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Le cardinal Rampolla était-il franc-maçon ?

 

Par M. l’abbé Francesco Ricossa

Note : cet article a été publié dans la revue Sodalitium n°62

Mariano Rampolla del Tindaro (1843-1913) était nonce pontifical en Espagne lorsque Léon XIII le créa cardinal et le prit pour Secrétaire d’État (1887) ; le cardinal Rampolla remplit cette charge délicate jusqu’à la mort de Léon XIII, en 1903. Au conclave ouvert avec la mort du Pontife, l’Empereur d’Autriche François-Joseph opposa son veto, par l’intermédiaire du cardinal archevêque de Cracovie, Puzyna, à l’élection du Cardinal Rampolla au Siège pontifical. Sous le pontificat de saint Pie X, Rampolla, remplacé par le cardinal Merry del Val à la charge de secrétaire d’État, continua à exercer ses fonctions dans les diverses congrégations romaines dont il faisait partie (entre autres comme secrétaire de la congrégation du Saint-Office). Il était considéré comme un successeur possible de saint Pie X, mais il mourut moins d’un an avant le saint Pontife. C’est Mgr Della Chiesa, élève et collaborateur de prédilection du cardinal Rampolla, qui fut élu ; il prit le nom de Benoît XV (1).

 

Dans les milieux dits “traditionalistes” (2) l’opinion commune, considérée quasiment comme certitude historique indubitable, est que le cardinal Rampolla était en réalité affilié à la maçonnerie. Dans cet article je me demande si cette opinion est fondée, et sur quels arguments et documents on peut éventuellement s’appuyer pour montrer ensuite ce que fut, à mon avis, le vrai tort de l’“école” du cardinal Rampolla, surtout durant et après le pontificat de saint Pie X.

 

Cet article est en parfaite continuité avec ce que Sodalitium a déjà écrit en d’autres occasions (n° 19/1989, pp. 30-44 ; n°49/1999, éditorial), preuve qu’en une matière aussi importante et délicate que celle des infiltrations maçonniques dans l’Église, notre revue suit avec cohérence et sérieux une ligne d’équilibre.

 

Infiltrations maçonniques dans l’Église

Certes, ce n’est pas irrévérence que de se poser une semblable question à propos d’un prince de l’Église, ce que fut, sans aucun doute, le cardinal Rampolla. Dans un ancien numéro de Sodalitium (n° 36, pp. 44-58), j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les événements ayant influé sur plusieurs conclaves du XVIème siècle ; l’hérésie de Valdès y avait plus ou moins influencé de nombreux cardinaux (parmi les plus connus, les cardinaux Pole et Morone) et c’est à quelques voix près qu’ils ne furent pas élus. C’est précisément en cette circonstance que le Pape Paul IV (qui avait fait incarcérer le cardinal Morone pour hérésie et prévoyait la possibilité de son acquittement sous un pontificat ultérieur, comme cela se passa effectivement) promulgua en 1559 la fameuse Bulle Cum ex apostolatus (cf. Sodalitium it. n° 14 ; n° 41 fr., p. 40. Forts dans la Foi n° 42, 1976, pp. 405 et ss) avec l’intention de barrer la route lors d’un futur conclave au cardinal Morone ou à d’autres suspects d’hérésie. La caractéristique intéressante de l’hérésie de Jean Valdès, marrane espagnol, est qu’elle postulait la nécessité du “nicomédisme”, c’est-à-dire de rester à l’intérieur de l’Église tout en cachant le plus possible ses positions personnelles et d’en opérer de l’intérieur la réforme. Quatre siècles plus tard, le modernisme adoptera le même modus operandi.

 

Après la fondation de la maçonnerie moderne (Londres 1717), les prélats, de hauts prélats même, furent nombreux à s’affilier à la secte malgré la condamnation et l’excommunication fulminées par les Souverains Pontifes Clément XII (lettre apostolique In eminenti, 1738) et Benoît XIV (constitution Providas, 1751).

 

Par la suite, la presse catholique n’a jamais manqué de dénoncer ce que l’abbé Emmanuel Barbier appellera les “infiltrations maçonniques dans l’Église”, du titre de l’un de ses livres couronné de succès et loué par l’épiscopat catholique. Je me limiterai à rappeler quelques écrits et faits documentés parmi les plus notoires.

 

En 1859, Jacques Crétineau-Joly (1803-1875) faisait éditer, avec un Bref de félicitation de Pie IX, son ouvrage L’Église romaine face à la Révolution. Ce livre est le fruit de nombreuses recherches archivistiques demandées à l’auteur par les Souverains Pontifes Grégoire XVI et Pie IX eux-mêmes. Y sont entre autres publiés des documents de la Haute Vente dans lesquels était exposé un projet d’infiltration du clergé catholique par la franc-maçonnerie, visant à gagner à sa cause jusqu’au Siège de Pierre : “Nous devons arriver (…) au triomphe de l’idée révolutionnaire au moyen d’un Pape”. “Ce que nous devons demander, ce que nous devons chercher et attendre, comme les Juifs attendent le Messie, c’est un pape selon nos besoins”. Pour prêcher “une révolution en tiare et en chape” tendez vos filets (…) tendez-les au fond des sacristies, des séminaires et des couvents”.

 

En 1904, Mgr Henri Delassus (1836-1921) publiait son ouvrage Le problème de l’heure présente, avec l’approbation de nombreux évêques et même du cardinal secrétaire d’État du Pape Pie X, Merry del Val. Dans ce livre, l’auteur reprenait le thème de Crétineau-Joly (tome I, chapitres XXII-XXIV), définissant cette tentative d’infiltration jusqu’au Siège de Pierre “suprême attentat” contre l’Église.

 

En 1910, l’abbé Emmanuel Barbier (1851-1925) publiait, avec l’encouragement de six archevêques ou évêques français, ses Infiltrations maçonniques dans l’Église. Ce sont les années de l’hérésie moderniste condamnée par saint Pie X, et l’abbé Barbier rapporte entre autres des passages inquiétants du livre d’Antoine Fogazzaro mis à l’index en 1906, Il Santo [Le Saint]. Ce Saint des modernistes, qui porte le nom de Benoît, se propose une révolution générale de l’Église à partir de l’intérieur. “Nous sommes un certain nombre de catholiques – c’est Giovanni Selva, personnage du roman, qui parle – en Italie et hors de l’Italie, ecclésiastiques et laïcs, qui désirons une réforme de l’Église. Nous la désirons sans rébellion, opérée par l’autorité légitime. Nous désirons des réformes dans l’enseignement religieux, des réformes dans le culte, des réformes dans la discipline du clergé, des réformes aussi dans le suprême gouvernement de l’Église. Pour cela, nous avons besoin de créer une opinion qui amène l’autorité légitime à agir selon nos vues, ne serait-ce que dans vingt ans, dans trente ans, dans cinquante ans” (il en aura fallu 60…). Pour Fogazzaro, cette coterie devait être secrète, “une maçonnerie catholique” (3). À qui craignait que le Pape ne pêche des poissons cachés et ne les mette à la casserole, il était répondu que lorsque la pêche aurait fait venir à la surface “des laïcs importants, des prêtres, des moines, des évêques, peut-être des cardinaux”, le pêcheur, épouvanté, laisserait retomber à la mer hameçon et prises.

 

La situation était particulièrement délicate en France où, en 1905, le gouvernement de la Troisième République, étroitement contrôlé par la franc-maçonnerie, avait déclaré la séparation de l’Église et de l’État et dénoncé le Concordat de 1801. Il en est peu qui savent que le prétexte et l’occasion de ces mesures furent fournis par la destitution (1904) de Mgr Albert Léon Marie Le Nordez (1844-1922) de son siège épiscopal de Dijon, parce qu’il était suspecté d’être affilié à la franc-maçonnerie, au point que ses séminaristes refusaient de recevoir les Ordres Sacrés de ses mains.

 

La mort de saint Pie X et la guerre mondiale opérèrent un profond changement non seulement dans la société temporelle, mais aussi dans l’Église. Au déclin des catholiques intégraux, qui tenaient haut la bannière de la lutte contre le modernisme et la maçonnerie, correspondit la renaissance d’un néo-modernisme, sournois par définition, dans les domaines biblique, œcuménique, liturgique et social, à partir des années vingt. Il en fut de même côté maçonnerie : un lent mais constant progrès d’infiltration de la secte débuta aussi, à travers discussions et rencontres entre représentants du clergé (surtout jésuites) et représentants des loges ; le dialogue aboutira le 25 janvier 1983, date de la ‘promulgation’ du nouveau code de droit canon par Jean-Paul II, à la suppression de l’excommunication des francs-maçons prévue par le canon 2335 de l’ancien code. Les écrits consacrés au “dialogue” avec la franc-maçonnerie sont nombreux, tant du côté ‘catholique’ que du côté franc-maçon ; nous nous contenterons ici de citer les œuvres très connues du prêtre paulinien Rosario Esposito : Le grandi concordanze tra Chiesa e Massoneria [Les grandes concordances entre Église et franc-maçonnerie] (Nardini 1987) et Chiesa e Massoneria. Un DNA comune [Église et franc-maçonnerie. Un ADN commun] (Nardini 1999) où l’on trouvera matière abondante ainsi qu’une riche bibliographie sur le sujet ; les mises en garde ne firent pas défaut non plus, dès l’époque du Concile, dans les écrits par exemple de Pierre Virion et de Léon de Poncins (4). Je me contente ici de résumer des choses bien connues. Le dialogue entre certains membres du clergé catholique et des dignitaires de la secte maçonnique avait déjà commencé bien avant le Concile Vatican II. Rappelons seulement les cas les plus connus et importants : en 1928, le Père Gruber, jésuite, ouvre le dialogue avec le dignitaire maçon Ossian Lang ; dans les années trente, le jésuite français Berteloot avec la Grande Loge de France (A. Lantoine) ; le Père Berteloot met en contact le Nonce Angelo Giuseppe Roncalli avec le baron Yves Marsaudon auquel Mgr Roncalli dira de rester dans la maçonnerie ; en 1952, le cardinal Innitzer, archevêque de Vienne, reçoit Bernard Scheichelbauer, Grand Maître de la Grande Loge de Vienne. Le Concile Vatican II opère, dans ce domaine aussi, un tournant décisif par rapport au passé. Tout d’abord, il n’est pas inutile de rappeler les rapports entre la Loge juive du B’naï B’rith et Jean XXIII. Jules Marx Isaac, membre du B’naï B’rith, obtint de Jean XXIII un engagement à revoir la position catholique sur ses rapports avec le judaïsme (cf. Sodalitium nn° 40 et 41). Jean XXIII confia au cardinal Bea, mis à la tête du Secrétariat pour l’union des chrétiens (cf. Sodalitium n° 38) les relations avec la puissante maçonnerie juive ; la déclaration conciliaire Nostra Ætate (28 octobre 1965) sera le fruit (initial) de cette collaboration. Dès lors le B’naï B’rith est régulièrement reçu au Vatican (y compris par Benoît XVI-Ratzinger). Dans ses colloques avec le nonce Roncalli, le “frère” Marsaudon avait demandé l’abolition de la discipline ecclésiastique contre la crémation ; la demande fut immédiatement exaucée par Paul VI en 1963. Durant la session conciliaire l’évêque de Cuernavaca, au Mexique, Sergio Mendez Arceo, demanda la modification de la discipline ecclésiastique sur la franc-maçonnerie. “… Les déclarations Dignitatis humanæ et Nostra Ætate, approuvées par le Concile œcuménique Vatican II – écrit Roberto Fabiani, lui aussi franc-maçon – avaient été élaborées par des prélats qui fréquentaient des loges maçonniques. Oui, car le fait que dans les temples de la franc-maçonnerie siègent des dignitaires de l’Église catholique n’était pas du tout une légende ni matière à pamphlet comme beaucoup le croyaient ou l’espéraient, mais répondait à la pure vérité. Et de ces prélats-maçons, le plus autorisé avait la stature, la dimension culturelle et l’ouverture d’esprit du cardinal Franziskus König, archevêque de Vienne” (5) et personnage de premier plan au Concile même. Les années soixante et soixante-dix virent le développement, dans le climat post-conciliaire, de très nombreuses rencontres entre ecclésiastiques et dignitaires francs-maçons. Le Père Esposito rappelle le cas de onze cardinaux : Cushing, Cooke, Cody, König (pour lequel on parle d’initiation maçonnique dans la Loge Giustizia e Libertà de l’Orient de Rome, dans l’obédience de la Piazza del Gesù) (6), Etchegaray, Alfrink, Feltin, Marty, Krol, Brandâo Videla et Lorscheider ; pour ce qui est des évêques ils sont encore plus nombreux ; certains d’entre eux (par exemple Pézeril, Joyce, Pursley) parlèrent en Loge, tandis que Brandâo Videla alla jusqu’à y célébrer la “Messe” et fut gratifié par la Loge d’une haute décoration ! (tout comme le cardinal Arns).

 

Dans le dialogue avec la maçonnerie se distinguèrent certains prêtres qui, selon Esposito, avait un accès facile auprès de Paul VI : tel fut le cas du Père Riquet, jésuite, et de l’abbé Miano, salésien, membre du Secrétariat pour les non-croyants, Secrétariat dirigé justement par le cardinal König.

 

Le dialogue aboutit aussi à quelques décisions officielles qui autorisaient, quoique dans certains cas particuliers, la double appartenance à l’Église catholique et à la franc-maçonnerie. Le premier document sur ce sujet est la décision de la Conférence épiscopale scandinavo-baltique d’octobre 1966. En février 1968, c’est la Congrégation pour la doctrine de la Foi elle-même, avec à sa tête le cardinal Seper, qui effectue une enquête auprès de l’épiscopat catholique en vue d’une révision de la discipline sur la maçonnerie. Les conférences épiscopales sont treize à répondre, toutes substantiellement favorables à cette révision ; d’ailleurs les prescriptions du code de droit canon ne sont déjà plus du tout observées, répond au cardinal Seper le cardinal König qui prépare sa réponse en collaboration avec le haut dirigeant de la maçonnerie autrichienne Kurt Baresch (texte et histoire dans Esposito, Chiesa e massoneria. Un DNA comune, pp. 204-218). Le Secrétariat pour les non-croyants, dirigé par le cardinal König, entreprit alors un dialogue officiel confié au secrétaire, l’abbé Vincenzo Miano, salésien, et à deux experts tels que le Père Caprile sj et le Père Esposito ssp : les “conversations catholico-maçonniques de Rome et d’Ariccia”, tenues avec les maçons Gamberini, Ascarelli et Comba, durèrent de 1969 à 1977. Entre-temps la lettre du 19 juillet 1974 du cardinal Seper, de la Congrégation pour la doctrine de la Foi, au cardinal Krol, président de la Conférence épiscopale nord-américaine, sanctionnait l’ouverture et le changement, de fait, de la loi de l’Église, en admettant la double appartenance à l’Église et à la maçonnerie, quoiqu’en des circonstances déterminées seulement. La lettre “libératrice” du cardinal Seper eut des répercussions dans diverses Conférences épiscopales qui l’appliquèrent à leurs pays respectifs : depuis celle de l’Angleterre et du pays de Galles (1974), jusqu’à celle du Brésil (1975) et de Saint-Domingue (1976). L’aboutissement de ce dialogue fut le nouveau Code de droit canon (25 janvier 1983), qui “abroge” l’excommunication des maçons prescrite par Clément XII en 1738 et renouvelée jusqu’alors par tous ses successeurs. Le scandale provoqué par la suppression de l’excommunication, et déjà par les rencontres que nous venons de décrire auparavant, avait provoqué cependant une réaction partielle dès 1980 (déclaration de la conférence épiscopale allemande contre la double appartenance) qui aboutit à l’intervention de la Congrégation pour la doctrine de la Foi (cardinal Ratzinger) du 26 novembre 1983 dans laquelle il est affirmé que si l’excommunication est supprimée, l’interdiction d’affiliation à la maçonnerie reste en vigueur et les francs-maçons ne peuvent donc pas s’approcher de la Sainte Table. Que s’était-il passé dans l’intervalle ? On ne peut exclure que sur le revirement partiel de la Congrégation de la Foi ait influé le scandale causé par les dénonciations de la part de nombreux journaux (tels que le bimensuel antimoderniste Sì sì no no dirigé par l’abbé Francesco Putti, et puis L’Osservatore politico, avec sa fameuse liste Pecorelli, du nom de son directeur et journaliste franc-maçon – assassiné par la suite – et publiée dans le n° du 12 septembre 1978) ; était dénoncée l’affiliation à la franc-maçonnerie de nombreux ecclésiastiques de renom tels que les cardinaux Baggio, Pellegrino, Marchisano, Poletti et Villot (ces deux derniers démentirent) ainsi que Mgr Bugnini, auteur principal de la réforme liturgique, éloigné de la Curie romaine suite à ce scandale et envoyé en “exil” à la nonciature d’Iran (7). Le scandale de la Loge maçonnique P2 de Licio Gelli eut probablement une influence plus grande encore. À cette Loge P2 appartenaient en effet d’insignes représentants de la finance “catholique”, tels que les banquiers Calvi et Sindona (tous deux objets d’une enquête judiciaire, puis tragiquement et mystérieusement décédés), ainsi que l’ami intime et collaborateur du cardinal Lercaro, Umberto Ortolani ; il n’est pas jusqu’à l’Institut pour les œuvres de religion du Vatican (IOR), et son président l’évêque Mgr Marcinkus qui n’aient été impliqués par tout cela dans les enquêtes des juges italiens (8). Les vicissitudes de la Loge P2 remirent au premier plan de l’actualité les questions liées à l’affiliation de prélats catholiques à la franc-maçonnerie : “problème épineux” pour reprendre les paroles du Père Esposito dans le chapitre X (Le clergé franc-maçon) de son ouvrage déjà signalé, Le grandi concordanze tra Chiesa e Massoneria [Les grandes concordances entre Église et maçonnerie]. Selon Esposito qui cite une vaste bibliographie, on aurait des documents prouvant l’affiliation de certains cardinaux (De Bernis, Delci (9), de Rohan, von Trautmansdorf-Vysberg et Brancaforte, tous du XVIIIème siècle) et d’une cinquantaine d’évêques ou archevêques, presque tous remontant à des époques désormais lointaines… ce qui n’exclue pas des appartenances plus proches de nous, mais que le Père Esposito, spécialiste et maçonnophile, préfère ne pas révéler. Cependant à la mort de Paul VI, la situation était telle que le Grand Maître du Grand-Orient d’Italie, Giordano Gamberini (par ailleurs également vaudois et “évêque” gnostique) écrivait de Paul VI dans la Rivista Massonica [Revue Maçonnique] (juillet 1978) : “pour nous c’est la mort de celui qui a fait tomber la condamnation de Clément XII et de ses successeurs : autrement dit, c’est la première fois – dans l’histoire de la franc-maçonnerie moderne – que le chef de la plus grande religion occidentale meurt en état de non hostilité avec les francs-maçons. Et pour la première fois dans l’histoire les francs-maçons peuvent rendre hommage à la sépulture d’un Pape, sans ambiguïté ni contradiction”. Pour le Père Esposito, qui répondit à Gamberini dans le numéro d’août de la Revue maçonnique, “Il” (Paul VI) “aurait apprécié” l’hommage du Grand Maître : “Aucun geste n’a jamais exigé autant de courage – écrit encore le prêtre paulinien – que celui qui devait être à la base de la réforme – du retournement – des rapports entre Église catholique et franc-maçonnerie”. Retournement prévu, semble-t-il, de longue date : “Le Père dominicain Félix A. Morlion, bien connu comme fondateur de l’Université internationale ‘Pro Deo’ [l’actuelle LUISS, n.d.a.] et activités collatérales, (…) me confiait un jour qu’il avait parlé avec G.B. Montini, Mgr à l’époque, des rapports désastreux entre Église catholique et franc-maçonnerie. Montini lui déclara : ‘Une génération ne passera pas, que la paix ne soit faite entre les deux sociétés’. J’avais déjà fait allusion à l’épisode, sans donner cependant le nom du Pontife, dans un article publié dans Vita Pastorale du mois de décembre 1974. Maintenant que le Pontife est décédé, il n’y a plus aucun motif pour continuer à maintenir le secret. Et la prévision – j’allais dire : la décision – s’est pleinement vérifiée ; la rencontre avec Morlion ne dut pas avoir lieu avant 1948-1950 ; la lettre du Saint-Office au cardinal Krol porte la date du 19 juillet 1974, donc le délai d’une génération est pleinement respecté ”. Tout ce que nous venons de dire a pour but de démontrer comment, en dépit d’environ 3 500 documents pontificaux de condamnation de la franc-maçonnerie (chiffre compté par le Père Esposito), jamais, pas même aujourd’hui, n’ont manqué les malheureux ecclésiastiques qui, comme Judas, trahissent le Christ et l’Église en s’affiliant à la franc-maçonnerie ou en en favorisant en quelque façon les desseins. Qui plus est : après Vatican II on en est arrivé au point de pouvoir parler d’une concordance entre franc-maçonnerie et Église catholique, ou mieux : entre la franc-maçonnerie et les modernistes infiltrés dans l’Église catholique. Le Père Ferrer Benimeli par exemple, citant la condamnation de la franc-maçonnerie voulue par Léon XIII, en tant qu’“elle travaille avec ténacité à annuler dans la société toute ingérence du magistère et de l’autorité de l’Église et dans ce but diffuse et prétend la séparation de l’Église et de l’État” commente “aujourd’hui c’est le Vatican qui combat pour cette même séparation entre État et Église…” (cité par Esposito, Chiesa e massoneria…, p. 170). Et le Père Esposito lui-même conclut, pour ainsi dire, lorsqu’il écrit : “Le 27 octobre 1986 Jean-Paul II invite à Assise les chefs suprêmes de nombreuses religions. Tous prient pour la paix, chacun reste dans sa propre religion et prie avec ses propres formules. L’esprit d’Assise, qui s’était déjà manifesté un nombre infini de fois, même si c’était en des termes moins solennels et publics, a ensuite réalisé de nombreux autres pas. C’est exactement pour asseoir cet esprit que la franc-maçonnerie a été instituée et elle l’a codifié dès le premier jour de son existence. Depuis lors en loge se réunissent des hommes de toutes les religions, lesquels s’interdisent de parler de ce sujet. À Assise les hiérarchies de toutes les religions priaient et parlaient non de religion, un thème qui les aurait divisées et opposées, mais de paix ; en loge, les frères parlent et prient pour la même chose, ou pour le perfectionnement de l’homme, pour le développement global, pour la bienfaisance, la philanthropie. C’est de la tolérance, non de l’indifférentisme religieux, ni du syncrétisme religieux. Il y aura des gens mal pensants ou scandalisés, mais au moins qu’ils se rendent compte d’être du parti de Mgr Lefebvre et non de celui du Concile et du Pape Wojtyla” (ibidem, pp. 12-13). S’il en est ainsi, il n’est même plus nécessaire de s’affilier à la franc-maçonnerie, puisque le fait de suivre le néo-modernisme transforme un baptisé en frère “trois petits points”. Certes, ce n’est pas en un clin d’œil que l’on est parvenu à transformer (de façon plus ou moins inaperçue) la presque totalité du clergé et des laïcs catholiques en une grande loge maçonnique. Il est donc licite de supposer que nombreuses ont été les infiltrations de la secte maçonnique parmi les rangs du clergé catholique ; mais cette supposition est encore loin d’être une démonstration de l’affiliation à la secte du cardinal Rampolla ou de tout autre ecclésiastique…

