., p. 280. Cf. Encyclopedia Judaica, Macmillan, New-York-Jérusalem 1971, vol. VII, col.1501, rubrique M. En plein milieu des événements convulsifs de la révolution de 1848, le “Symbole” de M. obtint même l’autorisation de la censure ecclésiastique, et ce, grâce au Père Ventura (1792-1861), lui aussi traditionaliste disciple de Lamennais, qui la même année vit son nom finir à l’Index en compagnie de celui de M.. Par la suite, en 1849, Ventura adhéra à la République romaine de Mazzini, passant ainsi de la “Contre-révolution” de de Maistre et de Bonald, ses premiers maîtres, à la “Révolution” libérale et démocratique de Lamennais.
30) N’oublions pas en effet qu’Israël était alors sous la domination turque. L’intervention de la brigade judéo-polonaise aux côtés de la Turquie contre la Russie aurait pu faire obtenir aux juifs de la part des turcs une certaine forme de cession de la Palestine.
31) R. BUTTIGLIONE, op. cit., p. 45, note 8.
32) Célèbre pianiste, chantée par Goethe, qui était tombé amoureux d’elle et de sa soeur Casimire. Les deux soeurs s’appelaient Wolowski, et étaient petites filles de Shlomo Schorr, Wolowski de son nom de baptême (‘boeuf’ en hébreu se dit shor, et en polonais wol), assistant de Frank. Maria Wolowska épousa un autre frankiste, Joseph Szymanowski, général napoléonien (Mandel, p. 98) ; ils étaient les beaux-parents de M. (Mandel, p. 151). Les deux frères Schorr-Wolowski (Franz-Shlomo et Michael-Nuta) étaient les membres les plus anciens de la secte (Mandel, p. 160) et fils du rabbin Elisha Schorr. “Interrogés par un tribunal rabbinique, certains Frankistes admirent avoir eu des rapports sexuels avec des femmes mariées en présence et avec la permission de leurs maris tandis que d’autres confessèrent des rapports incestueux. Un exemple probant en est donné, bien avant l’arrivée de Frank, par la famille du rabbin de Rohatyn, Elisha Schorr, dont la fille Hanna, une espèce de prêtresse frankiste, articula en état d’exaltation sexuelle des passages entiers du Zohar, la Bible cabalistique” (Mandel, p. 56).
33) A. MANDEL, Il Messia militante, Arché, Milano 1984, pp. 151-152. Les sources de Mandel sur les rapports de M. avec le frankisme sont : MIESES, Polacy-Chrzescijanie pochodzenia zydowskiego (Polonais chrétiens d’ascendance juive), vol. II, p. 119 s. ; DUKER, Some cabbalistic and frankist elements in Mickiewicz’ Dziady, in Studies in Polish Civilsation, 1966, pp. 213 s. ; SCHEPS, Adam Mickiewicz, ses affinités juives.
34) A. MANDEL, op. cit., p. 86.
35) Sabbatai Zevi eut beaucoup de succès chez les marranes hispano-portugais. Sur cette question cfr. YOSEF HAYIM YERUSHALMI, Dalla corte al ghetto. La vita, le opere, le peregrinazioni del marrano Cardoso nell’Europa del Seicento ; Garzanti, Milano, 1991, chapitre VII. L’auteur voit aussi une corrélation entre Sabbatisme et Sébastianisme (pp. 273-276). Selon cette dernière forme de messianisme (Pessoa en était un adepte) le Roi portugais Sébastien, mort en 1578, devait revenir pour sauver son peuple de la domination de la couronne d’Espagne. Et c’était les marranes portugais qui entretenaient cette légende, soutenus en cela par l’”apôtre du Brésil”, le jésuite Antonio Vieira, qui en 1666 justement avait annoncé le retour de Sébastien pour l’année même (p. 273). Ami des marranes et ennemi de l’Inquisition, Vieira fut tenu incarcéré par cette dernière pendant trois ans (1665-1667) (cf. C. ROTH, Histoire des marranes, Liana Levi, 1992, pp. 271-275). La similitude entre le messianisme national portugais et le messianisme national polonais est frappante ; les deux espèces de messianisme venaient tous deux du judaïsme, qui eut au Portugal un rôle de première importance (rappelons que c’est aux complots des marranes que la dynastie des Bragances doit d’avoir obtenu pour le Portugal en 1640 l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne (cf. Roth, op. cit., p. 86 et 269).
36) A. MANDEL, op. cit., p. 99.
37) A. MANDEL, op. cit., p. 103.
38) A. MANDEL, op. cit., p. 107.
39) A. MANDEL, pp. 126-127. Sur l’ordre des “Frères Asiatiques” ou “Frères de saint Jean évangéliste d’Asie en Europe”, voir aussi : Jacob Katz, Juifs et franc-maçons en Europe, Cerf, Paris 1995, pp. 49-94.
40) A. MANDEL, op. cit., p. 156.
41) KATZ, op. cit., p. 63.
42) “Gershom Scholem considère Frey comme une personnalité hors du commun et comme un vrai frankiste : moitié juif et moitié chrétien ; moitié cabaliste et moitié réformateur ; moitié jacobin et moitié espion, il finit victime de ses propres machinations emportant son secret avec lui dans la tombe” (A. MANDEL, op. cit., p. 210).
43) A. MANDEL, op. cit., pp. 161-163.
44) A. MANDEL, op. cit., pp. 66 et 98-99.
45) G. SCHOLEM, Le messianisme juif, Calmann-Lévy, 1974.
46) A. MANDEL, op. cit., p. 85.
47) Cf MEINVIELLE, op. cit., ch. I ; E. Peterson, origines de la gnose, dans l’Enciclopedia Cattolica, vol. VI, col. 879-882, rubrique Gnosi.
48) A ce propos, on peut consulter le livre de GIANFRANCO SVIDERCOSCHI, Lettera a un amico ebreo. La storia semplice e straordinaria dell’amico ebreo di Karol Wojtyla, Mondadori, Milano 1993. Le texte de Mickiewicz sur les juifs “frères aînés” est cité à la p. 32.
49) Jean-Paul II avec Vittorio Messori, Varcare la soglia della speranza, Mondadori, Milano, 1994, pp. 111-112.