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L'IMMACULÉE-CONCEPTION,

CLÉ DES PRIVILÈGES DE MARIE (II)

Par Mgr. Guérard des Lauriers

Note : cet article a été publié dans la Revue Thomiste, 1956 (1) pp. 43-87

Dans un précédent article, nous avons examiné le rapport qui existe entre l’Immaculée-Conception et la Dormition. (Nous voulons dire la non-mort de Marie.) Et nous avons vu que l’absence de « fomes » (ou Immaculée-Conception au sens fort, ou absence d’hystérésis charnelle) constitue une haute convenance, non pas toutefois un fondement nécessaire concernant la Dormition.

 

Nous avons ensuite commencé d’examiner le rapport entre Immaculée-Conception et co-Rédemption, nous proposant de montrer que l’Immaculée-Conception au sens fort, entraînant l’absence d’hystérésis mentale, fonde la co-Rédemption par assimilation. Nous avons montré qu’il est nécessaire de considérer la co-Rédemption non pas précisément en fonction des rachetés mais en fonction du Rédempteur : l’action d’une créature ne pouvant, en vertu d’elle seule, s’exercer activement sur une autre créature à racheter. L’action d’une créature – Marie co-Rédemptrice – sur le Rédempteur est-elle possible ? Oui, en raison de l’existence dans le Christ de trois modes de vouloir respectivement associés à ses trois sciences. Le Christ peut accueillir, selon le mode inférieur de son vouloir, la motion qu’il exerce sur une créature par son vouloir supérieur. Ainsi le vouloir du Christ peut-il être mû par cette créature, sans toutefois être changé : la co-Rédemptrice a pu agir sur le vouloir du Rédempteur (1). Nous en étions à montrer que cette possibilité s’est effectivement réalisée.

 

3. Nous venons d’établir une possibilité, d’ailleurs réelle et pas seulement logique : une créature peut agir directement et immédiatement sur le vouloir humain du Christ, à savoir par médiation du vouloir de désir et de soumission. La Sainte Vierge a-t-elle, en fait, agi de cette façon ? C’est la question qu’il nous faut maintenant examiner. La scène de Cana apporte, nous allons le montrer, une réponse affirmative : Marie a effectivement mû le vouloir du Christ, et, d’une manière très précise, le vouloir du Christ en tant que celui-ci est Rédempteur. Nous examinerons successivement le fait, puis sa nature et enfin sa signification.

 

a) Le fait de l’influence de Marie sur Jésus à Cana est clairement exprimé par saint Jean : « Mon heure n’est pas encore venue » (2) ; « Remplissez d’eau ces urnes » (3). À la demande de Marie, sur quoi nous reviendrons en parlant de la nature du fait, Jésus agit alors qu’un instant auparavant il estimait que le moment n’en était pas venu. On ne saurait nier qu’il y ait là un véritable changement du vouloir de Jésus, à moins de mettre en question le réalisme des récits évangéliques.

 