 

Quand une présumée affiliation maçonnique n’est qu’une légende et une calomnie

Une rumeur ou un écrit, ou une affirmation sur l’affiliation maçonnique d’un prélat, d’un prêtre, d’un évêque, d’un Pape ne suffit pas, en effet, pour que cette affiliation soit certaine, ou même seulement probable et non sans fondement. L’histoire nous offre de nombreux exemples de légendes calomnieuses contre des champions de la cause catholique, faussement accusés d’appartenir à la franc-maçonnerie. Un des cas les plus fameux est certainement celui du Pape Benoît XIV (Prospero Lambertini), qui renouvela l’excommunication de Clément XII contre la maçonnerie et intervint auprès du roi de Naples, Charles III, pour qu’il interdise et extirpe la secte de son royaume. Et pourtant, les hommages hypocrites au Pontife de Voltaire, de Swedenborg et de Walpole ainsi que les rumeurs sur la Loge romaine recueillies par le théologien protestant maçon Münster valurent au Pape l’humiliation d’être suspecté d’être lui-même franc-maçon, ce qui le poussa, entre autres, à renouveler l’excommunication contre ses calomniateurs. Mais son zèle antimaçonnique ne servit à rien contre le préjugé, puisqu’en 1911 encore – comme l’écrit Francovich – P. Duchaine avalisait la fausse nouvelle de l’initiation de Lambertini (10), et en 1961 le fr Lesaint la répandait – comme le rapporte Coston – dans la revue Pax (11). La légende concernant Pie IX a elle aussi la vie dure. Ce grand et saint Pontife qui condamna la franc-maçonnerie dans au moins vingt-huit documents importants fut accusé d’être lui-même maçon, et la calomnie dure encore aujourd’hui puisque le Dictionnaire des Francs-maçons européens publié en 2005 le met au nombre des “frères” de la Loge Eterna Catena de l’Orient de Palerme dès 1839 et trouve une confirmation de ceci dans le fait que “son appartenance à la franc-maçonnerie fut révélée à la tribune de l’Assemblée nationale, à Paris, par le F Charles Floquet” (12). La source, non citée, du dictionnaire est un article d’un certain Caubet publié en décembre 1865 dans la revue Le Monde maçonnique. Le même Monde maçonnique affirme en 1868, que Pie IX avait été initié à Philadelphie, aux États-Unis en 1823. Dommage que Mgr Mastaï Ferretti n’ai jamais visité ce pays… En 1878 une autre revue maçonnique, La Chaîne d’union, présente carrément le témoignage d’un ‘témoin oculaire’, le parrain en personne de l’initiation de Mastaï, qui, cette fois, aurait eut lieu en 1811 à Thionville ! En 1924, une revue maçonnique française et un livre imprimé à Rome reprennent la calomnie. Dans une étude dédiée à la question (13), Yves Chiron écrit qu’“aujourd’hui aucun maçon ne soutient plus cette thèse” et il allègue le témoignage d’une lettre du bibliothécaire du Grand-Orient de France en date du 30 mai 1995 ; par contre, dix ans plus tard dans le Dictionnaire de la Grande Loge le ‘on-dit’ réapparaîtra. Racontar qui, soit dit en passant, frappe aussi, mais j’ignore si c’est avec plus de fondement, le secrétaire d’État de Pie IX, le cardinal Antonelli (1806-1876) qui fut même un “ami très dévot de saint Jean Bosco” et, naturellement, “intime” de Pie IX, dont il fut le fidèle serviteur durant tout son pontificat, jusqu’à sa mort (cf. l’Enciclopedia Cattolica) (14). La glorieuse figure du cardinal Ottaviani n’a pas été davantage épargnée. Le dernier secrétaire du Saint-Office, celui qui, au Concile, s’opposa à toutes les nouveautés modernistes, celui qui signa le Bref Examen critique du Novus Ordo Missæ, aurait été franc-maçon, du moins selon les insinuations, bien peu crédibles, du vénérable de la fameuse Loge P2 du Grand-Orient d’Italie, Licio Gelli (15). Les faits documentés (et Gelli l’admet) montrent plutôt l’amitié intime entre le cardinal Lercaro, représentant de pointe du progressisme conciliaire et auteur de la réforme liturgique, et le bras droit de Gelli, Umberto Ortolani, et voilà comment par contre pas même le nom d’Ottaviani n’est épargné ! Faut-il donner créance aux insinuations d’un franc-maçon, vu que le démon est le père du mensonge ? En cela Gelli (encore en vie) est digne héritier de la Rivista della Massoneria italiana, laquelle publia, en deux parties, le 1er août 1892 et en juin-juillet 1895, des listes d’ecclésiastiques maçons. “Les deux listes n’ont pas le charisme de la rigueur” – écrit le Père Esposito. “Le tort de la revue – poursuit-il – est aussi de ne pas contrôler jusqu’à obtention d’une certitude certaines affirmations qui, ou apparaissent manifestement infondées, ou ne sont pas suffisamment illustrées ; en ce sens nous rappellerons les affirmations insoutenables de ce périodique (1895, 146) à propos de Clément XIV, de saint Antoine Marie Claret ou de Nocedal” (16). Le grand expert de la franc-maçonnerie (et ennemi de la secte), Henri Coston, écrivait donc en 1964, en parlant du cas Rampolla, après avoir exposé les cas similaires de Benoît XIV et de Pie IX : (“L’accusation portée par les anti-maçons contre Mgr Rampolla rappelle celle des maçons contre Pie IX” p. 172) : “compte tenu de ce que nous venons de dire et sauf exception que nous ignorons – nous ne pouvons naturellement prendre pour argent comptant les affirmations de l’auteur des ‘Fils de la Lumière’ [Roger Peyrefitte] – il semble bien improbable que des prêtres de l’Église catholique romaine soient francs-maçons” (17). En 1992 Coston est plus sévère (entre-temps il y a eu le Concile) : après avoir rappelé le cas Rampolla et le cas Le Nordez, il conclut : “si nous avons longuement relaté les affaires Rampolla et le Nordez, c’est pour montrer à quel point il est difficile de faire la preuve de l’appartenance maçonnique de hauts personnages. (…) Il n’en demeure pas moins que, selon l’adage fameux, il n’y a pas de fumée sans feu, et que, si l’on a du mal à prouver l’affiliation de hauts prélats à des sociétés secrètes maçonniques, en l’absence de documents authentiques, on peut à juste titre les considérer pour le moins comme des alliés objectifs de la franc-maçonnerie, dans la mesure où leur comportement, ou leur politique sont conformes aux intentions, aux visées, aux plans des arrière-loges qui, elles, sont bien connues” (18). J’anticipe ma conclusion, il est difficile de passer outre le jugement d’Henri Coston et de proclamer certain et démontré ce que lui-même admit ne pas être encore démontré dans l’état actuel des choses (19).

 

L’initiation maçonnique du cardinal Rampolla : état actuel de la thèse

Les premiers bruits concernant une éventuelle initiation maçonnique du cardinal secrétaire d’État de Léon XIII remontent – nous le verrons mieux ensuite – à l’année 1929, autrement dit 15 ans après la mort du prélat, et 26 ans après le fameux conclave durant lequel le cardinal Puzyna posa son veto à l’élection du cardinal Rampolla. Depuis lors, depuis 1929 donc, la version “Rampolla-maçon”, qui doit sa diffusion capillaire aux nombreux écrits et conférences du Marquis de la Franquerie dans les années 70, s’est enrichie de nouveaux éléments. Je la présente telle qu’elle est exposée dans le livre l’Église éclipsée ? (Delacroix, 1997, seconde édition), œuvre collective des Amis du Christ-Roi. “À la mort de Léon XIII – peut-on lire dans L’Église éclipsée ? aux pp. 72-73 de la seconde édition – la franc-maçonnerie crut que le moment était venu d’installer l’un des siens sur le trône de saint Pierre. ‘Son homme de main’ s’appelait le cardinal Rampolla del Tindaro !

 

Secrétaire d’État de Léon XIII, le cardinal Rampolla était un haut initié recevant dans les Loges qu’il fréquentait les instructions lucifériennes pour les appliquer dans le gouvernement de l’Église. Il fonda au Vatican une arrière-loge qui devait recruter les plus hauts dignitaires du Saint-Siège.

 

Pendant ses vacances en Suisse, le cardinal Rampolla allait chaque samedi dans une arrière-loge près de l’abbaye d’Einsiedeln, et tous les quinze jours à la loge de Zurich pour y recevoir les instructions du Pouvoir Occulte : désarmer les catholiques de France par leur ralliement à la république maçonnique ; et fonder une arrière-loge à l’intérieur de l’Église, capable de fournir les hauts dignitaires du Saint-Siège, comme les cardinaux Ferrata, Gasparri, Ceretti, Bea, etc.

 

Cette loge de Zurich faisait partie de l’O.T.O., l’Ordo Templi orientis dont le cardinal Rampolla était en effet membre. Il était arrivé aux plus hauts grades des cultes lucifériens puisqu’il appartenait aux VIIIème et IXème grades de l’O.T.O., seuls grades autorisés à approcher le grand maître général national ainsi que le chef suprême de l’Ordre, appelé ‘brother superior’ (frère supérieur) ou O.H.O. (Outer head of the order). Il n’est pas sans intérêt de savoir que l’Ordo Templi orientis fut fondé par Aleister Crowley, considéré comme le plus grand sataniste des temps modernes. (…) Monseigneur Jouin, fondateur et directeur de la Revue internationale des Sociétés Secrètes (R.I.S.S.), ayant eu en mains les preuves de l’affiliation du cardinal Rampolla, chargea son rédacteur en chef, le marquis de la Franquerie, d’aller les montrer aux cardinaux et évêques de France.

 

Félix Lacointa, directeur du journal ‘Le bloc anti-révolutionnaire’ (ex-Bloc catholique), témoigna de son côté en 1929 : ‘ Au cours de notre dernier entretien (avec Mgr Marty, évêque de Montauban), comme nous le tenions au courant des découvertes faites récemment et que nous venions à parler du cardinal Rampolla del Tindaro, il voulut bien dire que, lors de la visite ad limina qu’il fit à Rome, quelque temps après la mort de l’ancien secrétaire d’État de Léon XIII, il fut appelé par un cardinal (Merry del Val, secrétaire d’État de saint Pie X)… qui lui raconta avec force détails qu’à la mort du cardinal Rampolla, on découvrit dans ses papiers la preuve formelle de sa trahison. Ces documents accablants furent portés à Pie X. Le saint Pontife en fut atterré, mais voulant préserver du déshonneur la mémoire du prélat félon et dans le but d’éviter un scandale, il dit très ému : ‘Le malheureux ! Brûlez !’ Et les papiers furent jetés au feu en sa présence” (VIREBEAU : Prélats et francs-maçons, Paris 1978, p. 28).

 

Au Conclave, le cardinal Rampolla concentra sur lui la majorité des voix, mais le cardinal de l’Empire austro-hongrois, Pusyna, intervint et déclara que son gouvernement s’opposait à l’élection de Rampolla. Le Sacré-Collège élit à sa place le cardinal Giuseppe Sarto qui prit le nom de Pie X (note : Les révélations relatives à l’épisode du cardinal Rampolla sont extraites du document ‘Le Bloc Anti-révolutionnaire’, n° juin-juillet 1929 : ‘Le frère Rampolla’).

 

Les francs-maçons avaient donc quasiment réussi au début du XXème siècle à avoir ‘leur pape’ à la tête de l’Église en la personne du cardinal Rampolla del Tindaro.

 

Une fois élu, saint Pie X, afin de contrer l’infiltration ennemie dans le clergé, exigea de chaque prêtre le serment antimoderniste au moment de son ordination”.

 

La citation de l’Église éclipsée s’arrête là. Dans un article anonyme consacré à Mariano Rampolla del Tindaro de l’“encyclopédie libre” virtuelle Wikipedia, ont été ajoutées les informations suivantes : “Après sa mort, un prélat français, Mgr Jouin, fondateur de la Revue internationale des sociétés secrètes, produisit des papiers prouvant, selon lui, l’appartenance de feu Rampolla à la franc-maçonnerie. Qui plus est, le prélat aurait été grand maître de l’Ordo Templi orientalis (sic) (OTO), une loge ésotérique. Mgr Jouin déclara également avoir lui-même supplié l’Autriche d’user de son droit d’exclusive afin de barrer le trône de Pierre à un franc-maçon”. L’“internaute” anonyme s’est probablement inspiré du livre récent de Craig Heimbichner, Blood on the altar. The secret History of the World’s Most Dangerous Secret Society [Du sang sur l’autel. L’histoire secrète de la Société secrète la plus dangereuse du monde] (Emissary Publications, 2005). De ce livre (que je n’ai pas lu) des recensions ont été publiées dans la presse “traditionaliste”, des recensions totalement favorables ; dans Le Sel de la terre par exemple, la revue théologique des dominicains d’Avrillé (n° 56, printemps 2006, pp. 190-196), et, dans le bulletin Sous la bannière (n° 126, août 2006, pp. 4-11), dans un article signé Félix Causas et intitulé Le F Rampolla del Tindaro. Un cardinal affilié à la Contre-Église luciférienne. Ces deux revues sont ouvertement “lefebvristes”, mais le bulletin informatique Virgo Maria publié par l’abbé Marchiset de tendance sédévacantiste-lefebvriste, a entièrement repris et approuvé l’article de Causas (Virgo Maria, 9 octobre 2006, www.virgo-maria.org). Sur les traces d’Heimbichner, Causas va jusqu’à affirmer que tous les Secrétaires d’État de Pie IX à nos jours, ont été nommés par la franc-maçonnerie, et va même jusqu’à critiquer, entre autres pontifes, saint Pie X, Benoît XV et Pie XII. Ce sont ces affirmations gravement calomnieuses envers l’Église et des pontifes légitimes qui m’ont incité à écrire cet article : mettre en doute la fidélité d’un haut prélat, fût-il cardinal, est une chose ; tout autre chose est d’accuser l’Église elle-même comme le fait pratiquement l’article de Sous la bannière, dépassant toutes les bornes de la décence. C’est donc ensemble, chers lecteurs, que nous allons voir quels sont les arguments en faveur de la thèse selon laquelle le cardinal fut affilié à la franc-maçonnerie, et quels sont les arguments a contrario, pour conclure ensuite par une sévère condamnation d’un certain esprit de diffamation et de dénigrement de toute l’Église qui s’insinue, hélas, parmi certains “traditionalistes”, salissant ainsi le bon renom des véritables défenseurs de la foi catholique intégrale contre les erreurs du modernisme.

 

Nous commençons donc notre “procès” en rappelant d’ores et déjà que, de son vivant, le cardinal Rampolla ne fut jamais jugé par des tribunaux de l’Église (les seuls compétents, d’ailleurs en ce qui le regarde) pour cette présumée affiliation maçonnique ; il aurait pourtant été du devoir de quiconque avait des soupçons en la matière, de le dénoncer à l’autorité ecclésiastique (can. 2336§2) pour violation du canon 2335 qui interdit sous peine d’excommunication l’inscription à la franc-maçonnerie avec, pour les clercs, la peine de suspension et de privation de tout bénéfice, office, dignité et pension ecclésiastique (can. 2336§1). En l’absence d’un jugement ecclésiastique, et dans l’ignorance totale du jugement divin, c’est avec les arguments de l’historien, que sont et resteront toujours les documents et eux seulement, que nous chercherons à nous approcher de la vérité.

 

Premier argument : le veto de l’Empereur contre le cardinal Rampolla durant le conclave de 1903

La parole à l’accusation. “Il convient de rappeler que le cardinal Rampolla était pratiquement élu, mais que l’Empereur d’Autriche, connaissant sans doute l’appartenance aux arrière-loges du Secrétaire d’État de Léon XIII, mit son veto. Ce veto tout providentiel empêcha un suppôt de Lucifer de monter sur le Trône Pontifical et eut pour bienfaisant résultat d’y faire monter un Saint” (MARQUIS DE LA FRANQUERIE, Saint Pie X, sauveur de l’Église et de la France, éd. Résiac, 1976, p. 3). “C. Heimbichner nous précise que ce fut Monseigneur Jouin qui décida l’Empereur d’Autriche à user de son droit de veto pour neutraliser Rampolla lorsqu’il fut presque acquis que ce franc-maçon et sataniste de l’O.T.O. allait être élu pape. Monseigneur Jouin, qui avait pressenti la tournure que prendrait le conclave, persuada alors l’empereur François-Joseph d’Autriche-Hongrie d’invoquer le ‘droit d’exclusion’, remontant au XVIIème siècle, clause depuis longtemps oubliée d’un traité conclu entre Vienne et le Vatican. Traité qui donnait à François-Joseph le pouvoir de veto sur l’élection d’un pape. Ainsi, ce fut grâce à Monseigneur Jouin, le vénéré prélat bien au courant des manigances des sociétés secrètes que Rampolla fut mis sur la touche !” (Felix Causas, in Sous la Bannière, cit., pp. 8-9). “Les francs-maçons avaient donc quasiment réussi au début du XXème siècle à avoir ‘leur pape’ à la tête de l’Église en la personne du cardinal Rampolla del Tindaro” (Les Amis du Christ-Roi, L’Église éclipsée, Delacroix, 1997, p. 73).

 

La parole est à la défense. C’est là l’argument le plus répandu dans le public en faveur de l’affiliation maçonnique de Rampolla, mais ce n’est pas le plus ancien (Felix Lacointa, il me semble, n’y fait pas allusion) ni le plus fondé. Pourtant c’est le seul dont la fausseté absolue peut être démontrée. Commençons par faire justice de certains détails absolument erronés de cette thèse. Le 31 juillet suivant la mort de Léon XIII survenue le 20 juillet 1903, les 62 cardinaux présents à Rome se réunirent en conclave pour élire son successeur. Après six scrutins, le 4 août, était élu le cardinal Joseph Sarto, Patriarche de Venise, qui devait devenir le grand saint Pie X. Dès le premier scrutin (1er août) s’était dessinées immédiatement les différentes tendances du Sacré Collège. Le cardinal Rampolla, soutenu par le vote unanime des cardinaux français et espagnols (en syntonie, et sous les auspices de leurs gouvernements respectifs) obtint 24 suffrages ; le cardinal Gotti, préféré plutôt des gouvernements des Empires centraux (Autriche et Allemagne ; mais Snider, p. 24, conteste cet appui), en obtint 17 ; restaient 21 votes répartis entre d’autres candidats, dont 5 pour le cardinal Sarto qui sera ensuite élu ; le quorum des deux tiers des votes était fixé à 42. Lorsque, le matin du 2 août 1903, au début du troisième scrutin, le cardinal Puzyna de Kozielsko (1842-1911), prince évêque de Cracovie, déclara au nom de “Sa Majesté apostolique l’Empereur, Roi de Hongrie” l’exclusive contre le cardinal Rampolla, ce dernier n’avait obtenu au second scrutin que 29 votes, chiffre qui monta à 30 et s’en tint là (sans plus jamais monter au-delà) après l’intervention du cardinal polonais : bien loin par conséquent des 42 voix nécessaires pour l’élection. La thèse selon laquelle ce fut le veto de l’Autriche qui empêcha l’élection de Rampolla est donc historiquement infondée : ce n’est pas le veto qui rendit impossible l’élection (les cardinaux protestèrent, officiellement même (20) contre l’inadmissible interférence d’un pouvoir séculier sur le conclave) mais le fait que Rampolla n’avait tout simplement pas, et ce, dès le début, les voix nécessaires pour être élu. Au pire, le veto impérial avait risqué paradoxalement d’obtenir l’effet contraire ! (21). En second lieu, il est impossible que Mgr Jouin ait décidé l’Empereur à faire usage (ou plutôt à abuser) de son “droit” de veto contre le cardinal Rampolla, selon la version de Wikipedia et de Causas, à la suite d’Heimbichner. En effet, non seulement il est invraisemblable que l’Empereur François-Joseph se soit laissé convaincre pour un pas aussi grave par un simple curé, qui plus est d’une nation étrangère, comme l’était Mgr Jouin, mais surtout parce qu’en 1903, quand se déroulèrent les faits, Mgr Jouin ne s’occupait pas le moins du monde de ces questions maçonniques. Ce sont justement les Éditions Saint-Remi, très proches des associations CSI (Catholici semper idem) et Amis du Christ-Roi qui ont eu le mérite de republier la vie de Mgr Jouin (1844-1932) écrite par le chanoine Sauvêtre. C’est seulement à l’âge de 65 ans que celui qui fonda la R.I.S.S. (Revue internationale des Sociétés secrètes) et la dirigea jusqu’à sa mort, commença à s’intéresser au complot maçonnique, suite à une rencontre avec l’ex-secrétaire du Grand-Orient de la rue Cadet, Jean-Baptiste Bidegain (1870-1926) (22), celui qui – dans le cadre de l’affaire des fiches – fut à l’origine de la chute du ministère Combes. La rencontre avec Bidegain eut lieu en 1909 (23) ; la R.I.S.S. fut fondée en 1912... Trop tard pour interférer dans le Conclave de 1903 !

 

Aux yeux de l’historien, le zèle catholique et antimaçon attribué à l’Empereur François-Joseph apparaît tout aussi invraisemblable. Ceci non seulement parce que certains de ses illustres prédécesseurs jouèrent un rôle important dans la franc-maçonnerie (nous pensons à François, duc de Lorraine et mari de l’Impératrice Marie-Thérèse) ou en sa faveur (Joseph II et Léopold II, ce dernier peut-être maçon), mais aussi parce que François-Joseph était bien loin, hélas, d’incarner l’idéal du prince chrétien (les espoir des catholiques intégraux étaient plutôt tournés vers l’archiduc François Ferdinand, son héritier qui fut, comme par hasard, assassiné par la Secte à Sarajevo, et qui entretenait avec l’Empereur de très mauvais rapports) (24). La politique ecclésiastique de François-Joseph avait été, en effet, positive entre 1850 et 1855 (date du concordat conclu avec le Saint-Siège) lorsqu’il élimina la législation joséphiste de l’Autriche ; mais, après la défaite de 1866, surtout sous le gouvernement du protestant Beust, l’Autriche promulgua toute une série de lois anticatholiques qui débouchèrent sur la dénonciation unilatérale du concordat, le 30 juillet 1870, et cela par aversion pour la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale. C’est ainsi que tandis que du monde entier des volontaires accouraient pour défendre Rome et le Pape, le gouvernement autrichien ne leva pas le petit doigt pour défendre Pie IX, mais menaça même de faire schisme. Avec la “Triple Alliance”, l’Autriche-Hongrie liait une alliance militaire avec l’Allemagne et l’Italie, deux puissances qui justement ces années-là s’opposaient vivement à la Papauté, isolant ainsi diplomatiquement le Saint-Siège. Pour ce qui est de la “judéo-maçonnerie” (pour utiliser l’expression chère à Mgr Jouin), François-Joseph s’opposa constamment à la politique antijuive du bourgmestre de Vienne, le social-chrétien Karl Lueger, et le gouvernement autrichien n’apporta aucun appui particulier au Congrès anti-maçon de 1896, qui se déroulait pourtant à Trente, terre alors impériale (25). Par contre, dans la brève période allant de 1896 à 1898, la Secrétairerie d’État (donc Rampolla) émit 41 documents contre la “secte néfaste” de la franc-maçonnerie ! (26).

 

Mgr Jouin ne put donc parler à François-Joseph du maçonnisme de Rampolla, et François-Joseph n’eut pas de raison de mettre obstacle à Rampolla pour ce motif… Mais il est des arguments contre la version de l’accusation encore plus solides. Si le cardinal Puzyna avait fait la moindre allusion à tout le Sacré-Collège ou même seulement à quelque cardinal, au fait que Rampolla aurait été maçon, comment s’expliquer l’indignation de tous les cardinaux à l’intervention autrichienne, vue comme une grave atteinte à la liberté de l’Église ? Comment expliquer qu’il obtint encore un grand nombre de voix jusqu’au dernier scrutin ? Comment expliquer le fait que parmi les électeurs les plus convaincus de Rampolla se trouvait un cardinal qui, sous le pontificat de saint Pie X, fut l’un des plus ardents partisans de la politique antimoderniste du Pape, le cardinal Vives y Tuto (27) ? Comment expliquer que le cardinal Sarto lui-même ait vraisemblablement toujours voté, à tous les scrutins, pour le cardinal Rampolla (28) ? De plus : comment s’expliquer la réaction de ce même cardinal Sarto, devenu saint Pie X, lequel, parmi les premiers actes après son élection, n’imposa pas (comme l’écrit Causas), le serment antimoderniste qui date de 1910 et n’a rien à voir avec l’affaire Rampolla, mais condamna par contre solennellement le veto d’exclusive ? Car, quelques mois après le conclave, le 20 janvier 1904, saint Pie X promulguait la constitution apostolique Commissum nobis que je transcris ici intégralement :

 

“La tâche de gouverner toute l’Église, comme il a été établi par Dieu, Nous exhorte sévèrement à nous appliquer de toutes nos forces à ce que, suite à l’intervention d’une puissance étrangère, il ne soit porté en aucune façon préjudice à la liberté que le Christ lui a concédée comme patrimoine commun, et que tant de hérauts de l’Évangile, tant de très saints prêtres, tant d’illustres de Nos Prédécesseurs défendirent par la parole, les écrits, et aussi par l’effusion de leur sang. Sollicités par leur exemple et leur autorité, à peine élevés à la Chaire de Pierre, encore qu’indignes, nous considérons qu’il est de Notre premier devoir Apostolique de faire en sorte que la vie de l’Église puisse s’exprimer de façon totalement libre, étant écartée toute interférence externe, qu’elle soit telle que la voulut le divin Fondateur et que le requiert absolument sa mission suprême. Or si dans la vie de l’Église il est une situation qui exige au plus haut point la liberté, c’est bien sans aucun doute celle qui se rapporte à l’élection du Pontife Romain, en ce que ‘quand il s’agit de décider du chef, il ne s’agit pas seulement d’une partie, mais de tout le corps’ (Grégoire XV, Æterni Patris)… À cette pleine liberté dans l’élection du Pasteur Suprême s’oppose spécialement ce veto politique, manifesté plus d’une fois par les chefs de gouvernement de diverses nations, et par lequel on tente de barrer à quelqu’un l’accès au Souverain Pontificat. Si cela s’est produit parfois, jamais ce ne fut agréé par le Siège Apostolique. Au contraire, à considérer ce qu’ils instituèrent à propos des futurs conclaves, c’est avec une conviction et un zèle hors du commun que les Pontifes Romains s’efforcèrent de repousser l’intervention de tout pouvoir extérieur à l’Assemblée sacrée des cardinaux convoquée pour élire le Pontife. C’est ce qu’attestent les Constitutions ‘In eligendis’ de Pie IV ; ‘Æterni Patris’ de Grégoire XV ; ‘Apostolatus officium’ de Clément XII, et particulièrement ‘In hac sublimi’, ‘Licet per Apostolicas’ et ‘Consultari’ de Pie IX. En vérité, comme l’a enseigné l’expérience, les dispositions établies jusqu’à ce jour pour empêcher le veto politique ou l’Exclusive n’ont pas correspondu aux espérances et, du fait du changement de circonstances de temps, cette intromission est apparue à notre époque encore plus dénuée de tout fondement de raison et d’équité. Par conséquent, en vertu de la charge Apostolique qui Nous est confiée, suivant les traces de nos prédécesseurs, après mure réflexion, avec science certaine et de Notre propre décision, Nous condamnons radicalement le veto politique autrement dit l’Exclusive (comme on l’appelle), même sous forme de simple désir, ainsi que toute intervention et médiation, et Nous établissons qu’il n’est licite à personne, pas même aux chefs d’État, de s’interposer ou d’intervenir sous quelque prétexte que ce soit dans l’opération solennelle qu’est l’élection du Pontife Romain. Par conséquent, au nom de la sainte obéissance, sous la menace du jugement divin et sous peine d’excommunication latæ sententiæ réservée de façon spéciale au futur Pontife, Nous interdisons aux cardinaux de la Sainte Église Romaine, à tous et à chacun en particulier, ainsi qu’à tous les autres participants au conclave, d’accepter la charge, sous aucun prétexte, de la part de tout pouvoir politique quel qu’il soit, de faire connaître le veto dit Exclusive, même sous forme de simple désir, et de révéler le veto dont il a eu connaissance pour une quelconque raison, tant à l’ensemble des cardinaux réunis en Collège, qu’à chaque cardinal en particulier ; et ce tant par écrit que de vive voix, tant directement et de près qu’indirectement et par l’intermédiaire d’autres. Nous voulons que cet interdit soit étendu à toutes les médiations, intercessions citées ainsi qu’à toutes les autres modalités par lesquelles les pouvoirs laïcs de tout grade et tout ordre auront voulu s’immiscer dans l’élection du Pontife. Enfin Nous exhortons vivement les cardinaux de la sainte Église romaine avec les paroles mêmes de Nos Prédécesseurs : en matière d’élection du Pontife, ‘absolument insouciants des intercessions et autres considérations des Princes laïcs (Pie IV, In eligendis ; Clément XII, Apostolatus officium) avec seuls en vue la gloire de Dieu et le bien de l’Église, qu’ils expriment leur suffrage en faveur de celui que, plus que les autres, ils considèrent, dans le Seigneur, idoine à gouverner fructueusement et avantageusement l’Église universelle. Nous voulons en outre que Notre Lettre, en même temps que d’autres Constitutions sur ce même sujet, soit lue en présence de tous à la première Congrégation habituelle qui se tient après la mort du Pontife ; de nouveau après l’entrée en conclave et pareillement, si quelqu’un est élu à l’honneur de la pourpre, après le serment de garder scrupuleusement les normes décrétées dans la présente Constitution. Ce, envers et contre quiconque y est contraire, quand bien même il serait investi d’une dignité spéciale ou très spéciale. Qu’il ne soit donc licite à personne de violer ou, par une téméraire hardiesse, de contredire cette page de Notre interdiction, ordre, déclaration, lien, volonté, admonition, exhortation, commandement. Et si quelqu’un voulait s’y opposer, qu’il sache qu’il encourt l’indignation du Dieu Tout-puissant et de ses saints Apôtres Pierre et Paul. Fait à Rome, à Saint-Pierre, le 20 janvier de l’année de l’Incarnation du Seigneur 1904, première année de Notre Pontificat” (29).

 

Après la lecture d’un semblable document, comment peut-on le moins du monde émettre l’hypothèse que François-Joseph et le cardinal Puzyna aient agi dans l’intérêt de l’Église ?

 

Et comment peut-on offenser Mgr Jouin au point de lui attribuer une complicité avec une violation ouverte des droits et de la liberté de l’Église ?

 

Objection de l’accusation. Alors comment expliquer l’intervention du cardinal Puzyna, et le veto d’Exclusive de l’Autriche contre le cardinal Rampolla ? Une intervention aussi grave ne se justifie-t-elle pas uniquement dans le cas d’une révélation très importante, telle que celle de l’affiliation de Rampolla à la franc-maçonnerie ?

 

Réponse de la défense. Nous avons déjà vu – en citant les paroles de saint Pie X – que le veto d’exclusive était un abus, et non le fruit d’un traité (qui n’a jamais existé) entre le Saint-Siège et l’Autriche. Abus courant cependant, rien moins qu’exceptionnel, et toujours dû à des motifs politiques. Voyons-en quelques exemples dans l’histoire (30). Le cardinal Gianpietro Carafa reçut trois fois l’exclusive de Charles-Quint, Empereur, mais à la troisième il n’en fut plus tenu compte et il fut élu sous le nom de Paul IV (1555). Le cardinal Aldobrandini reçut par trois fois l’exclusive de l’Espagne, et au quatrième conclave il devint le Pape Clément VIII (1592). Le cardinal Pamphili eut l’exclusive du Roi de France Louis XIV, et devint cependant le Pape Innocent X (1644). Le cardinal Chigi avait eu l’exclusive de la France au conclave de 1665 (deux autres cardinaux furent exclus à ce conclave, un par l’Espagne et l’autre par la France), et fut élu comme Pape sous le nom d’Alexandre VII. En d’autres cas, l’exclusive empêcha effectivement l’élection d’un cardinal : le cardinal Paolucci fut exclu par la France, et c’est Innocent XIII qui fut élu ; le cardinal Cavalchini fut exclu par la France, et c’est Clément XIII qui fut élu ; le cardinal Bellisomi fut exclu par l’Autriche, et c’est Pie VII qui fut élu ; le cardinal Severoli fut exclu par l’Autriche, et c’est Léon XII qui fut élu ; le cardinal Giustiniani fut exclu par l’Espagne, et c’est Grégoire XVI qui fut élu ; le cardinal Gaysruck qui apportait le veto de l’Autriche à l’élection du cardinal Mastaï n’arriva pas à temps au conclave et on eut Pie IX… Comme on le voit, le veto d’exclusive était un abus, c’est vrai, mais intervenant hélas presque à chaque conclave, et certes pas parce que l’exclu était en odeur de franc-maçonnerie. Le cas du cardinal Rampolla ne semble pas différent de celui de tant d’illustres prédécesseurs exclus avant lui pour des motifs purement politiques.

 

En effet, le motif de l’exclusion de Rampolla est clairement à rechercher dans l’orientation politique qu’en tant que Secrétaire d’État de Léon XIII, il donna à la diplomatie vaticane. L’attitude intransigeante de Léon XIII et du cardinal Rampolla sur la question romaine (intransigeance augmentée justement avec l’accession de Rampolla à la secrétairerie d’État en 1887 et sa dissension avec l’homme d’État – franc-maçon – Crispi) opposait le Saint-Siège au gouvernement italien qui avait usurpé Rome et l’État de l’Église. La Triple Alliance formée en 1882 entre Allemagne, Italie et Autriche-Hongrie, isolait le Vatican, qui tendait donc nécessairement à soutenir la double alliance entre France et Russie. D’où, entre autres, la tentative (manquée) d’un accommodement avec le gouvernement français (le fameux Ralliement à la République de 1890) et les rapports difficiles avec l’Autriche dans les zones d’influence russe comme la Pologne (partagée à l’époque entre Russie, Autriche et Allemagne) et les Balkans (31). Émile Poulat voit la cause du veto dans les questions complexes de Pologne (et le cardinal Puzyna était en effet polonais) : “il est aujourd’hui reconnu que, lors du conclave où fut élu Pie X, le veto opposé à Rampolla par l’empereur d’Autriche émanait des évêques polonais (cf. Mgr Walerian Meysztowicz, qui leur en fait gloire, La Pologne dans la chrétienté, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1966, pp. 136-139)…” ; le nationalisme à tendance mystique des Polonais ne supportait pas la politique du Saint-Siège vis-à- vis de la Russie et s’appuyait, contre l’Empire du Tsar, sur l’Autriche (32). Certains ont affirmé qu’en réalité, avec le veto, l’Autriche entendait rendre service à l’Allemagne (c’est ce que pensait le cardinal Mathieu) ou plutôt à l’Italie, qui craignait la politique intransigeante du vieux Secrétaire d’État (33) ; mais Benoît XV, qui était comme un fils spirituel de Rampolla, dit à Filippo Crispolti que le veto était au contraire une “manigance autrichienne” ; “il me dit explicitement que [l’Autriche] reprochait au cardinal [Rampolla] d’avoir trop excité l’esprit slave (…). Elle lui reprocha par ailleurs de ne pas avoir immédiatement rappelé le nonce Agliardi après des paroles que ce dernier aurait dites à Budapest (…). Mais depuis que Revertera, l’ambassadeur près le Saint-Siège, pour rapprocher la société noire [papale] et la blanche [philoitalienne] et avec son manque de tact proverbial, fit en sorte que par surprise se trouvèrent ensemble à table le cardinal Rampolla et l’ambassadeur anglais près le Quirinal (34), ce dont se plaignit à juste titre le cardinal, Revertera alimenta en Autriche un esprit de dépit contre lui…” (35). Les documents diplomatiques français confirment les paroles de Benoît XV à Crispolti, à propos du soutien apporté par le cardinal Rampolla aux aspirations indépendantistes des slaves catholiques (36) croates et slovènes. Même pour Adrien Loubier (Bonnet de Viller), qui croit pourtant fermement au maçonnisme de Rampolla (p. 93), la question slave est la véritable cause du veto autrichien contre lui (37). En somme, si divers (et convergents) qu’aient pu être les motifs du veto contre Rampolla, ils semblent avoir été tous d’ordre politique ; une présumée affiliation à la maçonnerie du cardinal comme motif du veto est par contre à exclure, vu ce qui est écrit précédemment. Dernier argument de la défense. Un dernier argument le confirme : saint Pie X laissa au cardinal Rampolla la présidence de la Commission biblique pontificale (le cardinal se démit de la charge en 1908) après quoi, en 1908 précisément, le cardinal fut nommé Secrétaire du Saint-Office, Secrétaire de la Sacrée Congrégation pour les évêques ; il fut aussi nommé à d’autres charges de Curie (en 1910) ; il est impensable que saint Pie X ait pu nommer à de tels offices de la Curie romaine un prélat notoirement franc-maçon.

 

Second et troisième arguments : les témoignages d’un prêtre et d’un évêque français,

recueillis par Félix Lacointa

L’accusation. Présentons d’abord le témoin d’accusation à charge. Il s’agit de Félix Lacointa. Né à Toulouse en 1870, Lacointa était un valeureux journaliste catholique intégral (38), ami du prêtre Emmanuel Barbier, directeur de La critique du Libéralisme, lequel reçut de saint Pie X éloges et encouragements bien mérités. De 1902 à 1927, Lacointa dirigea le Bloc catholique, qui, en 1927, prit (dut prendre, nous verrons pourquoi) le nom de Bloc antirévolutionnaire. C’est précisément ce périodique qui publia, en 1929, les nouvelles qui constituent les second et troisième chefs d’accusation contre le cardinal Rampolla. Dans le numéro de février Lacointa rapporte une rencontre qu’il eut avec l’évêque de Montauban, Mgr Marty. En cette occasion, le prélat français lui dit : “lors de la visite ‘ad limina’ qu’il fit à Rome, quelque temps après la mort de l’ancien Secrétaire d’État de Léon XIII, il fut appelé par un cardinal – il vit encore, nous ne le nommerons pas, afin de lui éviter tout ennui – qui lui raconta avec force détails qu’à la mort du cardinal Rampolla, on découvrit dans ses papiers la preuve formelle de sa trahison. Ces documents accablants furent portés à Pie X ; le saint Pontife en fut atterré, mais voulant préserver du déshonneur la mémoire du prélat félon et dans le but d’éviter un scandale, il dit très ému : ‘Le malheureux ! Brûlez !…’ Et les papiers furent jetés au feu en sa présence” (39). Dans le numéro de juin-juillet de cette même revue, Lacointa publie un nouveau témoignage, d’un prêtre français cette fois, dont il ne donne pas le nom. Le prêtre en question avait écrit à Lacointa pour lui raconter une visite qu’il avait faite en 1907 à l’abbaye d’Einsiedeln, avec trente autres prêtres français. Le cardinal [Rampolla] était en villégiature depuis deux mois à Einsiedeln, et les prêtres demandèrent à être reçus. “Il nous parla de l’héroïsme sublime des prêtres français victimes, eux, de la Séparation [de l’Église et de l’État] semblant nous dire que s’il n’avait pas été écarté de la Chaire de Saint Pierre, nous ne serions pas tombés dans cette affreuse situation, due à Pie X. Enfin, frappé par cet air de grand seigneur, je voulus écrire une brochure relatant tous les détails de cette visite. Je demandais à un libraire catholique s’il ne serait pas possible d’obtenir pour cette brochure une courte préface de l’Éminentissime cardinal. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre ce libraire me dire à brûle-pourpoint : ‘Inutile ! Il n’en vaut pas la peine. Tous les quinze jours, il va à la loge de Zurich !’ Je mis cette boutade sur le compte d’une rancune de libraire et je laissai mon projet de brochure. Cette parole m’est seulement revenue depuis la rumeur qui court sur le cardinal dans divers organes et je la donne pour ce qu’elle vaut. F.A., prêtre” (40).

 

La défense. À première vue, les deux témoignages sont impressionnants. Sont-ils tout aussi décisifs ? Nous allons voir par la suite ce qu’il faut penser de l’autorité de Félix Lacointa en la matière, Lacointa étant au fond la seule source directe de ces deux récits (nous ne savons pas si, par exemple, Mgr Marty a jamais publiquement confirmé ce que Lacointa lui attribue). Cependant il s’agit, justement, non de témoignages directs, mais de relato : sont rapportées des choses dites par d’autres, et ce, bien des années après les faits (les articles sont de 1929, les faits remonteraient à 1907 et à une date postérieure à la mort de Rampolla en 1913). Le témoignage du prêtre anonyme n’a certes pas grande valeur, vu que nous ne savons rien sur le mystérieux libraire en question. Plus sérieux est le récit “en provenance du Vatican” qui remonterait à un cardinal [anonyme pour Lacointa, Merry del Val pour La Franquerie, lequel Merry del Val fut justement consacré évêque par Rampolla], par l’intermédiaire du témoignage d’un évêque. Mais voyons, à partir des propres paroles d’un Pape, combien il est facile que soient déformées des confidences, et ce dans tous les milieux y compris ceux du Vatican. Durant la première guerre mondiale, Benoît XV accepta de se faire interviewer par un journaliste français, un certain Latapie, du quotidien La Liberté. Il ressortait de l’interview (effectivement accordée) que le Pape aurait fait des déclarations qui, spécialement dans un climat de guerre, parurent gravissimes, en tant que favorables aux puissances des Empires centraux (Autriche et Allemagne). Le scandale en France et ailleurs fut énorme. Benoît XV, le 11 juillet 1915, écrivit alors au cardinal Amette, archevêque de Paris, qui, le 25 juin, avait rapporté au Souverain Pontife la “douloureuse émotion” causée en France par l’interview à La Liberté : “Vous savez que Nous refusons toute autorité à M. Latapie qui n’a reproduit, dans son article, ni Notre pensée, ni Notre parole et qui a voulu le publier sans aucune révision ou autorisation de Notre part, malgré la promesse qu’il en avait faite. Du reste, il n’a pu certainement échapper à votre perspicacité que Notre pensée véritable devait être tirée des actes publics et officiels du Siège apostolique, et non des récits ou relations privées d’entretiens avec Nous ; la passion politique ou les préventions individuelles font souvent interpréter les paroles entendues qui, ensuite, passant de bouche en bouche, prennent des proportions fantastiques” (41). Le Marquis Crispolti, ami intime de Benoît XV et qui fut reçu en audience immédiatement après le journaliste Latapie, raconte qu’en soulignant certaines confidences faites, et en omettant des détails qui changeaient le sens de ce qui fut dit (42), les paroles du Pape purent être déformées même en toute bonne foi. Les confidences parvenues du Vatican au journaliste Lacointa non directement mais indirectement, ne peuvent-elles avoir été déformées comme le furent les paroles adressées directement par Benoît XV au journaliste Latapie ? (Voir appendice).

 

De ce qui vient d’être dit une confirmation est donnée par le document confidentiel écrit à l’approche du conclave par Mgr Umberto Benigni, fondateur du Sodalitium Pianum, l’association antimoderniste si souvent bénie par saint Pie X, conclave où sera élu justement Benoît XV en 1914. Mgr Benigni y dressait la liste de tous les cardinaux qui auraient pu prendre part au conclave (la santé de saint Pie X déclinait lorsque la liste fut rédigée le 27 août 1913) et donnait pour chacun un jugement, sans mâcher ses mots, tout à fait dans le style Benigni. Arrivé au cardinal Rampolla, qui ne jouissait évidemment pas de la sympathie de notre Monseigneur, il écrivait : “homme supérieur, esprit plein d’illusions, rêveur, le Jules Verne de la politique ecclésiastique, le Crispi du gouvernement papal, mégalomane” (43). Ce n’était certes pas des compliments ! Et pourtant Mgr Benigni considérait comme probable l’élection de Rampolla, lequel mourut par contre au mois de décembre suivant, avant saint Pie X. Mais pas un mot sur une affiliation maçonnique du cardinal… Et Mgr Benigni, ennemi expert de la franc-maçonnerie, avait travaillé longtemps à la Secrétairerie d’État, il connaissait les secrets de la Curie et avait à sa disposition, comme l’on sait, une structure d’“espionnage” des ennemis internes (modernistes, démocrates-chrétiens) et externes (juifs, maçons, communistes) de l’Église. Si vraiment il y avait eu je ne dis pas des certitudes mais seulement des bruits de trahison, n’aurait-il pas été au courant ? D’autant plus que, dans la même liste, il ne craint pas de mettre à côté du nom du cardinal Agliardi les fatidiques “trois points” suivis d’un point d’interrogation, signe de suspicion d’affiliation maçonnique pour ce cardinal qui fut effectivement un grand et influent protecteur des modernistes (44). Mgr Benigni suspecta donc Agliardi, pas Rampolla ; jamais non plus, après la mort de Rampolla, il ne fit allusion à l’épisode raconté par Lacointa ou à des faits similaires… Et Mgr Benigni n’était certainement pas le type à cacher ou à brûler des documents qui auraient démontré l’affiliation maçonnique d’un prélat ou même d’un cardinal (à plus forte raison si le cardinal en question était vénéré comme un maître par ceux qui décrétèrent la fin de son Sodalitium Pianum, autrement dit Benoît XV et le cardinal Gasparri) !

 

Quatrième argument : la revue The Equinox démontrerait que Rampolla faisait partie

de l’Ordo Templi Orientis (O.T.O.) du mage Aleister Crowley (la “Grande Bête 666”)

L’accusation. L’accusation fut publiée initialement par deux revues antimaçonniques : La Libre parole (1er juillet 1929) (45) et Le bloc antirévolutionnaire (juin-juillet 1929) (je ne sais pas exactement laquelle des deux revues eut la priorité sur l’autre, même si comme nous l’avons vu, Le bloc avait déjà commencé sa campagne avec un premier article en février 1929). Les deux publications font référence à une revue The Equinox, organe officiel de l’Ordo Templi Orientis, publié à l’époque aux États-Unis, à Detroit (46). Le numéro de mars 1919 (parvenu entre les mains des rédacteurs des deux revues antimaçonniques françaises seulement dix ans après, donc en 1929), publie à la page 199 une liste “comprenant les principaux affiliés qui l’ont illustré le plus récemment”. Cette liste, qui “fait partie du Manifeste officiel de l’O.T.O. signé par L. Bathurst, IX, grand secrétaire général”, inclut 14 noms, parmi lesquels celui du “cardinal Rampolla”. “Notre accusation – conclut Felix Lacointa, directeur du Bloc antirévolutionnaire – est donc justifiée : le Secrétaire d’État de Léon XIII a fait partie d’une des plus hautes Loges connues”. “Ainsi encadré par le témoignage du grand Pie X et celui de l’humble pèlerin d’Einsiedeln, le nom découvert dans l’annuaire de The Equinox devient une preuve décisive : j’ai le droit d’affirmer que le Secrétaire d’État de Léon XIII appartenait bien à une des plus hautes loges de la Secte” (47). Dans un article ultérieur du Bloc antirévolutionnaire (année 1931) intitulé Le F Rampolla (suite), Félix Lacointa répondant aux premières objections soulevées par ses articles contre le cardinal Rampolla, parle du rôle dans l’O.T.O. d’Aleister Crowley “le chef bien connu des maçons adorateurs de Satan” (p. 38) et précise que la liste des noms qui mettait celui du cardinal Rampolla parmi les affiliés de l’O.T.O. les plus illustres, était une liste “de noms des affiliés morts dans les cinq années qui séparent un volume de celui qui lui succède” (p. 40). Les références précises et détaillées au volume de l’O.T.O. données par les deux revues antimaçonniques, le caractère réservé sinon secret de la revue The Equinox, l’affirmation catégorique du Manifeste de l’Ordre de 1917 publié par The Equinox en 1919, démontrent que Rampolla était non seulement franc-maçon mais sataniste.

 

La défense. Même si – à ma connaissance – les partisans actuels de l’affiliation maçonnique de Rampolla ne sont pas en possession du volume de The Equinox (et il serait très intéressant de le consulter. Dans le fond Giantulli-Vannoni de Verrua Savoia je n’ai jusqu’ici repéré que le volume I, n° VII, année VIII, de mars 1912, imprimé à l’époque à Londres), on ne peut avoir de doutes raisonnables sur le fait que les rédacteurs de La Libre parole et du Bloc antirévolutionnaire l’aient consulté et copié, comme ils l’affirment eux-mêmes ; par ailleurs, la revue The Equinox, en tant que revue de l’O.T.O. (et de l’A.A.) a certainement existé. La R.I.S.S. elle-même publia intégralement (n° 5, 1er mai 1929, partie occultiste, pp. 137-145) le Manifeste de l’O.T.O. et la liste des “adeptes”. De plus, de nos jours, n’importe qui peut lire le célèbre “Manifeste” sur Internet, par exemple à cette adresse: http://lib.oto-usa/libri/liber0052.html ; dans ce texte, considéré comme le “Liber LII” des œuvres de Crowley, est donnée la fameuse liste des personnages ayant appartenu à l’O.T.O., liste dans laquelle apparaît effectivement le nom du cardinal Rampolla. Ceci dit, Félix Lacointa, et ceux qui avec lui et après lui ont donné plein crédit aux affirmations de The Equinox, auraient dû être un peu plus prudents, et mieux exercer leur esprit critique. Et ce, pas seulement parce que ce ne serait pas la première fois qu’une revue maçonnique, à usage interne seulement [en réalité, The Equinox, était en vente publique], attribue à des personnalités catholiques une affiliation maçonnique inexistante (nous avons vu les cas des Papes Benoît XIV et Pie IX). Voilà qui a justement été déjà soulevé par le même Henri Coston : “Qu’y avait-il de vrai dans cette affaire ? Il est indiscutable que le document cité existait. Félix Lacointa et le rédacteur de la Libre Parole l’avaient eu entre les mains. Il s’agissait d’un petit cahier imprimé [Pour Lacointa un volume d’au moins 199 pages… et le numéro en notre possession en a plus de 400 !] portant la signature de Bathurst, Grand Secréraire Général. Était-ce un simple canular ? [Crowley] avait-il approché Rampolla comme il a été dit ? Aurait-il alors séduit le futur cardinal au point de lui faire oublier ses devoirs envers l’Église ? Ou bien l’avait-il inscrit d’office dans la liste des fondateurs de l’O.T.O. sans le prévenir ? Ou encore, simple mythomane, avait-il porté sur le document le nom d’un dignitaire de l’Église renommé pour décider d’autres personnalités religieuses ou laïques, à faire partie de sa société ? Il est impossible de le dire” (48). Encore une fois Henri Coston, tout en se faisant l’écho d’une nouvelle diffusée à son époque par un quotidien dont il deviendra directeur (La Libre parole), est loin d’avoir les certitudes du bon Lacointa. Mais ce doute un peu générique augmente encore si l’on examine de près le texte de l’O.T.O. tel qu’il fut publié par Lacointa. Il présente, en effet, d’insurmontables incohérences qui rendent la source absolument pas digne de foi.

 

En effet Lacointa écrit que cette liste de 14 noms, incluse dans le Manifeste de l’O.T.O. de 1917 publié par The Equinox en 1919, contient les noms d’illustres personnalités appartenant à l’O.T.O. et morts dans les cinq dernières années. Ces données (appartenance à l’O.T.O. et mort dans les cinq dernières années) sont absolument impossibles pour un bon nombre des 14 personnalités citées. La source, autrement dit The Equinox, n’est donc, salvo meliore judicio, absolument pas digne de foi.

 

Avant de le démontrer, voici la liste des noms telle que la rapporte Lacointa, cité par Sous la bannière (p. 7) :

 

Goethe

Sir Richard Payne Knight

Sir Richard F. Burton

Forlong Dux

Le roi Louis de Bavière

Richard Wagner

L. von Fischer

Frédéric Nietzsche

Hargrave Jennings

Karl Kellner

Eliphas Levi

Franz Hartmann

Cardinal Rampolla

Papus (Dr Encausse)

 

Tous ces personnages auraient été membres de l’O.T.O. et seraient morts, selon Lacointa, dans les cinq années précédant 1917 ou 1919 (donc entre 1912/1914 et 1917/1919). Pour vérifier l’exactitude de ces données il suffit alors de contrôler les dates de la mort des 14 personnalités en question, ainsi que la date de fondation de l’O.T.O.

 

Commençons par ce dernier point. Il est évident qu’une personne ne peut avoir été membre de l’O.T.O. si elle est morte avant la fondation de cette secte occultiste. Or, il est admis par les sources mêmes de l’O.T.O. (49) que l’Ordre fut fondé, sur le papier, par l’industriel autrichien Carl Kellner (1850-1905) en 1896, mais qu’en réalité l’Ordre maçonnico-templier ne fut présenté comme tel qu’en 1904 et ne commença à fonctionner effectivement qu’entre décembre 1905 et janvier 1906 par les soins du maçon et théosophe allemand Théodore Reuss (1855-1923). Edward ‘Aleister’ Crowley (1875-1947), la “Grande Bête 666” n’y entra que vers 1911-1912, et bien que n’en ayant pas été le fondateur, en devint rapidement le principal représentant. En pratique, les membres de l’Ordre se consacraient à la magie sexuelle. À l’O.T.O. correspondait également une structure “religieuse” fondée par les mêmes personnes, l’“Église gnostique catholique”, au sein de laquelle était et est toujours célébrée une “messe obscène” dans laquelle se trouve un “Canon” avec une liste de personnages particulièrement “vénérables”, liste ayant une parenté étroite avec la liste des 14 noms rapportés par Lacointa ; nous y reviendrons. Dans la liste des œuvres de Crowley, la “messe gnostique” est désignée comme le “Liber XV”, et se trouve elle aussi sur Internet (à la barbe du secret initiatique !) à l’adresse suivante : www.hermetic.com/sabazius/gmnotes.htlm

 

Pour que les 14 personnages de la liste se trouvent tous effectivement membres de l’O.T.O., il est nécessaire qu’ils aient été tous encore vivants en 1904, ou du moins en 1895. Or, ceci est absolument impossible pour Goethe, qui était effectivement maçon, mais mourut en 1832 ; pour Nietzsche, farouche antichrétien, mais qui devint fou en 1889 (et mourut en 1900) ; pour Sir Richard Payne Knight, mort en 1824 ; pour Sir Richard Burton, célèbre explorateur, mort en 1890 ; pour Hargrave Jennigs, occultiste, mort lui aussi en 1890 ; pour Richard Wagner, le célèbre musicien, décédé en 1883 ; pour le mage occultiste Eliphas Levi, pseudonyme de l’ex-abbé Alphonse-Louis Constant, décédé en 1875 ; pour le roi fou de Bavière, Louis II, protecteur de Wagner, qui se suicida en 1886. Étaient par contre membres de l’O.T.O., parmi les noms de la liste, Carl Kellner († en 1905) qui en fut le concepteur ou le pionnier ; Franz Hartmann (1838-1912) ; Papus (le docteur Gérard Encausse) (1865-1916). Forlong Dux (autrement dit James George Roche Forlong) étant mort en 1904, aurait pu, en théorie, faire partie de l’O.T.O., comme Rampolla (décédé en 1913) ; de von Fischer, les membres actuels de l’O.T.O. eux-mêmes ne connaissent pas l’identité de façon certaine. Certes le fait que Rampolla soit inséré dans cette liste de membres de l’O.T.O. ne peut rien prouver, puisqu’au moins 8 membres de la liste étaient dans l’impossibilité d’en faire partie ! Mais alors, que signifie cette liste, si elle a un sens ? Il ne peut s’agir de personnes affiliées à l’O.T.O. (nous avons vu que c’est impossible pour bon nombre d’entre elles) ni d’affiliés morts dans les cinq années précédant la publication de la liste (parmi les véritables membres, il nous faudrait biffer Kellner mort en 1905, et Forlong, décédé en 1904). Le texte du Manifeste de l’O.T.O., que Lacointa (et donc Sous la bannière) n’a reproduit que partiellement, nous donne un début d’explication. Après avoir prétendu que l’O.T.O. inclut bien 18 sociétés initiatiques (parmi lesquelles les Chevaliers de Malte et ceux du Saint Sépulcre) (point n° 1 du Manifeste), Crowley présente (point n° 2 du Manifeste) une double liste de membres de l’O.T.O., selon ses dires : une première, de ceux – dans des temps plus reculés – qui constituèrent les assemblées de l’O.T.O. (In more remote times, the constituent originating assemblies of the l’O.T.O. included such men as : et suit une liste de 54 noms) [En des temps plus reculés, les assemblées constituantes originaires de l’O.T.O. incluaient des membres tels que :] puis une autre, celle que nous connaissons déjà et composée des 14 noms, Rampolla inclus, de ceux qui ont illustré “récemment” l’association ésotérique. Nous avons déjà vu que huit de ces personnages ne peuvent être considérés comme membres de l’O.T.O., pour une simple raison d’état civil. Cependant le problème est résolu si, maçonniquement, on considère que l’O.T.O. n’est pas né en 1906, mais dans la nuit des temps. C’est ce que veut faire croire Crowley, puisque les “fondateurs de l’O.T.O.” (les 54 de la première liste) sont les personnages suivants : Fohi, Lao Tseu, Siddartha [le Bouddha], Krishna, Tahuti, Ankh-f- honsu, Herakles [Hercule], Orpheus, Vergilius [le poète Virgile], Catulle, Martial, Apollon de Tiana [un pythagoricien], Simon le Magicien, Manès, Basilide, Valentin, Bardesanes, King Wu, Christian Rosenkreutz [l’ancêtre mythique des Rose-Croix], Ulrich von Hutten, Paracelse, Michael Maier, Jakob Boehme, Francis Bacon, Andreä [le fondateur des Rose-Croix], Robertus de Fluctibus [Robert Fludd], Chau, Saturne, Dionysos, Amfortas, Hippolyte [il s’agit de saint Hippolyte !], Merlin [l’Enchanteur de la saga de la table ronde], Arthur [Le Roi Arthur !], Titurel, Percivale [Parsifal], Mosheh [Moïse], Odyssée [Ulysse], Mohammed [Mahomet], Hermes, Pan, Dante [Alighieri], Carolus Magnus [Charlemagne], William de Schyren, Frederick of Hohenstaufen [Barberousse], Roger Bacon, Jacobus Burgundus Molensis [Jacques de Molay, le dernier grand maître des Templiers], Ko Hsuen, Osiride, Melchizédech, Khem, Menthu [divinités égyptiennes !], Johannes Dee, Sir Edward Kelly, Thos, Vaughan, Elias Ashmole, Comte de Chazal, Sigismund Bacstrom, Molinos [le célèbre hérétique, auteur du quiétisme]. Il est évident que tous ces personnages du passé n’ont jamais fait partie de l’O.T.O., d’autant qu’un grand nombre d’entre eux, comme les divinités païennes romaines, grecques, égyptiennes ou orientales, n’ont même jamais existé. On pourrait en rire et dire que Rampolla est franc-maçon comme Moïse, Charlemagne, ou Merlin l’Enchanteur ! On comprend pourquoi Lacointa, dans son article de 1929, se garde bien de reproduire cette première liste, qui jette le ridicule aussi sur la seconde, qu’il publie par contre à cause du nom de Rampolla. Dans l’article suivant du Bloc antirévolutionnaire (celui de 1931), dans lequel Lacointa répond aux premières objections, il ne peut par contre éviter de parler au moins un peu de cette première liste extravagante de personnages mythiques ou réels qui vont de la préhistoire au XVIIème siècle. Lacointa, à l’époque, répondit ainsi : “il ne faut rien connaître des pratiques et des habitudes maçonniques pour ne pas savoir que ce sont là des noms de guerre, des pseudonymes sous lesquels étaient cachés les noms de certains adeptes (tel fut le cas notamment de Joseph de Maistre qui se laissa affilier à une époque où le secret de la Secte n’était pas encore percé à jour). ‘Cette coutume, m’écrit un éminent et vénérable correspondant, ne fait que donner plus de poids à la révélation des noms des affiliés morts dans les cinq années qui séparent un volume de celui qui lui succède.’ C’est dans cette catégorie qu’a paru le nom du cardinal Rampolla” (p. 40). La réponse de Lacointa (et en partie celle de la R.I.S.S., 1.c., p. 139, note 4) n’est pas satisfaisante. En effet, le véritable fondateur de l’O.T.O. figure dans la seconde liste (c’est Kellner) ; 8 membres sur 14 de ladite liste sont morts avant la fondation de l’O.T.O. : si les noms de la première liste sont des pseudonymes, pourquoi pas également ceux de la seconde liste ? Enfin, le sens de ces deux listes nous est expliqué par le Canon de la Messe gnostique, œuvre de Crowley (Liber XV : Ecclesiæ Gnosticæ Catholicæ Canon Missæ). Il s’agit d’une liste de 70 noms – qui se trouve en son entier sur Internet et en partie dans diverses publications (50) – et qui correspond presque exactement aux deux listes du Manifeste de 1919 : un détail frappe immédiatement : le nom du cardinal Rampolla a disparu. À part le nom de Rampolla, les 13 autres noms de la liste publiée par Lacointa se retrouvent dans le “canon de la messe gnostique” (51), mais avec un très grand nombre de noms de la première liste, sur laquelle quelques-uns ont été rayés, et quelques autres ajoutés (les deux listes du Manifeste comptent 68 noms, le Canon environ 70). Or, le canon de la “messe gnostique” ne présente pas ces quelques 70 personnages comme des affiliés à l’O.T.O. (comme dans le Manifeste) mais comme des “saints” de l’Église Gnostique Catholique. Un examen de ce canon (et donc aussi des listes du Manifeste) nous fait comprendre le motif de cette insertion de personnages si différents par Crowley… Il s’agit de personnes (mythiques, ou qui ont existé réellement) ayant influencé ou impressionné Crowley lui-même : “le célèbre voyageur anglais Sir Richard Francis Burton, qui l’avait fasciné dans sa jeunesse et dont il tirera divers jugements historiques” (Introvigne), ou encore Rabelais, auquel il prit l’idée de l’abbaye de Thélème, Eliphas Levi, dont Crowley croyait être la réincarnation, étant né l’année de sa mort (52). C’est ainsi que Crowley insère des noms de divinités, d’écrivains et de philosophes païens, orientaux et occidentaux, spécialement s’ils sont lascifs ; des représentants de l’idéal gibelin impérial médiéval (Charlemagne, Barberousse, Dante) ; de ceux (littéraires) du cycle chevaleresque du Graal (Arthur, Merlin, Parsifal). Son ami Reuss n’est-il pas un chanteur d’opéra qui a connu Wagner ? Et voilà que sont inscrits parmi les Saints (et à l’O.T.O.) Wagner lui-même et son protecteur Louis de Bavière. Il y a les Rose-Croix, depuis le mythique Rosenkreutz jusqu’au véritable Andreas, et les nombreux alchimistes, rose-croix et francs-maçons anglais du XVIIème siècle. Ne manquent pas les anciens gnostiques authentiques (Simon le Magicien, Basilide, Valentin, Manès, Bardesanes) et même un Saint (saint Hippolyte), ainsi qu’un Pape (Alexandre VI) pour des motifs évidents. Il y a le Grand Maître des Templiers (l’O.T.O. prétend être un Ordre Templier). Il s’y trouve des occultistes en tous genres, mais Crowley est aussi poète et artiste, ce pour quoi il insère par exemple dans sa liste Paul Gauguin. Il figurera carrément lui-même deux fois parmi les “Saints”. Une fois en tant que Crowley, et une en tant que To Mega Thérion (La Grande Bête) : une seule fois ne lui suffisait pas. Et il est même, en fait, présent plusieurs autres fois, puisqu’il croyait être la réincarnation d’Ankh-f-Konsu (un de la liste) prêtre thébain aux temps de la XXVIème dynastie, de Ko-Hsuan, disciple de Lao Tseu, de Mahomet, d’Alexandre VI, d’Eliphas Levi et de qui sait qui encore (53). Sans aucun doute, du moins pour un certain laps de temps, la figure du cardinal Rampolla dut fasciner Crowley (et c’est un argument pour l’accusation) étant donné qu’il l’inséra dans le Manifeste pour le rayer ensuite immédiatement du Canon de la “messe”. Nous ne pouvons cependant pas savoir pourquoi il l’inclut et pourquoi il l’exclut ; ce qui est certain, c’est qu’on ne peut absolument pas se fier à une liste enfantée par le cerveau malade de Crowley, liste on ne peut plus fantaisiste ou mythologique, et c’est peu dire ! C’est aussi la conclusion à laquelle arrivera la R.I.S.S., comme nous allons bientôt le voir…

 

Cinquième argument : le dossier de Mgr Jouin cité par le Marquis de la Franquerie

L’accusation. Voici le témoignage d’André Le Sage, qui signait ses livres Marquis de la Franquerie (1901-1992) : “Mgr Jouin avait eu en mains l’affiliation du cardinal Rampolla et tout un dossier le concernant. Il chargea le Rédacteur en Chef de la ‘Revue Internationale des Sociétés Secrètes’ – qu’il avait fondée et dirigeait – d’aller montrer ce dossier aux évêques français susceptibles de comprendre la gravité de la chose. L’archevêque de Tours, Monseigneur Albert Nègre, précisa certains points importants à son visiteur concernant une autre forfaiture, celle du cardinal Antonelli, Secrétaire d’État de Pie IX, lors de la guerre contre le Piémont. L’évêque de Montauban, Monseigneur Marty, un grand évêque qui n’a rien à voir avec l’actuel archevêque de Paris, confirma la trahison du cardinal Rampolla [voir le troisième argument, rapporté par Lacointa, que nous avons déjà examiné, n.d.a.]” (54). Le témoignage du Marquis de la Franquerie (témoignage direct, car il était le rédacteur en chef de la R.I.S.S. en 1929), collaborateur de Mgr Jouin, démontre que même le prélat français, ennemi expert et documenté de la franc-maçonnerie, était convaincu de la réalité de l’affiliation maçonnique du cardinal Rampolla, et basait sa conviction sur tout un dossier.

 

La défense. Qu’y a-t-il de certain et d’indiscutable à ce sujet ? Les éléments suivants :

 

Le Marquis de la Franquerie était effectivement rédacteur en chef de la R.I.S.S. (en 1929) et collaborateur de Mgr Jouin (même si à l’époque il n’était pas Marquis).

 

Toutefois, ni Mgr Jouin ni sa revue (la R.I.S.S) n’ont jamais écrit une seule ligne sur la présumée affiliation maçonnique du cardinal.

 

Ou plutôt, ils l’ont démentie. En effet, lorsqu’il publie la fameuse liste de l’O.T.O. (le 1er mai 1929, p. 139, note 5) A. Tarannes écrit, remplaçant le nom du cardinal par ses initiales C…R… “nous supprimons ici le nom d’un haut personnage ecclésiastique, l’allégation toute gratuite de sectaires sans scrupules ne pouvant constituer aucune charge contre personne au monde”.

 

Le Marquis de la Franquerie n’a jamais publié le dossier en question, ni diffusé, à propos du cas Rampolla, d’autres informations que celles déjà divulguées par Félix Lacointa, sauf, et nous en parlerons, celles relatives à la fondation, par le cardinal, d’une arrière-loge au Vatican.

 

On peut en conclure, avec vraisemblance, qu’aucune autre donnée n’a jamais été diffusée par le Marquis de la Franquerie sur le cas Rampolla parce que le fameux dossier ne devait pas contenir d’autres informations que celles diffusées par Lacointa et déjà examinées, ce qui semble confirmé par la date à laquelle Mgr Jouin aurait constitué le fameux dossier (“vers 1930”, dit le Marquis dans une autre conférence, c’est-à-dire tout de suite après la publication des articles de Lacointa) (55). Autrement, La Franquerie n’aurait pas manqué dans les nombreuses conférences qu’il donna durant de longues années sur la question, d’apporter d’autres arguments à l’accusation.

 

Henri Coston, grand expert lui aussi des questions maçonniques, et qui n’a jamais manqué de parler du cas Rampolla se garde toujours de parler du témoignage tardif de La Franquerie qui, nous l’avons vu, est en désaccord avec ce qu’écrit la R.I.S.S. elle-même sur la question ! La prudence de Coston n’est pas sans fondements…

 

En effet, je pense qu’il est licite d’avoir quelque doute sur la crédibilité de notre auteur. Nous avons pour le Marquis de la Franquerie toute l’estime et le respect dus à qui nous a précédés dans la lutte contre la franc-maçonnerie et le modernisme : son curriculum nous donne l’assurance qu’il fit partie de cette honorable “vieille garde”. J’ai eu moi-même l’occasion de faire sa connaissance il y a désormais bien longtemps, en 1975, et il n’est pas dans mes intentions de le dénigrer ou de mettre en doute sa bonne foi. Au cours de sa longue activité d’écrivain et d’homme d’action, il a reçu les félicitations de cardinaux, d’évêques et de théologiens, y compris le Père Garrigou Lagrange, Mgr Lefebvre et le Père Guérard des Lauriers. Ceci n’empêche pas que parfois, on puisse mettre en doute sa pleine crédibilité. Lorsqu’il s’agit – comme dans notre cas – d’un témoignage de relato, il est indispensable d’évaluer la fiabilité du témoin et son sens critique dans le tri des sources. Or c’est justement là qu’est, souvent, le point faible de notre auteur. La Franquerie est connu, par exemple, pour avoir soutenu dans plusieurs de ses œuvres l’ascendance davidique des Rois de France et la venue imminente d’un Grand Monarque et d’un Saint Pape de la même souche royale, tous deux descendants de Louis XVII, lequel ne serait pas mort au Temple, mais aurait survécu. La théorie selon laquelle les Rois de France descendent de la Maison de David n’a pas échappé au cardinal Lustiger (lequel cite notre Marquis) (56) et a nourri les fantaisies malsaines d’un Dan Brown, mais elle n’a évidemment pas le moindre fondement historique. À l’appui de ses deux thèses (ascendance davidique, Grand Monarque), le Marquis cite une série d’apparitions privées jamais approuvées par l’Église (et souvent apocryphes), et n’hésite pas à avaliser “l’autorité” de Nostradamus, magicien et marrane (tant du côté paternel que maternel), de Fernand Crombette (1880-1970), de Gaston Bardet (57), dans les écrits desquels l’influence du cabalisme est claire. L’admiration du Marquis pour Nostradamus me porte à croire qu’il a été indirectement influencé, en cette matière, par un personnage bizarre, le chanoine Rigaux, curé d’Argoeuves, qui donna l’hospitalité à la voyante de La Salette, mais qui fut aussi suspens a divinis en 1911 (58), et dont parle longuement un ex-membre du Sodalitium Pianum, l’abbé Boulin, dans un livre curieux et posthume intitulé Autour de la Tiare (59). Quant à l’œuvre et à la pensée de Crombette, le Marquis dut en être fortement impressionné, puisqu’il accepta d’être Président honoraire du CESHE (Cercle Scientifique et Historique), l’association qui continue la pensée de Crombette. Il ne manque pas d’études critiques sur Crombette, personnage original, qui fut en outre influencé par la gnose et la cabale, au point de nier de nombreuses vérités de foi (60). Gaston Bardet était lui aussi un personnage bizarre, assez pour être considéré par beaucoup de gens comme un gnostique cabaliste, bien que, selon ses dires, “catholique”. Du moins, Étienne Couvert, répondant à la veuve de Bardet qui défendait la mémoire de son époux, écrivit dans Lecture et Tradition (61) que les livres de Bardet “sont imprégnés de cette gnose que je dénonce dans mes livres… ” et que son enseignement “est manifestement contraire à la Foi Chrétienne, même s’il a pensé et écrit le contraire…”. Toutefois Bardet devait être meilleur voyant que Nostradamus, puisqu’au moins une fois il se montra prophète lorsqu’il annonça à Mgr Roncalli, troublé et curieux, qu’il deviendrait Pape, et quel nom il prendrait sur la Chaire de Pierre ! (62) Une autre passion du Marquis est le commentaire de l’Apocalypse du vénérable Barthélemy Holzauser (1613-1658), passion qu’il a transmise à un grand nombre de ceux qui l’ont en estime aujourd’hui. Tout ceci serait licite et légitime, si ce n’était que le Marquis considère chaque parole écrite par Holzauser comme directement révélée par Dieu (63), ce qui est impossible, ne serait-ce que par le fait que, selon l’exégète allemand, l’Antichrist aurait dû naître en 1855 et être tué en 1911 : personne ne s’en est aperçu ! (64). Mais ce qui est pire, et qui frise l’hérésie, c’est que La Franquerie applique au “Grand Monarque” les plus importantes prophéties messianiques qui se référent exclusivement à Notre-Seigneur Jésus-Christ. La promesse faite à David d’un règne éternel, par exemple, ne se réaliserait pas tant dans le Règne Messianique du Christ, que dans le règne éternel de la maison royale de France, qui descendrait de David.

 

Or je me demande : si la valeur des témoignages dépend de la crédibilité du témoin, il est licite de douter du témoignage d’un auteur qui montre ne pas peser suffisamment ses sources, et avoir une passion excessive pour le bizarre, l’insolite, et même – parfois – l’ésotérique.

 

Sixième et dernier argument : la politique du cardinal Rampolla del Tindaro, et de son “école”

L’accusation. Selon l’heureuse expression d’Henri Coston, la Troisième République, en France, fut notoirement la “République du Grand-Orient”. Avec la politique du “ralliement” des catholiques au gouvernement républicain, le cardinal Rampolla a objectivement travaillé en faveur du Grand-Orient et de la franc-maçonnerie. Félix Lacointa, toujours, écrivait dans un article de juin-juillet 1929 : “‘On nous a trompés’, a dit sur son lit de mort, Léon XIII à son Secrétaire d’État, et l’illustre Pontife a expiré sans se douter que le principal agent de cette abominable tromperie, l’homme qui avait introduit auprès de lui les émissaires chargés de lui suggérer et de lui faire poursuivre la honteuse et néfaste politique dont nous recueillons aujourd’hui les fruits affreusement amers, c’était son collaborateur de tous les jours, l’homme à qui il avait donné toute sa confiance. Nous qui étions hantés depuis tant d’années par la pensée que de tels fruits devaient être le résultat d’une greffe satanique, nous en avons maintenant la certitude. (…) Il y a des statues qu’il faut déboulonner et que la génération qui monte déboulonnera. De ce nombre était celle du cardinal Rampolla. Ce sera une des consolations de ma modeste, mais âpre carrière d’écrivain que d’avoir pu contribuer à renverser celle du maître fourbe dont la trahison fait aujourd’hui encore si cruellement souffrir les meilleurs enfants de l’Église. J’ai mis à nu la source empoisonnée de tant de fautes et de félonies, dont la première est le Ralliement, dont la dernière, qui est un crime sans nom, est la collusion des démocrates chrétiens (?) avec les communistes. Les catholiques de France sont maintenant éclairés. Ils savent que l’école du cardinal Rampolla, à laquelle les cardinaux Gasparri et Lépicier prétendent les remettre, loin d’être l’école de saint Thomas, est celle de Judas…” (65). L’école du cardinal Rampolla est le fruit de son travail maçonnique au Vatican, comme en témoigne le Marquis de la Franquerie : “Le cardinal (Rampolla) passait ses vacances en Suisse, à l’abbaye d’Einsiedeln. Dans le voisinage de l’abbaye se trouvait une arrière-loge où tous les samedis, il allait prendre les directives du Pouvoir Occulte pour les appliquer dans le gouvernement de l’Église. Parmi ces directives, deux étaient d’importance pour la France ; conclure le Ralliement des catholiques à la république ; mais pour assurer le règne luciférien au sein même de l’Église, fonder au Vatican une arrière-loge secrète destinée à préparer de hauts dignitaires du Saint-Siège à l’exécution du plan infernal. C’est ainsi que le Pouvoir Occulte savait pouvoir compter sur des hommes comme les cardinaux Rampolla, Ferrata, Gasparri, Ceretti, Béa, Liénart, etc… pour ne parler que des morts” (66). Dans Sous la bannière Felix Causas, citant Heimbichner, donne d’autres noms liés à l’école de Rampolla : Giacomo Della Chiesa (Benoît XV), Roncalli (Jean XXIII), Montini (Paul VI), et Pie XII : “Avec Craig Heimbichner, examinons un point bien triste. Le très estimé Eugenio Pacelli (Pie XII) ne subit-il pas aussi l’influence de l’O.T.O. ?…” (p. 9). Et même : “Il faut savoir que depuis Pie IX pratiquement tous les secrétaires d’État sont affiliés à la Loge en vertu d’une exigence de la Contre-Église” (p. 10, note 8).

 

La défense. Cette fois, il ne s’agit plus seulement du cardinal Rampolla, mais de l’Église catholique. Je dois dire que ce sont précisément ces dernières paroles de Félix Causas qui m’ont décidé à écrire cet article, parce qu’un vrai catholique qui aime l’Église ne peut supporter de si graves calomnies proférées non contre les modernistes, non contre les illégitimes occupants du Siège de Pierre après Vatican II, mais contre l’Église elle-même et ses légitimes représentants. En effet l’Église catholique, au moins depuis la nomination du cardinal Antonelli comme Secrétaire d’État de Pie IX (et sans doute même auparavant, sous Pie VII déjà, comme le soutient l’équipe de Sous la bannière) (67) aurait été sous l’influence de la franc-maçonnerie et de Satan en personne ; le cardinal Merry del Val lui-même, Serviteur de Dieu et secrétaire d’État de saint Pie X, n’échappe pas, pour certains, aux accusations d’être un “apôtre de Satan” (68). Ces accusations impliquent inévitablement les Souverains Pontifes eux-mêmes, autrement dit Pie IX, Léon XIII, saint Pie X, Benoît XV, Pie XI et Pie XII.

 

Mais commençons par le début, c’est-à-dire par les accusations de Lacointa et de La Franquerie. Les paroles de Félix Lacointa, et celles aussi du Marquis de la Franquerie, peuvent expliquer l’origine de l’accusation portée non seulement contre Rampolla, mais aussi contre d’autres cardinaux, comme Ferrata, Gasparri, Cerretti. Les noms ne sont pas l’effet du hasard. Les “preuves” contre Rampolla que nous avons examinées jusqu’alors n’ont fait que transformer en certitude ce qui jusque-là dans leur cœur n’était qu’un grave soupçon. Dû à quoi ? Ils le disent explicitement : aux deux “erreurs” de la politique vaticane : le “ralliement” des catholiques à la Troisième République, voulu pas Léon XIII avec l’encyclique Au milieu des sollicitudes (1892), et la condamnation de l’Action Française, décidée sous Pie XI avec la mise à l’index des œuvres de Maurras et du quotidien L’Action française en 1926. La responsabilité des Papes (Léon XIII, Pie XI), est alors déchargée sur leurs plus proches collaborateurs. Le cardinal Rampolla del Tindaro, Secrétaire d’État de Léon XIII, est par conséquent co-responsable de la politique du Ralliement. Le Secrétaire d’État de Benoît XV, le cardinal Ferrata, qui était Nonce en France à l’époque du Ralliement, est donc lui aussi co-responsable. De même pour le Secrétaire d’État de Benoît XV et de Pie XI, Gasparri, qui fut à l’Institut catholique de Paris de 1880 à 1888, mais qui était surtout Secrétaire d’État à l’époque de la condamnation de Maurras. Et le Nonce à Paris en cette même période, Bonaventura Cerretti est lui aussi co-responsable de la condamnation de Maurras. En effet Lacointa et La Franquerie, écrivains catholiques certes mais aussi monarchistes se rangèrent du côté de l’Action française (69), et ce n’est pas un hasard si les articles contre Rampolla apparaissent en 1929, en pleine crise entre le Saint-Siège et le mouvement maurrassien : la condamnation de l’A.F. est vue comme un second Ralliement à la République reprenant l’erreur du premier, aux temps de Léon XIII (cf. LOUBIER, op. cit., pp. 129 et ss). Ce n’est pas le sujet de cet article que de parler du Ralliement et de la condamnation de Maurras, événements qui ont blessé tant d’âmes d’élite du catholicisme français... Je dirai seulement qu’en tant que catholique, je suis fidèle au magistère de l’Église, qu’avec saint Thomas je considère que la monarchie est la meilleure mais non l’unique forme de gouvernement, et enfin que la soumission au gouvernement constitué (sauf cas de légitime insurrection) est présent dans la pratique et l’enseignement de l’Église depuis l’aube du christianisme, puis tout au long des siècles, bien avant Léon XIII et son Secrétaire d’État (70). Mais la question du Ralliement est hors sujet, et le but de cet article est d’évaluer le pour et le contre de la théorie “Rampolla maçon”. Or, si l’accusation considère que la politique rampollienne et celle des prélats de sa ligne jette un soupçon d’affinité avec la franc-maçonnerie (que la Troisième République ait été la République du Grand-Orient, cela ne fait aucun doute, je le répète), la défense peut dire que ce “préjugé” politique défavorable a pu être le motif pour lequel Rampolla et ses associés ont été accusés de maçonnisme certain sur la base de quelques arguments incertains. En admettant que la politique française de Rampolla soit un élément d’accusation, il faudrait encore examiner toute la politique ecclésiastique du Secrétaire d’État de Léon XIII et de tout le pontificat léonien. On s’apercevra alors qu’entre tous les pontificats c’est celui de Léon XIII qui fut le plus hostile à la franc-maçonnerie, dans l’enseignement et dans les initiatives, et qu’un grand nombre de documents antimaçonniques de cette époque portent précisément la signature du Secrétaire d’État Rampolla. De même l’attitude du cardinal vis-à-vis du gouvernement italien, non moins maçonnique que le gouvernement français, fut toujours absolument intransigeante, et bien davantage que l’attitude conciliatrice d’un saint Pie X, par exemple. C’est si vrai que la presse catholique intransigeante italienne, et ses représentants, comme Messeigneurs Scotton, eurent toujours le plein appui de la Secrétairerie d’État de Mgr Rampolla (71) dans l’Œuvre des Congrès et dans toutes leurs activités, in primis le journal intransigeant La Riscossa ; de même que tous les intransigeants italiens, comme par exemple Mgr Benigni, furent liés à Léon XIII. Ceux-ci devinrent par la suite les porte-drapeaux de la lutte contre le modernisme : le catholicisme intégral et antimoderniste en Italie fut en pleine continuité avec le pontificat de Léon XIII (à la différence du catholicisme intégral français, comme on peut le déduire de la mise à l’index, sous saint Pie X, de deux livres de l’abbé Barbier critiquant Léon XIII, malgré l’appui que saint Pie X donnait à ce prêtre exemplaire). Ensuite ce n’est pas un hasard si les rumeurs concernant le maçonnisme de Rampolla naissent en France, et non parmi les ecclésiastiques (nous avons vu que la R.I.S.S. de Mgr Jouin refusa toute valeur à la liste de l’O.T.O. pour ce qui regarde le nom de Rampolla), mais parmi les laïcs catholiques ou nationalistes (c’est le cas de la Libre Parole), plus liés, pour des motifs évidents, aux passions politiques. Mais ceci est un argument contre la thèse de l’affiliation maçonnique de Rampolla, qui, si elle avait été vraie, aurait laissé quelque indice non seulement en France mais aussi et surtout à Rome, sous la plume par exemple d’un Mgr Benigni – voir plus haut. Et ce d’autant plus que la ligne de Rampolla, intransigeante sous Léon XIII, ne fut pas favorable au zèle antimoderniste de saint Pie X, comme nous le verrons par la suite : le Sodalitium Pianum – qui n’estimait pas Rampolla – aurait eu des motifs encore plus graves d’accuser Benoît XV, et le cardinal Gasparri. Il ne le fit pas. Pour ce qui est du cardinal Gasparri, quelques rumeurs de maçonnisme ont couru sur lui (72), mais bien plus rares que pour Rampolla ; ce qui est certain c’est que ses mémoires présentent de nombreuses attaques contre la maçonnerie, et la R.I.S.S. de Mgr Jouin a toujours pu jouir du plein appui de Benoît XV (73) et du cardinal Gasparri dans la lutte contre la “judéo-maçonnerie” (74) ; s’il avait été maçon, il n’aurait eu aucun scrupule à faire mourir la presse antimaçonnique, vu qu’il fit mourir le Sodalitium Pianum et la presse catholique intégrale.

 

Le véritable tort de l’“école du cardinal Rampolla”

L’accusation. Mais alors vous êtes de fervents partisans du cardinal Rampolla et de son “école” !

 

Réponse. Pas du tout. Que l’historien, avec objectivité, sur la base de références aux sources documentaires et avec le respect qu’il se doit, se forme une opinion sur les vicissitudes historiques de l’Église et de ses ministres, est chose licite. Nous avons vu déjà quelle était, en 1913, l’opinion certes peu flatteuse de Mgr Benigni sur le cardinal Rampolla del Tindaro. Nous savons qu’à son tour le cardinal Gasparri avait une très mauvaise opinion de Mgr Benigni et du Sodalitium Pianum, au point que le Secrétaire d’État de Benoît XV et de Pie XI témoigna contre la canonisation de saint Pie X parce que le Pape Sarto avait favorisé et soutenu cette association et, en général, les positions catholiques intégrales. L’Église en a jugé autrement, et, contre l’opinion du cardinal Gasparri, a canonisé le Pape qui condamna le modernisme, répondant à ces objections et autres semblables par la “Disquisitio circa quasdam objectiones modum agendi Servi Dei respicientes in modernismi debellatione…” que le Père (cardinal par la suite) Antonelli o.f.m., pour la S. Congrégation des Rites rédigea en 1950. Le Pape Pie XII (qui connut personnellement et de près tous les protagonistes de cette affaire, Pie X, Gasparri, Benigni, etc.) (75) déclara, le 3 juin 1951, que Pie X était Bienheureux, et le 29 mai 1954 qu’il devait être compté au nombre des Saints. Ce n’était pas l’opinion de tous, nous l’avons vu, même dans l’Église et dans la Curie romaine, au moment de la mort de Pie X, et même auparavant à entendre le Saint Pontife répéter amèrement : de gentibus non est vir mecum.

 

J’ai déjà cité le témoignage de Filippo Crispolti, ami de Benoît XV. Après la condamnation du modernisme par l’encyclique Pascendi, le marquis Crispolti, qui appartenait donc à l’“école Rampolla”, fut reçu en audience par Pie X et se réjouit avec lui “de l’effet salutaire que l’Encyclique devait avoir et semblait déjà avoir eu”. “Il me demanda tristement : ‘Vous le croyez ?’ Et comme j’ajoutais que ce n’était pas compliment mais persuasion raisonnée, il se montra curieux de connaître ces raisons et je les lui exposai”. Elles ne furent cependant pas convaincantes : “Le Pape écouta : mes paroles ne lui parurent pas mal raisonnées. Mais au lieu de convenir comme je le désirais pour son réconfort qu’un tel raisonnement (…) aurait été efficace sur les esprits des modernistes ou des enclins au modernisme, il continua à secouer la tête. C’était un homme qui accomplit un acte solennel parce que devant Dieu il y était obligé, mais quant aux effets, il demeurait pessimiste. Et – conclut Crispolti – dire que pour reconnaître que le coup porté par lui au modernisme avait été vraiment mortel, quelques années suffirent !” (76). Crispolti pensait que les faits avaient donné raison à son optimisme, et démenti ce Pape qui “vit toujours en noir les conditions de l’Église qu’il avait à gouverner”. Il était convaincu que le modernisme était vaincu, et que le mal venait des antimodernistes, ceux qui “faisaient du zèle”, lesquels, selon une parole qui lui avait été dite par le cardinal Maffi, prendraient prétexte de Pascendi “pour leurs habituelles violences et accusations” (77). À la mort de saint Pie X le conclave hésita entre le nom du cardinal Maffi, évêque de Pise, et celui du cardinal Della Chiesa, évêque de Bologne, tous deux critiques du pontificat de leur prédécesseur et hostiles à ces “zélés” qui s’acharnaient à condamner… un mort (le modernisme). Rien ne changea dans le magistère de l’Église qui continua à condamner l’erreur moderniste et à propager la Sainte Foi. Mais c’est l’orientation du pontificat qui changea.

 

“Entre modernistes et antimodernistes existait un ‘troisième parti’ personnifié jusqu’à 1913 par le cardinal Mariano Rampolla del Tindaro (…). Rampolla, en 1901, avait choisi comme collaborateurs directs Mgr Giacomo Della Chiesa et Mgr Pietro Gasparri. (…) Pie X, après avoir nommé le cardinal Merry del Val secrétaire d’État, avait éloigné de la secrétairerie d’État les deux protégés du cardinal Rampolla [lesquels furent cependant tous deux élevés à la pourpre par saint Pie X : Gasparri en 1907, et Della Chiesa – surprise – en 1914, n.d.a.] (…) Pie X mourut le 3 août 1914 ; à peine trois mois après avoir été élevé à la pourpre, le 3 septembre 1914, Mgr Della Chiesa fut élu – surprise encore – au Siège Pontifical : ‘les coulisses du conclave, désormais assez bien connues dans les cercles romains – écrit Buonaiuti à Houtin le 17 septembre 1914 – montrent sans l’ombre d’un doute que l’élection du cardinal Della Chiesa a voulu représenter l’indication d’un gouvernement ecclésiastique qui soit l’antithèse parfaite du régime de Pie X’. Quatre mois après la mort de Pie X, Mgr Eudoxe Mignot (1842-1918), archevêque d’Albi, fit parvenir au cardinal Ferrata, premier secrétaire d’État du nouvel élu Benoît XV, un Mémoire dans lequel était durement attaqué le mouvement de réaction antimoderniste promu par saint Pie X et invitait le Saint-Siège à une politique de ‘réconciliation’ avec les modernistes. Le 13 octobre 1914, en nommant comme secrétaire d’État, après le cardinal Ferrata, le cardinal Pietro Gasparri, Benoît XV manifesta sa ferme volonté de changer l’orientation du pontificat de Pie X, revenant ainsi à la ligne de gouvernement ‘rampollien’ abandonnée par saint Pie X. Benoît XV, en accord avec le cardinal Gasparri, démantela le Sodalitium pianum (78) et tendit la main, sans succès, à Buonaiuti” (79). Le cas du Sodalitium pianum de Mgr Begnini ne fut pas le seul : Mgr Volpi fut privé de son diocèse (80), Messeigneurs Scotton (deux des frères Scotton), furent privés du périodique, La Riscossa, que Léon XIII et Pie X leur avaient confié, et, soumis aux vexations de leur évêque, admirateur de Fogazzaro, en moururent de douleur (81), alors qu’au contraire un grand nombre de ceux qui avaient été suspectés de modernisme étaient réhabilités : entre autres un certain Angelo Giuseppe Roncalli, secrétaire de l’évêque de Bergame, Mgr Radini Tedeschi… (82), et admirateur secret de l’américanisme condamné par Léon XIII (83).

 

Ces éléments suffisent-ils pour faire penser à une affiliation maçonnique, et qui plus est luciférienne, de Rampolla et des membres de son “école” ? À mon avis, absolument pas, et Henri Coston lui-même est loin d’avoir les certitudes qui distinguent des auteurs moins sérieux et intellectuellement moins honnêtes. Pas maçons donc jusqu’à preuve du contraire, mais incapables de reconnaître dans le pontificat de saint Pie X et dans la lutte sans quartier contre l’hérésie moderniste la grande bataille de notre temps. Ils crurent trop facilement que l’hérésie était vaincue. Ils crurent qu’il y avait eu des exagérations et un zèle amer à le combattre. C’est ainsi qu’à la fin du pontificat de Benoît XV “l’âpre débat qui avait opposé le modernisme à l’antimodernisme s’éteignit peu à peu. Une saison de trêve apparente s’ouvrit dans laquelle le modernisme sembla sombrer et l’antimodernisme se dissoudre” (79). Mais les faits n’ont pas démenti le “pessimisme” de saint Pie X, ils ont démenti leurs prévisions, vraiment trop optimistes. Le modernisme qui, par sa nature, ne veut pas quitter l’Église mais la changer de l’intérieur (84), du sein et des viscères mêmes de l’Église pour employer l’expression de saint Pie X, n’était pas mort. Bien au contraire. Comme l’animal blessé en péril, il avait fait le mort ; mais en réalité, une fois éliminés les “chiens de garde” de la foi qui peut-être n’avaient pas toujours aboyé et grondé à bon escient, mais qui avaient toujours défendu l’Église, il était prêt à relever la tête. En canonisant saint Pie X, le Pape Pacelli démontra au contraire que cet optimisme, cet irénisme était vain et que ceux qui sous saint Pie X et avec saint Pie X avaient brandi le drapeau d’un catholicisme intègre de tout compromis avaient eu raison. L’encyclique Humani generis du 12 août 1950 condamnait en effet la “Nouvelle Théologie”, le néo-modernisme qui serpentait de l’autre côté des Alpes avec des Congar, Chenu, de Lubac, Daniélou … tandis qu’un cardinal archevêque de Paris, Suhard, en était encore à dénoncer le péril “intégriste”. L’affrontement du début du siècle n’était pas encore vraiment conclu. Survint Vatican II. Vatican II n’est rien d’autre qu’une bataille, perdue, de cette guerre séculaire de l’orthodoxie catholique contre l’hérésie de notre époque, le modernisme ; et dans cette bataille, la franc-maçonnerie a joué son rôle, il n’y a pas de doute. L’histoire, dit-on, est maîtresse de vie ; mais jamais maîtresse ne fut si peu écoutée. Saint Pie X avait extirpé chirurgicalement la tumeur mortelle, mais ensuite s’attendant à une prompte et définitive guérison, on interrompit les soins considérés comme trop durs et amers. La débâcle actuelle qui, cent ans après l’encyclique Pascendi, dévaste l’Église, s’étale sous les yeux de tous, et l’aurait déjà achevée, si cela n’était impossible du fait de la promesse divine.

 

Ne répétons pas l’erreur de nos pères, ne ralentissons pas la lutte antimoderniste, rendons-nous compte que l’hérésie est le loup rapace devant lequel le pasteur ne doit pas fuir, mais plutôt exposer sa vie. Aujourd’hui, après un siècle de lutte, nous savons, mieux qu’hier, que saint Pie X avait raison.

 

Notes

1) Giacomo Della Chiesa fut le secrétaire personnel de Mgr Rampolla del Tindaro à Madrid. Devenu Pape sous le nom de Benoît XV, il avait le portrait du cardinal Rampolla sur son bureau (cf. Filippo Crispolti, Pio IX, Leone XIII, Pio X, Benedetto XV. Ricordi personali, Trevese Treccani Tumminelli, Milano-Roma 1932, p. 153). Dans une lettre au Marquis Crispolti à l’occasion de la mort du cardinal Rampolla, Mgr Della Chiesa s’exprimait ainsi à propos du cardinal : “De Rome où je suis venu rendre un dernier tribut d’affection à mon vénéré Père et Maître, je vous écris pour vous remercier des affectueuses condoléances que vous m’avez envoyées à Bologne. Vous avez bien interprété mon état d’âme : personne n’a eu probablement comme moi une si longue intimité avec le regretté cardinal, personne n’a été comme moi objet de sa prédilection. De là vous imaginez l’amertume de mon âme. Mais je suis content d’être venu déposer un baiser chaleureux sur ses mains froides !” (Lettre du 18 décembre 1913 de Mgr Della Chiesa, archevêque de Bologne, au Marquis Crispolti, ibidem, pp. 153-154. Sur les rapports entre les deux personnages, voir les pages 148 à 165).

2) Il n’en fut pas toujours ainsi. À l’occasion du cinquantenaire de la mort du cardinal Rampolla, par exemple, Fabrizio Sarazani publia dans le périodique Lo Specchio un article commémoratif favorable au cardinal sicilien et à la mémoire de Léon XIII (Fabrizio Sarazani, La scuola del Cardinal Rampolla, dans Lo Specchio, 31 mars 1963). Sarazani était un représentant de cette portion de la noblesse romaine fidèle à l’Église qui, à l’occasion du Concile et de la réforme liturgique, se rangea ouvertement en faveur de la tradition catholique. Le périodique Lo Specchio participa en première ligne à la campagne contre le Novus Ordo Missæ.

3) Antonio Fogazzaro (1842-1911), neveu de Giuseppe Fogazzaro, prêtre libéral et rosminien (1813-1901), était un représentant du modernisme, et il eut comme biographe Tommaso Gallarati-Scotti (La vita di Antonio Fogazzaro, Baldini & Castoldi, Milano 1920 ; le livre est à l’index). Fogazzaro n’appartint jamais – pour ce qu’on en sait – à la franc-maçonnerie, malgré l’étroite amitié qui le liait au “frère” Arrigo Boito. Il ne se faisait pas faute cependant de s’intéresser à l’ésotérisme, à l’occultisme, comme le spiritisme d’Andrzej Towianski (1778-1853) et de l’écrivain marrane polonais, Adam Mickiewicz (1798-1855), qui fit partie effectivement de la franc-maçonnerie et influença également la pensée et l’œuvre de Jean-Paul II (cf. F. RICOSSA, Karol, Adam, Jacob, dans Sodalitium n° 48, avril 1999, pp. 61-73 ; sur Fogazzaro : p. 64 et note 13, p. 71). Après la mise à l’index du roman Il Santo (1906), il fit une soumission réticente, purement extérieure et apparente (cf. Gallarati-Scotti, pp. 447 ss) et nombreux sont les prélats qui lui manifestèrent sympathie et soutien, parmi lesquels au moins quatre cardinaux : Svampa, Agliardi, Capecelatro et Mathieu (ibidem, pp. 450-453). Avec le changement de pontificat (1914), l’évêque de Vicence (diocèse de l’écrivain), Mgr Rodolfi, qui avait chanté les louanges de Fogazzaro défunt, put persécuter librement Messeigneurs Scotton du périodique La Riscossa, fidèles à la ligne de saint Pie X (cf. Giovanni Azzolin, Gli Scotton. Prediche, battaglie, imboscate [Les Scotton. Sermons, batailles, embûches], La Serenissima, Vicenza 1998).

4) P. VIRION, Mystère d’iniquité. Mysterium iniquitatis, Éd. Saint Michel, Saint-Cénéré 1967 (troisième édition) [Virion collabora longtemps avec la R.I.S.S. de Mgr Jouin] ; L. de Poncins, Le problème juif devant le Concile (le texte, présenté aux Pères conciliaires, fut ensuite inclus dans l’œuvre collective Infiltrations ennemies dans l’Église, Documents et témoignages, La librairie française, 1970, pp. 69-84).

5) ROBERTO FABIANI, I massoni in Italia [Les francs-maçons en Italie], I libri de l’Espresso, Rome 1978, p. 78. Fabiani, décédé à l’heure actuelle, était lui-même franc-maçon, mais opposé à la Loge P2. Son témoignage est d’autant plus intéressant que souvent il ne confirme pas les rumeurs sur les prélats maçons au Vatican ; il qualifie par exemple de “montagne de bobards élevée sur des documents grossièrement faux” (p. 89) la série d’articles publiés par l’abbé Putti dans Sì sì no no sur les cardinaux francs-maçons, dont il est parlé à la note 7, sans dire un mot de Mino Pecorelli, qui pourtant, quelques mois auparavant, avait publié dans OP sa liste de la “Loge vaticane”.

6) Cf. ROBERTO FABIANI, I Massoni in Italia [Les francs-maçons en Italie], cit., pp. 78 et 130 ; Aldo A. Mola, Storia della Massoneria italiana dalle origini ai nostri giorni [Histoire de la franc-maçonnerie italienne de ses origines à nos jours], Bompiani, 1992, p. 744 ; C.A. Agnoli, La Massoneria alla conquista della Chiesa [La franc-maçonnerie à la conquête de l’Église], E.I.L.E.S., Rome 1996, pp. 31-32. Le cardinal König patronna la revue œcuméniste Kairòs, véritable cénacle guénonien, sur laquelle S. Panunzio nous donne d’intéressantes informations dans un article à la mémoire de l’abbé Divo Barsotti (in Metapolitica nn. 2-3, mai-août 2006, p. 41 ; cf. P. TORQUEMADA, nous construirons encore des cathédrales, dans Sodalitium n° 50, p. 21). À une enquête de la S.C. pour la doctrine de la Foi, König, toujours lui, comme nous le verrons, répondit en faveur de la franc-maçonnerie, après avoir pris des informations auprès du dignitaire maçonnique Baresch, avec lequel, en 1970, il avait travaillé à la Déclaration commune de Lichtenau (cf. FERRER BENIMELI-CAPRILE, Massoneria e Chiesa Cattolica [Franc-maçonnerie et Église catholique], San Paolo 1979, pp. 191-194 ; AGNOLI, op. cit., p. 32). König fut le “grand électeur” de Jean-Paul II.

7) La revue antimoderniste Sì sì no no, dirigée par le prêtre Francesco Putti, a publié une longue série d’articles sur la franc-maçonnerie et ses tentatives d’infiltration dans l’Église à partir du n° 5 de mai 1975, et jusqu’à 1977. Dans le n° 6 de juin 1976 étaient accusés le cardinal Baggio et Mgr Bugnini ; dans le n° 7-8 (juillet-août 1976), le cardinal Pellegrino et Mgr Marchisano ; dans le n° 9, septembre 1976, le cardinal Poletti. Entre-temps, la presse nationale avait diffusé, durant l’été, une liste de 114 prélats francs-maçons. L’abbé Putti, dans le numéro de septembre à la p. 2, écrit à propos de cette liste publiée le 10 août par Panorama : “on pourrait penser que l’article se propose d’élargir encore davantage le scandale des ecclésiastiques réellement francs-maçons, mais, un examen à peine plus attentif montre à l’évidence qu’il vise principalement à défendre, en les noyant dans la masse (114 !) les véritables maçons. (…) En outre, en examinant attentivement les 114 noms, qui figurent dans la liste publiée, il ressort de façon évidente qu’il s’agit d’une ruse, peu intelligente cependant, de stratégie maçonnique. En effet, les noms des vrais maçons, que nous connaissions déjà, ont été mêlés à ceux de nombreuses personnes qu’il serait absurde de croire francs-maçonnes. La maçonnerie, s’étant aperçue qu’on était en possession d’une liste authentique, y a astucieusement inséré de nombreux autres noms (jusqu’à 114 !) dans le but de désorienter et, par contre-coup, de susciter la non crédibilité de toute nouvelle donnée ou à donner, y compris sur les ecclésiastiques réellement maçons : c’est ainsi qu’a été jetée de la poudre aux yeux des lecteurs ingénus et irréfléchis et cela en faveur des maçons intéressés, (…)”. Le 12 septembre 1978 la revue OP (Osservatorio Politico) de Mino Pecorelli publiait un article (La gran loggia vaticana) avec la liste de 122 ecclésiastiques francs-maçons (Pecorelli était aussi à l’origine de la liste de 1976, même si entre les deux listes il y a quelques divergences, avec des ajouts et des suppressions de noms). Le Père Esposito écrit : “à ma connaissance, il n’y a que peu de noms pour lesquels il est possible d’avancer quelques doutes concernant l’appartenance” (R. ESPOSITO, Le grandi concordanze tra Chiesa e Massoneria [Les grandes concordances entre Église et franc-maçonnerie], Nardini, Firenze 1987, p. 358, note 2). Au contraire, le magistrat C.A. Agnoli (La Massoneria alla conquista della Chiesa [La franc-maçonnerie à la conquête de l’Église], op. cit.) expose des arguments pour démontrer que les deux listes sont fiables dans l’ensemble (quoique pas pour tous les noms) même si elles ne sont pas exhaustives ; étrangement, il ne mentionne pas les articles de l’abbé Putti et son opinion à leur égard. Pecorelli, membre de la loge maçonnique P2, fut assassiné le 20 mars 1979. Mgr Bugnini, tout en démentant toute affiliation à la franc-maçonnerie, admet que s’il est tombé en disgrâce, c’est à cause de cette accusation (A. BUGNINI, La riforma liturgica (1948-1975), CLV-Edizioni liturgiche-Roma 1983, pp. 13 et 279).

8) À l’abondante presse d’actualité sur la Loge Propaganda 2 (P2) s’est ajouté récemment le livre-interview de Sandro Neri à Licio Gelli, Parola di Venerabile [Parole de Vénérable] (Aliberti, Reggio Emilia 2006). Sur les rapports entre Licio Gelli, le Vénérable précisément, de la Loge, et Paul VI, cf. pp. 71, 105-106, 224 ; sur Umberto Ortolani, pp. 199-200, 210.

9) L’appartenance du cardinal Delci (ou d’Elci) à la franc-maçonnerie est liée aux informations sur l’existence d’une Loge romaine dont le cardinal aurait été Vénérable, et deux autres cardinaux, Domenico Passionei et Stefano Borgia, affiliés. Sur la question, encore en doute aujourd’hui, voir CARLO FRANCOVICH, Storia della massoneria in Italia dalle origini alla Rivoluzione Francese, La Nuova Italia, Firenze 1974/1989, pp. 120-123.

10) Cf. C. FRANCOVICH, op. cit., pp. 114-131.

11) H. COSTON, La République du Grand-Orient, op. cit., p. 175.

12) M. GAUDART DE SOULAGES, H. LAMANT, Dictionnaire des francs-maçons européens, Dualpha, Paris 2005, p. 755. Les auteurs sont francs-maçons et c’est le Grand Maître de la Grande Loge nationale de France, Jean Murat 33.·., qui a écrit la préface du dictionnaire.

13) Y. CHIRON, Pie IX et la franc-maçonnerie, Éditions B.C.M., Niherne. C’est de cet opuscule que j’ai tiré les informations sur Pie IX et la franc-maçonnerie. De nombreux autres détails sur les accusations contre Pie IX et Benoît XV sont tirés de H. COSTON, La République du Grand-Orient, La librairie française, 1964/1976, pp. 172-176.

14) L’accusent FELIX LACOINTA dans Le bloc antirévolutionnaire, année 1931, p. 38 (sans crainte d’être démenti, écrit Lacointa) ; et le Marquis de la Franquerie, L’infaillibilité Pontificale, DPF, 2ème éd. 1973, p. 76 (qui attribue l’information à l’évêque de Tours).

15) S. NERI, Parola di Venerabile, op. cit. : Gelli parle du cardinal Ottaviani aux pp. 72 et 106. Gelli ne dit pas que le cardinal ait été maçon (il ne le dit de personne que la chose ne soit déjà du domaine public) mais il le laisse entendre, et c’est du moins ainsi que l’a compris Francesco Specchia dans sa recension de l’interview de Gelli dans le quotidien Libero (29 octobre 2006, p. 28). L’hebdomadaire de La Stampa, Specchio, a publié la photo de Gelli avec Andreotti et le cardinal Ottaviani à l’occasion de l’inauguration de l’établissement Permaflex de Frosinone. La disponibilité éventuelle du cardinal envers Gelli pourrait très bien s’expliquer sans émettre l’hypothèse d’une quelconque invraisemblable initiation maçonnique : le fait qu’ils connaissent tous deux Giulio Andreotti et leur amitié commune avec lui est plus que suffisante pour motiver une présumée confiance certainement mal placée.

16) R. ESPOSITO SSP, Le grandi concordanze tra Chiesa e massoneria, Nardini, Firenze 1987, pp. 358- 360. Candido Nocedal (1821-1885) est cité comme franc-maçon aussi dans le Dictionnaire… de Gaudart et Lamant.

17) H. COSTON, La République du Grand-Orient, op. cit., p. 176.

18) G. VIREBEAU (pseudonyme d’H. Coston), Prélats et Francs-maçons, Publications Henri Coston, réédition 1992, p. 34. De Rampolla on parle aux pp. 22-29 ; de Le Nordez aux pp. 29-34. En 1970 déjà, Virebeau-Coston considérait Rampolla comme “fortement suspect” de maçonnerie (DELAMARE, DE PONCINS, BORDIOT, DE COUESSIN, VIREBEAU, Infiltrations ennemies dans l’Église, Librairie française, Paris 1970, pp. 16-17), renvoyant le lecteur à La République du Grand-Orient. Mais jamais Coston ne donne pour certaine et démontrée l’affiliation de Rampolla. Pour ce qui est de Mgr Le Nordez le cas est plus grave, en ce sens que l’évêque de Dijon fut contraint de donner sa démission à saint Pie X. Une lettre de la Secrétairerie d’État (cardinal Merry del Val) à Mgr Le Nordez précisait cependant que “le Saint-Père, ayant à cœur de sauvegarder le bon renom de votre caractère épiscopal et d’arrêter toutes les accusations qui pourraient trouver un écho dans la presse ou ailleurs, me charge de déclarer en son nom et de la façon la plus explicite que le Saint-Siège n’a formulé ni prononcé aucun jugement contre Votre Grandeur et que par conséquent Votre Grandeur quitte son poste parce qu’Il le juge nécessaire en présence des événements publics de ces derniers temps” (cf. Y. CHIRON, Saint Pie X…, op. cit., p. 198, note 29). Pas condamné par conséquent… mais pas non plus absout, Mgr Le Nordez ne fut pas l’objet d’un procès canonique.

19) Pourtant le jeune Coston collaborait avec La libre parole dirigée par Ploncard d’Assac qui, en 1929, diffusa la nouvelle d’une affiliation possible de Rampolla à l’O.T.O.

20) Le camerlingue, cardinal Oreglia di Santo Stefano déclara à propos du veto : “Cette communication ne peut être accueillie par le conclave, ni à titre officiel ni à titre officieux, il n’en sera pas tenu compte” (CHRISTIAN-PHILIPPE CHANUT, L’élection de Saint Pie X, Sicre, Paris 2003, p. 207).

21) Surtout le Camerlingue et cardinal chanoine, Oreglia di Santo Stefano, qui sera hostile à saint Pie X comme il le fut à Léon XIII, et voulait à tout prix éviter l’élection de Rampolla (en qui il voyait le continuateur de Léon XIII) “craignait beaucoup que l’exclusive fit s’écrouler les prévisions optimistes de ses alliés et bouleversât le Conclave. Selon lui, l’élection du cardinal Rampolla del Tindaro qu’il avait jugée jusque-là très délicate, voire improbable, risquait de devenir possible si l’indignation dont il voyait des signes [parmi les cardinaux] l’emportait” (CHANUT, p. 209).

22) En 1904, Bidegain, affilié à la franc-maçonnerie depuis 1892, cédait au député nationaliste Guyot de Villeneuve les dossiers avec le fichage (les “fiches” donneront leur nom à l’“affaire”) que, pour le compte du gouvernement, le Grand-Orient faisait des officiers français, dans le but de bloquer la carrière des officiers catholiques. Le scandale qui s’ensuivit amena la démission du ministre de la Guerre, le général André et, en 1905, du chef même du gouvernement, le maçon Émile Combes (cf. HENRY COSTON, La République du Grand-Orient, La Librairie Française, (1964) 1976, 1982, pp. 67-85).

23) CHANOINE SAUVETRE, Un bon serviteur de l’Église : Mgr Jouin, Paris, Casterman, 1936, réédition : Vie de Mgr Jouin Saint-Rémy, Cadillac, s.d., p. 167. De nombreux catholiques intégraux, parmi lesquels Mgr Benigni et surtout l’abbé Boulin, du Sodalitium pianum, collaborèrent à la revue de Mgr Jouin se battant avec lui contre la judéo-maçonnerie (expression créée par Mgr Jouin lui-même). Toutefois le Sodalitium pianum et Mgr Benigni ne signalèrent jamais la R.I.S.S. parmi les revues amies, car ils ne partageaient pas la position de la revue sur la question du satanisme dans les Loges, et surtout les relations d’amitié de Mgr Jouin avec certains modernistes tels que Mgr Lacroix, Houtin, Hébert (cf. É. POULAT, Intégrisme et catholicisme intégral, Casterman, 1969, p. 282).

24) “La politique européenne de [Mgr] Benigni – rappelle Poulat – avait placé toutes ses espérances dans l’archiduc héritier François-Ferdinand et sa femme la comtesse Sophie, et leur assassinat à Sarajevo sera un deuil pour les catholiques intégraux (Cor. Cath., 4 juillet 1914) (…) ‘Mon fils, vous êtes notre principal espoir en Europe’, lui avait dit Pie X…” (É. POULAT, Intégrisme…, op. cit., p. 528). Sur François-Ferdinand et ses rapports avec François-Joseph, cf. CARLO SFORZA, Costruttori e distruttori [Constructeurs et destructeurs], Donatello De Luigi, Roma 1945 (chap. III : L’Archiduc François-Ferdinand, l’homme qui aurait pu sauver l’Empire des Habsbourg pp. 45-57) ; éd. française : Les bâtisseurs de l’Europe, 1945.

25) “Le gouvernement impérial de Vienne, comme l’écrit la ‘Civiltà Cattolica’, ‘accorda bien la faculté de convoquer le Congrès, mais n’envoya aucun représentant officiel, et excepté la tutelle de l’ordre public par les gardes de sécurité publique, ne donna aucun autre signe d’adhésion’ (1896, IV, 237)” (ROSARIO F. ESPOSITO, Chiesa e massoneria, un DNA comune, Nardini, Firenze 1999, pp. 64-65).

26) R. ESPOSITO, Chiesa e massoneria, un DNA comune, Nardini, Firenze 1999, p. 88 ; répertoire des documents : pp. 75-88. Le Fond “Giantulli-Vannoni” de Verrua Savoia comporte une collection de la Rivista Antimassonica qui était publiée à Rome par l’Unione Antimassonica. En 1896, la revue publia, en tant que supplément, un Bollettino Ufficiale del I° Congresso Antimassonico Internazionale. Voici ce qu’écrivait le cardinal Rampolla à la conclusion du Congrès, en réponse au Prince évêque de Trente, qui présidait les travaux : “Illustrissime et Révérendissime Seigneur, La parole et la bénédiction du Saint Père ont accompagné les Catholiques congressistes réunis à Trente dans le but louable de s’opposer, conformément aux enseignements pontificaux, à l’audace croissante des sectes maçonniques. Sa Sainteté avait donc le vif désir que l’œuvre du Congrès ait une heureuse issue. Dès lors que votre Illustrissime et Réverendissime Seigneurie qui, en cette occasion a accueilli et présidé la réunion, informe avec autorité de l’heureux couronnement des désirs communs, l’auguste Pontife ne peut que s’en féliciter et exprimer le désir et la confiance que du Congès à peine achevé naisse une prudente et constante activité, par laquelle, tout en épargnant les errants, les catholiques s’efforcent d’empêcher la prédominance ultérieure des erreurs maçonniques. Heureux d’exprimer personnellement à Votre Seigneurie la satisfaction pontificale pour le zèle employé à l’heureuse réussite du Congrès lui-même et Vous faisant part de la Bénédiction apostolique, Je Vous confirme l’expression de mon estime la plus distinguée et me redis, votre très dévoué serviteur Mariano cardinal Rampolla” (décembre 1896, p. 16).

27) José Calasanz Vives y Tuto, (1854-1913) capucin espagnol, créé cardinal par Léon XIII en 1899. Fidèle à Léon XIII, il fut aussi l’“un des conseillers les plus écoutés de Pie X et de Merry del Val (lui-même espagnol) : l’un des trois cardinaux, avec ce dernier et De Lai, en qui le Pape avait mis sa confiance et qu’il consultait dans les cas difficiles, témoigneront au Procès de canonisation les cardinaux Siri et Gasparri (Positio super virtutibus, pp. 276 et 456)” (É. POULAT, Intégrisme et catholicisme intégral, Casterman, Paris 1969, p. 587). Le cardinal Vives était très proche non seulement de saint Pie X, mais aussi, naturellement, du Sodalitium pianum de Mgr Benigni, lequel, ayant à défendre le Sodalitium des accusations qui amenèrent sa dissolution, cita précisément le défunt cardinal Vives y Tuto parmi les prélats qui étaient au courant de l’existence du Sodalitium, qui en étaient garants et qui se servaient de son action (cf. Réponse officielle de Mgr Benigni au cardinal Sbarretti, du 16 novembre 1921, in POULAT, op. cit., pp. 578-586). Sur la position de Vives y Tuto au conclave de 1903 en faveur du cardinal Rampolla cf. CH.-PH. CHANUT, L’élection de Saint Pie X, op. cit., pp. 109, 128, 210, 227 ; CARLO SNIDER, L’episcopato del cardinale Andrea C. Ferrari, vol II, I tempi, di Pio X, Neri Pozza editore, Vicenza 1982, p. 26) : le cardinal Vives fut le “principal agent électoral” de Rampolla, son “dévouement au cardinal était total” et à l’exemple de Vives les cardinaux espagnols votèrent pour Rampolla jusqu’au dernier scrutin. Une telle attitude de la part d’un cardinal qui sera chef de file de la lutte antimoderniste serait inexplicable dans le cas du plus minime soupçon, de sa part, sur une collusion de Rampolla avec la franc-maçonnerie.

28) Cf. le tableau des six scrutins publié par CHANUT (op. cit., pp. 252-255). Voir aussi, C. SNIDER (op. cit., p. 68) où l’auteur écrit du cardinal Sarto qu’il fut “une créature rampollienne ou pour le moins un partisan sincère de l’élection de Rampolla”. Cet ouvrage consacre deux chapitres entiers au conclave de 1903 pp. 1-129.

29) Traduction libre sur la traduction italienne d’UGO BELLOCCHI, Tutte le encicliche e i principali documenti pontifici emanati dal 1740 [Toutes les encycliques et les principaux documents pontificaux promulgués depuis 1740], Libreria Editrice vaticana, vol. VII, pp. 71-73.

30) Cf. GAETANO MORONI, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, [Dictionnaire d’érudition historique et ecclésiastique] Tipografia Emiliana, Venezia 1843, vol. XXII, rubrique : Esclusiva ; CARDINAL WISEMAN, Souvenir sur les quatres derniers Papes, Bruxelles 1858, pp. 388-389 ; Enciclopedia Cattolica, rubriques Pio VII, Pio IX.

31) Telle est la raison du veto selon l’Enciclopedia Cattolica (rubrique Rampolla) : “Les dangers de la situation furent aggravés par l’isolement politique du Saint-Siège face à l’Italie, alliée avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, ce qui poussa le cardinal Rampolla, appuyé par le Pontife, à normaliser les rapports avec la France républicaine et en particulier à intégrer les forces catholiques dans la vie politique de la nation, à laquelle elles étaient demeurées étrangères depuis 1870 à cause de leur préalable monarchisme. Ce ralliement, dicté par la nécessité de sauvegarder le Saint-Siège contre l’anticléricalisme italien, et tendant peut-être aussi à modifier en sa faveur l’indifférence des Habsbourg vis-à-vis de la papauté, fut interprété au contraire par les sphères gouvernementales viennoises comme une prise de position contre les puissances de la Triple Alliance. Et ce fut justement la crainte d’avoir un pape ‘français’ qui détermina François-Joseph à faire mettre, par le cardinal Puzyna, évêque de Cracovie, le veto à l’élection au pontificat de Rampolla au conclave d’août 1903”.

32) É. POULAT, Catholicisme, démocratie et socialisme. Le mouvement catholique et Mgr Benigni de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, Casterman, Paris 1977, p. 415. Selon Meysztowicz, le gouvernement tsariste voulait “russifier” les diocèses polonais qui lui étaient soumis, et ce, même dans la liturgie, et il avait obtenu la faveur de la Secrétairerie d’État. C’est alors que les évêques polonais des provinces annexées à la Russie demandèrent au cardinal Puzyna d’intervenir. Celui-ci obtint – par l’entremise du Comte Goluchowski, ministre des affaires étrangères du gouvernement austro-hongrois – une instruction de François-Joseph qui le chargeait de mettre le veto au cardinal Rampolla. “Le geste du cardinal Puzyna, dont tous les motifs n’étaient connus de personne et qu’on attribua à la simple docilité envers François-Joseph, fut très mal vu des autres cardinaux. (…) Le cardinal Puzyna ne pouvait rien objecter pour se défendre. Il s’enferma dans le mutisme, même lorsque, de retour à Cracovie, il eut à entendre les reproches de son propre clergé qui ne comprenait pas son acte. Mais le rituel russe n’obtint pas l’autorisation du Saint-Siège, et le danger auquel il eût exposé l’Église en Pologne fut conjuré” (p. 139). C. SNIDER (op. cit. pp. 22-24) donne des preuves plus qu’abondantes de cette version des faits.

33) C’est l’opinion de CHRISTIAN-PHILIPPE CHANUT in L’élection de Saint Pie X, (op. cit., p. 207) qui l’attribue aux cardinaux les plus au courant des choses. Voir aussi, SNIDER, op. cit., pp. 28-29.

34) Le Saint-Siège ne reconnaissait pas le gouvernement italien et l’occupation de Rome (y compris le palais du Quirinal, de papal devenu royal), c’est pourquoi le contact entre Rampolla et un ambassadeur auprès d’un état non reconnu par l’Église était malséant.

35) FILIPPO CRISPOLTI, Pio IX, Leone XIII, Pio X, Benedetto XV. (Ricordi personali), Treves-Treccani-Tumminelli, Milano-Roma 1932-X, pp. 154-155.

36) Cf. YVES CHIRON, Saint Pie X, réformateur de l’Église, publications du Courrier de Rome, Versailles 1999, p. 141.

37) A. LOUBIER, Démocratie cléricale, Éd. Sainte Jeanne d’Arc, Vailly-sur-Sauldre 1992, pp. 102-103.

38) Sa revue n’apparaît pas dans la liste des “revues amies” du Sodalitium Pianum (cf. É. POULAT, Intégrisme…, op. cit., p. 69) mais y collabora, sous le pseudonyme de Roger Duguet (ivi, p. 76), l’abbé Paul Boulin (1875-1933), ami de Mgr Benigni et membre du Sodalitium – qui collabora aussi à la R.I.S.S. sous le nom de Pierre Colmet.

39) L’épisode raconté par Lacointa est rapporté par H. COSTON, La République du Grand-Orient, op. cit., p. 171 ; par G. VIREBEAU, Prélats et Francs-maçons, op. cit., p. 24 ; par le MARQUIS DE LA FRANQUERIE, L’infaillibilité pontificale, Diffusion de la pensée française, Chiré-en-Montreuil, II éd. 1973, p. 76 (il résume le fait, donne le nom du cardinal, qui serait Merry del Val, et laisse entendre que c’est Mgr Marty qui lui aurait raconté l’incident à lui directement et non à Lacointa) ; par F. CAUSAS, in Sous la bannière n° 126, août 2006, pp. 5-6). Causas critique ouvertement saint Pie X parce qu’il aurait détruit les preuves du méfait : “N’est-il pas regrettable que saint Pie X ait ordonné de brûler ces preuves accablantes pour sauver du déhonneur (?) la mémoire du cardinal félon ! Le scandale des faibles n’a-t-il pas bon dos ? Ainsi donc les pires ennemis de l’Église et leurs complices ecclésiastiques auraient toute latitude pour opérer leur abominable travail de termites, miner l’Église de fond en comble, et nous devrions – après leur mort et surtout lorsque nous disposons des preuves de leur trahison – préserver leur mémoire du scandale et du déshonneur d’exposer sur la place publique leurs plus viles forfaitures ? Quel triste comportement ! L’ennemi peut en conséquence avancer tranquillement : aucune sentinelle n’osera tirer sur la sonnette d’alarme ? Quant à nous, nous préférons avec sainte Catherine de Sienne crier la vérité sur tous les tons et sur tous les toits avec ‘cent mille langues’, que cela fasse plaisir ou non” (ivi, p. 10, note 10). Les paroles de F. Causas sont inadmissibles pour un catholique, car, sans respect, il critique non seulement un Pape, mais un Saint. L’auteur de ces lignes se rend-il compte que son jugement est une négation implicite de la sainteté de Pie X ? (abstraction faite de la question de savoir si saint Pie X a réellement donné l’ordre de brûler ces documents, ces documents ont-ils jamais existé).

40) Cf. Sous la bannière n° 126, pp. 7-8. Nous verrons comment le Marquis de la Franquerie reprendra, à sa façon, le témoignage du prêtre français anonyme.

41) J’ai trouvé le texte de la lettre au cardinal Amette dans La Semaine Religieuse du Diocèse de Grenoble (n° 49, 22 juillet 1915, pp. 690-691).

42) Cf. F. CRISPOLTI, op. cit., pp. 156-158. L’auteur voulait souligner la différence de caractère entre le “très réservé” cardinal Rampolla, et son disciple plus imprudent, le cardinal Della Chiesa-Benoît XV…

43) Cf. É. POULAT, Intégrisme et catholicisme intégral, op. cit. p. 330.

44) Cf. L. BEDESCHI, L’antimodernismo in Italia. Accusatori, polemisti, fanatici [L’antimodernisme en Italie. Accusateurs, polémistes, fanatiques], San Paolo 2000, pp. 33, 69, 100-102, 123, 173, 184. Comme l’indique le sous-titre, l’auteur est moderniste déclaré (ou plutôt était, car il est mort récemment).

45) Quotidien fondé en 1892 par Édouard Drumont (1844-1917), écrivain nationaliste et antisémite français, auteur de La France juive (1886). En 1910 Drumont vend le journal à Henri Bazire (1873-1919), ex président de l’ACJF (Action catholique de la jeunesse française), et Joseph Denais (1877-1960), lesquels le revendent à l’Action Française en 1924. Durant la période de Basire, La libre parole s’oppose aux catholiques intégraux qui considéraient La Libre parole comme un organe “démocrate libéral” (et pour eux comme pour nous ce n’était pas un compliment). En 1924 le quotidien disparaît, et il est repris plus tard par Jacques Ploncard d’Assac (nationaliste catholique qui a connu Mgr Benigni) en 1928-1929, lorsqu’est publié l’article sur Rampolla. Le directeur politique en était le Dr Jules Molle (1868-1931), député antisémite d’Oran (Algérie) pour le Parti National Populaire de Doriot. Après une brève interruption des publications, en 1930 c’est Henri Coston qui en devient directeur, et ce, jusqu’à la disparition du journal en 1939 (cf. É. POULAT, Intégrisme et catholicisme intégral, Casterman, Paris, pp. 237-239 ; H. COSTON, Dictionnaire de la politique française, (1967-1982), vol. I, p. 638, 709 ; H. COSTON, La République du Grand-Orient, op. cit., pp. 171-172).

46) Voici les références exactes données par Lacointa : “The Equinox, an. XV, vol. III, n. 1, March 1919 E.V., The Universal Publishing Company, 57 Grand River Avenue, Detroit, Michigan. Price : 666 cent (!)” (cit. in Sous la bannière, n° 126, juillet-août 2006, p. 6).

47) FELIX LACOINTA, Le Frère.·. Rampolla, dans Le Bloc antirévolutionnaire, juin-juillet 1929, article reproduit quasiment intégralement par Félix Causas in Sous la Bannière n° 126, juillet-août 2006. Les phrases citées sont aux pp. 6-8 de Sous la bannière.

48) H. COSTON, La République du Grand-Orient, op. cit., p. 172.

49) “Il est probable que pendant de longues années l’O.T.O. n’a existé que dans l’imagination de son fondateur, car il ne semble pas qu’on en ait jamais entendu parler entre 1895, date de sa supposée fondation, et 1904, lorsque l’on commença à en mentionner le nom dans un périodique appelé l’Oriflamme” (The Secret Rituals of the O.T.O., édité par FRANCIS KING, avec introduction du même, C.W. Daniel Company, London 1973, p. 22). Cf. aussi M. INTROVIGNE, Il cappello del mago [Le chapeau du magicien], Sugarco 1990, p. 267 ss ; M. INTROVIGNE, Il ritorno dello gnosticismo [Le retour du gnosticisme], Sugarco 1993, p. 162.

50) M. INTROVIGNE, Il ritorno dello gnosticismo, op. cit., pp. 163-164 ; cf. Il cappello del mago, op. cit., p. 251.

51) Onze d’entre eux dans le canon de la messe de Crowley, les deux autres sont ajoutés dans le canon de la messe de Reuss. Seul Rampolla est rayé.

52) J. Symonds, La grande bestia. Vita e magia di Aleister Crowley [La grande bête. Vie et magie d’Aleister Crowley]. Préface de Julius Evola, Mediterranee, Roma 1972, pp. 24 ss. Nous déconseillons vivement la lecture de tout ce qui concerne l’O.T.O. et Crowley.

53) J. SYMONDS, op. cit., p. 22.

54) MARQUIS DE LA FRANQUERIE, L’infaillibilité Pontificale. Le Syllabus, la condamnation du modernisme et la crise actuelle de l’Église. Conférences, Diffusion de la Pensée Française, Chiré-en-Montreuil 1973 (seconde édition), p. 76.

55) MARQUIS DE LA FRANQUERIE, Maurras. Grand défenseur des vérités éternelles, 20ème anniversaire de sa mort, supplément au n° 7 du Bulletin de l’Occident Chrétien, p. 3.

56 ) Juifs et chrétiens, demain, Allocution du cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, à l’occasion de la remise du Prix Nostra Ætate qui lui a été remis, en même temps qu’au Grand Rabbin Sirat, par le Centre pour la Compréhension entre Juifs et Chrétiens (CCJU) de l’Université du Sacré-Coeur, à Fairfield, Connecticut (USA), le 20 octobre 1998, note 5.

57) MARQUIS DE LA FRANQUERIE, Le Saint Pape et le Grand Monarque d’après les prophéties, Éd. De Chiré, 1980, pp. 17, 30, 14 note 3. Le thème du “Grand Monarque” a toujours eu un grand écho dans les milieux hétérodoxes ; en Italie, le cas de David Lazzaretti (1834-1878), le “prophète” du Mont Amiata, est bien connu.

58) Dans Le Saint-Siège et le “Secret de La Salette” (Centre Libraire Sodalitium, Verrua Savoia 2004), le lecteur trouvera les textes de la condamnation du curé, entre autres, une lettre du cardinal Merry del Val et une de saint Pie X (pp. 12-14) et leur présentation (p. 36).

59) ROGER DUGUET (Paul Boulin), Autour de la Tiare, F. Sorlot, Paris, s.d. (texte de 1931). L’abbé Boulin, qui connut Rigaux en 1914, publie et commente un document de prophéties sur les Papes, document qui était en la possession du curé d’Argoeuves. L’abbé Rigaux était dévot au Secret de La Salette, à Nostradamus, à la cause des Naundorff et à la théorie du ‘Grand Monarque et du Saint Pape’ (pp. 39-46 par ex.). Mais l’abbé Boulin explique que ces “prophéties” sont nées en fait dans un milieu “spirituel” (franciscains hérétiques joachimites) et gibelins (famille Colonna), un peu comme la pseudo-prophétie de saint François dont parle Sodalitium n° 48, avril 1999, pp. 60-61.

60) Sur les hérésies de F. Crombette cf. Fr. PIERRE-MARIE O.P., D. VIAIN, G. SALET, Crombette et le crombettisme, Éditions scientifiques Saint-Edme. Personnellement, de Crombette j’ai lu Lettre à mon Évêque, un écrit du 21 juin 1962, diffusé par le CESHE. L’erreur de fond consiste en la négation de l’autorité du magistère de l’Église. Autres erreurs importantes : la négation de la transsubstantiation et la préexistence de l’âme humaine du Christ.

61) Lecture et Tradition n° 179, janvier 1992, pp. 21-24.

62) Sodalitium n° 33, pp. 39-40.

63) “Aucun prophète n’a décrit avec plus d’exactitude ni plus de détails notre époque qu’un vénérable, mort en 1658, Barthélemy Holzhauser. Dans son ‘Interprétation de l’Apocalypse’’, écrite sous l’inspiration divine…” ; “mais revenons à l’‘Interprétation de l’Apocalypse’, inspirée par Dieu au Vénérable Holzhauser” (MARQUIS DE LA FRANQUERIE, Le Saint Pape et le Grand Monarque d’après les prophéties, Éd. de Chiré, 1980, pp. 5-6 et 12).

64) A. ROMEO, in Enciclopedia Cattolica, 1948, Città del Vaticano, rubrique Anticristo, vol. I, col. 1439.

65) Cf. Sous la bannière n° 126, p. 8.

66) Cf. L’infaillibilité pontificale…, p. 76, repris in Sous la bannière, p. 5.

67) Cf. A. LOUBIER, Démocratie cléricale, op. cit., qui va jusqu’à accuser Pie VII de schisme pour avoir signé le Concordat : “Il en est résulté, on le sait, le schisme de la petite Église. Mais qui parle de schisme ? La signature de ce concordat n’était-elle pas schismatique par bien des aspects ? Ne réalisait-elle pas, dans la pratique, la mise en place de l’Église de Talleyrand, et de tout son personnel, que la convention n’avait pas réussi à cause de l’opposition des peuples catholiques ? N’était-ce pas la constitution civile du clergé, telle que Pie VI l’avait condamnée parce que jugée schismatique ?” (p. 29). Contre cette position, cf. J. MORIN, E. VICART, Le Pape Pie VII précurseur de Vatican II ?, chez l’auteur, Saint-Malo (voir la recension in Sodalitium n° 48, pp. 74-75).

68) L’accusation se trouve par exemple dans Le Secret de la Salette devant l’Épiscopat français, livre écrit par le Marquis de la Vauzelle en 1916-1917 et réédité par Delacroix en 2002. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit du même éditeur que celui de L’Église éclipsée, ouvrage dont nous avons déjà parlé et qui a relancé dans le public l’accusation contre le cardinal Rampolla. En application du décret du Saint-Office du 21 décembre 1915 sur le “secret de La Salette”, le pauvre Marquis fut privé des sacrements par décret de son ordinaire, l’évêque de Fréjus en date du 13 janvier 1916, confirmé, par un décret du Saint-Office du 21 août 1916 contre un recours du Marquis. Les documents en question, publiés par le Marquis lui-même dans son livre, seront adjoints à une prochaine édition de l’opuscule que nous avons déjà publié : Le Saint-Siège et le secret de La Salette. Le livre du Marquis de la Vauzelle est diffusé aussi par DPF…

69) André Le Sage de la Franquerie, collaborateur du Bloc, de Lacointa, fut également secrétaire des Comités royalistes et des sections de l’Action Française. J’ai déjà cité de lui une conférence qu’il fit en l’honneur de Maurras, où il disait entre autres : “L’un des honneurs de ma vie sera d’avoir connu et aimé le Maître” (p. 2). Dans la même conférence, ne manquent pas les critiques personnelles contre Pie XI et les cardinaux Gasparri et Cerretti (pp. 30-31). Félix Lacointa, “monarchiste et catholique fervent”, “après la condamnation de l’Action Française par le Vatican (1927), transforma sa publication [le Bloc catholique] en Bloc antirévolutionnaire” (H. COSTON, Dictionnaire de la politique française, vol. III, p. 392 et vol. IV, p. 396). Les modernistes ont toujours identifié les positions des catholiques intégraux (comme le Sodalitium pianum de Mgr Benigni) et celles du nationalisme intégral de Maurras et de l’Action Française, depuis le livre de NICOLAS FONTAINE (pseudonyme de Louis Canet) Saint-Siège, “Action Française” et “Catholiques intégraux”, (Paris, Gamber, 1928) ; confusion maintenue par le Père CONGAR o.p. dans Vraie et fausse réforme de l’Église, Cerf, Paris 1950 (pp. 604-622, appendice III : Mentalité “de droite” et Intégrisme en France) puis plus explicitement dans La crise dans l’Église et Mgr Lefebvre, Paris 1976. En réalité, s’ils avaient en commun l’estime portée à saint Pie X et à son pontificat (cf. CH. MAURRAS, Le Bienheureux Pie X, Sauveur de la France, Plon, 1953), ainsi que de nombreux ennemis et adversaires (protestantisme, libéralisme, judaïsme, démocratie chrétienne, maçonnerie), le Catholicisme intégral d’un Mgr Benigni et le nationalisme intégral de Ch. Maurras ne pouvaient que s’exclure réciproquement sur le plan spéculatif (les maîtres de l’A.F., tels que Renan, Taine, Comte, etc. n’étaient certes pas catholiques, tout comme Maurras, leur chef indiscuté). Sur le plan pratique, il n’y eut pas rupture (même s’il s’en est fallu de peu), mais pas non plus collaboration (cf. É. POULAT, Intégrisme et catholicisme intégral, op. cit., pp. 15, 78, 239, 265, 281, 399, 471). À propos du nationalisme, le programme du Sodalitium pianum énonçait au point 11 : “Nous sommes absolument (…) contre le nationalisme païen, qui fait pendant au syndicalisme areligieux, l’un considérant les actions comme l’autre les classes, c’est-à-dire des collectivités dont chacune peut et doit pousser amoralement ses intérêts propres, complètement en dehors et à l’encontre de ceux des autres, selon la loi brutale dont nous venons de parler ; et en même temps contre l’antimilitarisme et le pacifisme utopiste, exploités par la Secte dans le but d’affaiblir et d’endormir la société sous le cauchemar judéo-maçonnique ; [Nous sommes absolument] pour le patriotisme sain et moral, patriotisme chrétien dont l’histoire de l’Église catholique nous a donné toujours des exemples splendides ;” (Disquisitio, cit., p. 265). Si, de fait, quelques catholiques intégraux soutinrent aussi l’Action Française, et si vice versa quelques nationalistes défendirent le Sodalitium pianum, ceci n’enlève rien au fait que les deux causes n’étaient absolument pas les mêmes.

70) Personne n’ignore que le Christianisme naissant enseignait (déjà dans le Nouveau Testament) la fidélité des baptisés aux Empereurs, même païens et persécuteurs, étant entendu que demeurait le devoir de ne pas tenir compte des “lois” contraires aux droits naturel et divin. Après le triomphe du Christianisme, l’Église a toujours enseigné le droit du Pape de déposer les Souverains manquant à leurs devoirs, et donc la faculté de délier les sujets de l’obligation d’obéir. Mais étant donné qu’une telle décision était souvent impraticable, le Saint-Siège a souvent imposé aux catholiques la tolérance de régimes non catholiques et même persécuteurs, comme ce fut le cas pour l’Irlande et la Pologne opprimées l’une par l’Angleterre protestante et l’autre par la Russie schismatique (Grégoire XVI par ex., encyclique Cum primum du 9 juin 1832 ; encyclique Mirari vos du 15 août 1832 ; ep. Litteras libentissime du 6 avril 1839 ; tandis qu’en des circonstances différentes, différent aussi fut le langage de Pie IX sur la Pologne et la Russie en 1864). Le cas de la France, ne fut donc pas seul et unique, et la politique de Léon XIII et du cardinal Rampolla envers le gouvernement français, bien qu’elle se soit révélée en fait un insuccès, n’était pas en opposition avec une longue tradition diplomatique et même doctrinale. Sur le droit d’insurrection ou l’obligation de soumission au gouvernement constitué, cf. SAINT THOMAS, Summa Theologica, II-II, q. 42, a. 2, corpus et ad 3.

71) Cf. AZZOLIN, op. cit., pp. 83, 184-186, 245-246, 359-360.

72) Cf. G. VANNONI, Massoneria, Fascismo e Chiesa cattolica, [Franc-maçonnerie, Fascisme et Église catholique] Laterza 1979, pp. 167-171. L’auteur, du point de vue anti-conciliariste, présente les arguments pour et contre, avec un penchant personnel favorable au maçonnisme de Gasparri.

73) “Vous avez affirmé avec constance et courage les droits de l’Église catholique – non sans péril pour votre vie – contre les sectes ennemies de la religion …”, écrivait Benoît XV, à l’époque le plus proche collaborateur de Rampolla, à Mgr Jouin dans le Bref Præstantes animi laudes du 23 mars 1918.

74) “Monseigneur, le Souverain Pontife a daigné agréer avec une bienveillance toute paternelle l’hommage de votre nouvelle étude sur la ‘Guerre maçonnique’. C’est avec raison que, dans ce travail, vous avez pris soin de mettre en lumière par des documents et des raisonnements irréfutables, la doctrine aboutissant fatalement, comme on le voit aujourd’hui, à la négation même de Dieu, à l’athéisme social, au ‘laïcisme’, forme actuelle de cette impiété qui, au plus grand détriment des peuples, prétend bannir des sociétés toute trace de religion et toute intervention de l’Église. Vous avez eu soin tout particulièrement de faire ressortir, en dépit des mensonges qui trompent parfois les catholiques eux-mêmes, l’identité de la franc-maçonnerie avec elle-même, partout et toujours, comme la continuité du plan des sectes, dont le dessein est bien la ruine de l’Église catholique. Sa Sainteté se plaît donc à vous féliciter et à vous encourager dans vos travaux, dont l’influence peut être si féconde pour mettre en garde les fidèles et les aider à lutter efficacement contre ce qui tend à détruire l’ordre social aussi bien que la religion. (…)” (P. Cardinal Gasparri à Mgr Jouin, 20 juin 1919). Il ne s’agit, certes pas, de paroles de circonstances.

75) Eugenio Pacelli (Pie XII) avait été élève de Mgr Umberto Benigni aux cours de diplomatie que ce dernier donnait à l’Académie des Nobles Ecclésiastiques. Quand Mgr Benigni dut donner sa démission du Secrétariat aux Affaires ecclésiastiques extraordinaires “pour ne pas céder à une insurrection d’évêques étrangers contre lui, un petit nombre, se comptant sur les doigts de la main, lui restèrent attachés”. Parmi ces derniers “monseigneur Eugenio Pacelli” son successeur, lequel, “alors et ensuite, tandis que tous jetaient la pierre à celui qui était tombé pour la défense d’une idée du reste rien moins qu’éteinte, a été, avec un autre éminent cardinal (qui dans sa modestie cache des sentiments très élevés de piété et de foi) celui qui non seulement rappela lorsqu’il en eut l’occasion, son ancien Substitut et professeur, mais eut aussi une respectueuse considération pour ses doctrines”. Voilà ce qu’écrivait un ami sincère de Mgr Benigni, le journaliste Guido Aureli (1869-1955), neveu du cardinal Galimberti, qui était opposé à Rampolla, dans La Vita italiana (fascicule CCCXII, mars 1939, p. 279). Et en effet, la canonisation de saint Pie X et l’éloge de Mgr Benigni dans la Disquisitio sont le plus beau cadeau que Pie XII ait pu faire à son vieux maître.

76) F. CRISPOLTI, op. cit., pp. 130-132.

77) Ibidem, p. 128.

78) Sur les vicissitudes romanesques qui menèrent à la dissolution du Sodalitium pianum, cf. É. POULAT, Intégrisme…, passim. La première dénonciation à Rome, après la mort de saint Pie X, vint de l’archevêque d’Albi, Mgr Mignot (1842-1918), protecteur d’un excommunié, Loisy. Mais le complot qui conduisit à la dissolution débuta en Allemagne, chez les tenants de l’“école de Cologne” qui défendait l’interconfessionalisme des syndicats chrétiens, contre les directives de saint Pie X. C’est dans ces milieux que l’on réussit à obtenir du directeur politique de l’administration militaire allemande en Belgique, Van der Lancken-Wakenitz, un ordre de perquisition contre un membre flamand du Sodalitium, l’avocat Joncks, de Gand (18 mai 1915) avec pour conséquence la confiscation des documents réservés du Sodalitium. Mgr Benigni avait été faussement présenté aux autorités allemandes comme impliqué dans des actes d’espionnage en faveur de la Russie, de la Serbie et de la France ! Dans la première phase étaient impliqués des éléments modernisants allemands, belges et hollandais ; c’est le Père Höner, camillien († 1920) qui resta en possession des documents. La seconde phase débuta en 1921, quand l’historien sulpicien Fernand Mourret (1854-1938), ami du moderniste Blondel, qui sera tenu au courant de toute la manœuvre, se rendit auprès du prêtre hollandais Geurts, héritier du fond Höner. À son retour à Paris avec la copie des documents, l’affaire était prise en mains par les jésuites d’Études, qui avaient contrecarré la politique religieuse de saint Pie X : y étaient mêlés les Pères de Grandmaison, du Passage, Roland-Gosselin, Desbuquois, Danset, Dumont, Gadenne, d’Herbigny… (ce qui explique, sinon justifie la campagne antijésuite de Mgr Benigni et de l’abbé Boulin dans les années 20). En avril 1921, Mourret composait un mémoire anonyme sur le Sodalitium qui fut envoyé à Rome, entre autres aux Cardinaux Gasparri (secrétaire d’État) et Cerretti (affaires ecclésiastiques extraordinaires) avec le but d’obtenir la suppression du Sodalitium Pianum (pratiquement inactif depuis 1914). Le 10 novembre 1921 le cardinal Sbarretti, de la S. C. du Concile (la Congrégation qui avait traité les affaires du Sodalitium sous saint Pie X) interpelle Mgr Benigni pour la première fois ; le 25 novembre le cardinal demande au nom de Benoît XV la dissolution du Sodalitium ; le 1er décembre Mgr Benigni annonce la dissolution pour le 8 décembre 1921. Officiellement (et c’est ce qui compte) le S. P. ne fut l’objet d’aucune condamnation, et la dissolution fut demandée seulement vu “le changement de circonstances” ; en réalité, on désapprouvait, mais on ne pouvait pas le dire, ce qu’avait décidé saint Pie X à ce sujet. Le procès de canonisation du Pape Sarto donnera raison à ce dernier. C’est après la fin du S.P. qu’est née la “légende noire” à son propos, suite à une campagne de presse qui dura de 1922 à 1928 et soulevée par des milieux du gouvernement français et des milieux ecclésiastiques libéraux à l’occasion de la condamnation de l’Action Française de Maurras. Cette campagne déboucha sur le fameux livre Saint-Siège, ‘Action Française’ et ‘Catholiques intégraux’ (1928), signé par Nicolas Fontaine. Il s’agissait d’un pseudonyme (N. Fontaine était un ancien janséniste) derrière lequel se cachait Louis Canet (1883-1958), haut fonctionnaire du gouvernement, exécuteur testamentaire de Loisy et ami de Laberthonnière, lequel mettait dans le même sac le catholicisme intégral de Mgr Benigni et le nationalisme intégral de l’Action Française, en pleine tourmente après la condamnation de Rome. Il faudra attendre 1950, avec la publication de la Disquisitio vaticane sur Pie X et Mgr Benigni, pour voir triompher la vérité avec la pleine réhabilitation de Mgr Benigni. Mais entre-temps en France l’intégrisme était devenu un épouvantail, dénoncé par rien moins qu’une lettre pastorale de l’archevêque de Paris, le cardinal Suhard (Essor ou déclin de l’Église, Lettre pastorale pour 1947). Moins de vingt ans passèrent, et les eaux troubles du “Rhin” (la théologie moderniste qui sous le manteau dominait déjà en France, en Allemagne, en Belgique, Autriche, Hollande, Suisse) se jetaient dans le Tibre romain avec Vatican II, par lequel le modernisme a vaincu une bataille importante d’une guerre qui, sur le plan divin, est perdue d’avance [pour eux]. Les portes de l’enfer ne prévaudront pas !

79) R. DE MATTEI, Modernismo e antimodernismo nell’epoca di Pio X dans M. BUSI R. DE MATTEI, A. LANZA, F. PELOSO, Don Orione negli anni del modernismo, Jaca Book, Milan 2002, pp. 68-71.

80) Cf. ANGELO TAFI, Il servo di Dio Mons. Giovanni Volpi (1860-1931), [Mgr Volpi, serviteur de Dieu] Arezzo 1981. Mgr Volpi fut le directeur spirituel de sainte Gemma Galgani et de la bienheureuse Elena Guerra.

81) GIOVANNI AZZOLIN, Gli Scotton. Prediche, battaglie, imboscate [Les Scotton, prédications, batailles, embûches], La Serenissima, Vicenza 1998.

82) Sur toute la question, voir également F. RICOSSA, Le Pape du Concile ; troisième partie : de Bergame à Rome (1914-1925) dans Sodalitium n° 24.

83) Cf. LUCIA BUTTURINI, Tradizione e rinnovamento nelle riflessioni del giovane Roncalli [Tradition et renouvellement dans les réflexions du jeune Roncalli], in AA.VV., Un cristiano sul trono di Pietro [Un chrétien sur le trône de Pierre], Servitium editrice, Gorle (Bergamo) 2003, pp. 13-26. C’est justement l’américanisme qui explique le modernisme particulier de Roncalli, modernisme pragmatique, optimiste, désireux d’“aggiornamento”.

84) “Le modernisme se proposait (…) de transformer le catholicisme de l’intérieur, laissant intacte, dans la mesure du possible, l’enveloppe extérieure de l’Église : ‘Le culte extérieur – continue Buonaiuti – durera toujours comme la Hiérarchie, mais l’Église, en tant que maîtresse des sacrements et de ses ordres, modifiera la hiérarchie et le culte selon les temps : elle rendra celle-là plus simple, plus libérale, et celui-ci plus spirituel ; et par cette voie elle deviendra protestante ; mais un protestantisme orthodoxe, graduel ; non violent, agressif, révolutionnaire, insubordonné ; un protestantisme qui ne détruira pas la continuité apostolique du ministère ecclésiastique ni l’essence même du culte’” (M. BUSI, R. DE MATTEI, A. LANZA, F. PELOSO, Don Orione negli anni del modernismo [Don Orione dans les années du modernisme], Jaca Book, Milano 2002, p. 50 ; la citation de Buonaiuti, le dernier excommunié “vitandus”, est extraite de E. BUONAIUTI, Il modernismo cattolico [Le modernisme catholique], Guanda, Modène 1943, p. 130 ; cf. aussi Sodalitium n° 58 (février 2006), pp. 42-43.

 

Appendice

Le présent article a déjà été publié en italien dans le n° 60 de notre revue, en février 2007. Depuis lors, quelques changements sont intervenus : le Père Rosario Esposito a été affilié à la franc-maçonnerie, l’abbé Marchiset ne dirige plus le site internet Virgo Maria, pour ne citer que ces exemples…

 

Mis à part ces détails et autres semblables, l’information la plus importante pour cette mise à jour concerne le cardinal Rampolla et c’est elle que je rapporte dans cet appendice. Ce qui ressort du témoignage de von Pastor (Tagebücher – Briefe – Erinnerungen, par les soins de Wilchelm Wühr) nous a incité à effectuer d’ultérieurs approfondissements sur le rôle joué d’abord par le cardinal Rampolla puis par le cardinal Gasparri, pendant et après le pontificat de saint Pie X ; mais pour des motifs de temps et d’espace Sodalitium renvoie à plus tard la publication des résultats de ces recherches qui ne modifient cependant pas l’essentiel de ce qui est écrit à propos d’une présumée affiliation maçonnique des deux cardinaux.

 

Une précision importante sur le cardinal Rampolla

 

Le 18 avril 2007, une lettre me parvenait d’un lecteur attentif de Sodalitium, l’éditeur suisse Andreas Pitsch (Verax Verlag, Müstair, Grisons), à propos de l’article Il cardinale Rampolla era massone ? [Le cardinal Rampolla était-il franc-maçon ?] publié dans le n° 60 de l’édition italienne de Sodalitium (pp. 5-37).

 

Le but de la lettre était de porter à ma connaissance un jugement sévère exprimé par saint Pie X à l’historien catholique Ludwig von Pastor (1854-1928), le célèbre auteur de la monumentale Histoire des Papes depuis la fin du moyen-âge (en vingt volumes dans la troisième édition française de 1935 que j’ai en ma possession !).

 

Von Pastor fit publier également un journal, source de précieuses informations pour tous les historiens, notre auteur ayant vécu de longues années en contact étroit avec la Curie romaine. C’est précisément de ce journal (Ludwig Freihewrr von Pastor, Tagebüscher-Briefe-Erinnerungen, par les soins de Wilhelm Wühr, F.H. Kerle Verlag, Heidelberg, 1950, p. 598) qu’est extraite la citation que m’envoyait mon correspondant. En voici la teneur dans la langue originale, l’allemand, et dans une traduction française : “Der Papts sprach dann noch länger über die Korrespondenz Rampollas mit seinen Modernisten-Freunden, die nach dem Tode des Kardinals aufgefunden wurde, und sagte : ‘Sie wären erstaunt, wenn Sie diese lesen würden’. Lächelnd meinte der Hl. Vater, die in jenen Briefen ersehnte Katastrophe (sein Tod, auf den man warten sollte) sei doch nicht eingetreten. Ernst bemerkte Se. Heiligkeit, es sei traurig, aber wahr, Rampolla habe aus zwei verschiedenen Menschen bestanden”. “Le Pape alors m’a parlé encore longuement de la correspondance de Rampolla avec ses amis modernistes, correspondance qui fut trouvée après la mort du cardinal, et il me dit : ‘Vous seriez stupéfait si vous pouviez la lire’. Avec un sourire le Saint-Père ajouta que la catastrophe tant souhaitée dans ces lettres (autrement dit sa propre mort, à laquelle on devait s’attendre) ne s’était pas encore produite. Puis, sur un ton sérieux, Sa Sainteté observa que le fait qu’il y eut en Rampolla comme deux personnes différentes était triste mais vrai”.

 

C’est le 31 mai 1914, quelques jours après le consistoire du 25 mai qui créa cardinal son futur successeur, Giacomo Della Chiesa, Benoît XV, et quelques mois avant la mort même de saint Pie X survenue en août de la même année, durant une audience privée accordée par saint Pie X au comte Von Pastor qu’eut lieu l’entretien ; Pie X confia à Pastor que, pour lui succéder, on pensait au cardinal Ferrata, qui par contre fut premier secrétaire d’État de Benoît XV, mais mourut lui aussi la même année (c’est le cardinal Gasparri qui succéda au cardinal Ferrata). Nous avons là finalement un témoignage direct et non de relato, et qui plus est, impartial, qui rappelle tout de suite au lecteur l’épisode publié par le journaliste Félix Lacointa dans Le Bloc antirévolutionnaire, épisode que lui aurait raconté un évêque qui à son tour l’aurait tenu d’un cardinal (cf. ci-dessus pp. 18-19). Von Pastor et Lacointa parlent certainement du même épisode, car il y a trop de ressemblances entre les deux récits. Et pourtant, si cette ressemblance saute immédiatement aux yeux du lecteur, il est facile aussi de voir en quoi les deux versions diffèrent. Dans le témoignage direct de Von Pastor, saint Pie X a eu la possibilité de lire la correspondance du cardinal Rampolla après sa mort (survenue, rappelons-le, le 17 décembre 1913), mais il n’y a trouvé aucune preuve de son affiliation à la franc-maçonnerie, contrairement à ce qu’atteste Lacointa, qui n’est pas témoin oculaire, si ce n’est une correspondance inattendue avec les modernistes dans laquelle Rampolla manifeste entre autres l’espoir qu’avec la mort prochaine de Pie X se réalise un changement dans le gouvernement de l’Église.

 

Laquelle des deux versions doit-on préférer ? Certainement celle de von Pastor, c’est évident, car elle donne le noyau de vérité à l’origine de la version déjà déformée de Lacointa (le glissement relations avec les modernistes, relations avec les franc-maçons, n’est pas difficile à expliquer). Alors que l’affiliation du cardinal à la franc-maçonnerie est invraisemblable et non démontrée (et peut-être même exclue justement par le témoignage de von Pastor, puisqu’il n’en fait pas mention), un rapport épistolaire avec les modernistes n’est pas du tout invraisemblable, non plus que l’espoir – très répandu ces années-là – de la mort du Pontife et du changement de directives pontificales; c’est d’ailleurs ce qui advient effectivement avec l’élection du “fils spirituel” de Rampolla à la Chaire de Pierre. Nous avons vu, par exemple (ci-dessus p. 20 et note 3 p. 32) que des contacts de ce genre, des cardinaux comme Svampa, Agliardi, Capecelatro, Mathieu, et qui sait combien d’autres… en avaient. L’impression de saint Pie X sur Rampolla (il y avait en lui comme deux personnes différentes) s’explique si l’on pense à l’estime que le Pape Sarto avait nourrie pour lui (rappelons qu’à tous les scrutins, il avait voté pour le secrétaire d’État de Léon XIII), estime amèrement déçue par le comportement ultérieur du cardinal qui “fit la fronde” durant son pontificat. C’est probablement la déception d’avoir été exclu de la papauté et de la secrétairerie d’État, et le désaccord sur la politique de rupture avec le gouvernement français qui, pour le diplomate qu’il était menait à la catastrophe, qui firent de Rampolla un ennemi de saint Pie X et le poussèrent, dans sa correspondance avec les ennemis du Pape, à souhaiter la mort prochaine de ce dernier (en 1913, Pie X avait déjà frôlé la mort mais Rampolla le précédera dans le sépulcre).

 

Le témoignage de von Pastor ne fait donc que confirmer la conclusion de cet article dédié au “cas Rampolla”.

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