— Il est indispensable, en vue de préciser en quoi consiste cette motion, de rappeler la signification de l’expression « Mon heure ». Elle se retrouve en saint Jean : « Personne ne mit la main sur lui parce que son heure n’était pas encore venue » (4) et, en contraste : « Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils afin que ton Fils te glorifie. » (5) Enfin, à la suggestion, faite par ses « frères », de monter à Jérusalem lors de la fête des Tabernacles, Jésus répond : « Mon temps n’est pas encore venu, mais le vôtre est toujours prêt… Vous, montez à la Fête ; moi je ne vais pas monter à cette Fête-ci, parce que mon temps n’est pas encore révolu… Mais lorsque ses frères furent montés à la Fête, alors lui aussi monta, non pas au grand jour mais en secret. » (6) Jésus acquiesce au désir de Marie et écarte celui de ses « frères ». Nous reviendrons sur cet éclairant contraste. Pour le moment, nous observons la similitude entre tous ces cas : elle dévoile le contenu, toujours bivalent en quelque sorte, du mot « heure ». Le sens principal en est précisé par l’ultime mention l’« heure », c’est l’heure de la Passion et de la Glorification (7), puisque c’est alors et alors seulement que l’« heure est venue ». Ce sens est toujours inclus, il est aisé de le voir, dans les autres mentions du mot « heure », et c’est pourquoi nous l’appelons principal. Cela est clair en Jo. vii, 30 et Jo. viii, 20. Dans les deux autres textes, dialogues de Jésus avec Marie et avec ses « frères », le sens principal est requis comme la condition d’un autre sens qui, lui, est immédiat. Ce n’est pas le « temps », pour Jésus, de monter à la Fête en cette façon où ses frères le lui proposent, parce que se montrer publiquement c’était déclencher ce qui précisément se déroula à partir du dimanche des Rameaux. « Mon temps n’est pas venu » et cependant Jésus monte. Il faut donc entendre le temps de monter, et de monter en telle façon que ce moment où je monterai inclut référence immédiate à l’« heure », ce temps-là n’est pas venu. Mais le temps de monter en telle façon que ce moment où je monterai n’entraîne pas la consécution de l’« heure » : ce temps-là est venu. Ce passage de l’Évangile, à première vue embarrassant, manifeste au contraire très clairement ce qu’on pourrait appeler la « structure sémantique » de l’« heure ». Le sens immédiat, c’est-à-dire répondant à la situation concrète, est inintelligible sans référence au sens principal. Il en va de même pour l’« heure » de Cana. Faire le miracle, c’était, d’une manière diffuse, commencer d’exercer un ascendant sur les foules, et c’était par conséquent susciter l’opposition des autorités religieuses, et aboutir à l’« heure ». Monter à la Fête entraînait l’« heure », sans délai. Faire le miracle à Cana entraînait l’« heure », quoique dans un certain délai. À cela près, le jeu est le même, ici et là. Le « temps » de monter à Jérusalem est bien venu, puisque Jésus monte ; l’« heure » de faire le miracle est bien venue, puisque Jésus l’opère. « Temps non venu », « heure non venue » étaient donc pareillement inintelligibles s’ils n’incluaient pas expressément référence à l’« heure » de la Passion et de la Glorification. L’« heure » dont parle Jésus à Marie, c’est donc cet instant qu’ils vivent ensemble dans le lieu où ils sont, mais cet instant comme origine d’un enchaînement inéluctable de causes secondes : enchaînement dont Jésus sait respecter la nécessité puisque d’ailleurs il la veut comme aboutissant à la Passion. Cette interprétation est d’ailleurs classique (8). Nous ne faisons qu’en dessiner l’articulation aussi nettement que possible.

 

— Il suit de là que le changement de décision enregistré par le récit de Cana concerne bien formellement en Jésus l’orientation vers la Passion et vers la Gloire, concerne donc formellement le vouloir rédempteur. Le contraste entre les deux entretiens, au sujet du miracle de Cana et au sujet de la fête des Tabernacles, le confirme parfaitement. Jésus semble faire ce que lui suggèrent ses « frères », comme il fait ce que lui suggère Marie. Mais l’acte de Jésus inclut effectivement à Cana une référence à la Passion qu’il rend inéluctable, tandis que cette référence n’existe pas quand Jésus « monte en secret à la Fête ». Jésus acquiesce au désir de Marie ; il ne cède pas, quoi qu’il en paraisse, à la proposition de ses « frères ». D’ailleurs Marie sait la portée de ce qu’elle demande, les « frères » de Jésus l’ignorent. Jésus, par son comportement, transpose dans l’ordre réel le rapport qui existe déjà, dans l’ordre intelligible, entre lui et ses interlocuteurs : il lie définitivement sa destinée de Rédempteur à celle de Marie, qui « sait » ; il dissocie son comportement d’avec celui de ses « frères », qui « ignorent ». Marie est avec le Rédempteur « dès le principe » de la Rédemption exercée (9) : témoin originel de la Rédemption, auprès du Rédempteur lui-même, et ainsi co-Rédemptrice. Voilà donc le fait. Examinons maintenant le comment de cette motion exercée par Marie sur le vouloir rédempteur.

 

b) En premier lieu, il convient d’insister sur le fait qu’en cette « heure », solennelle puisqu’elle engage, nous venons de le voir, l’accomplissement de la Rédemption, Marie est, avant tout, la première rachetée. Elle l’est dès sa conception, elle l’est singulièrement au moment où s’inaugure pour elle une participation active à la Rédemption. On peut rendre compte de cette situation de Marie, à la fois rachetée et rachetante, passive et active en regard de Jésus, en utilisant la distinction faite précédemment. Le vouloir du Christ en tant qu’il est Rédempteur, vouloir que nous appellerons brièvement vouloir du Rédempteur ou vouloir rédempteur, intègre les trois modes qui ont été explicités puisque cela tient à la structure du vouloir humain du Verbe incarné, non à la spécification de ce vouloir par tel objet particulier. Qu’il vise la Rédemption, ou bien sa propre Glorification, ou bien la Gloire du Père qui inclut tout, le vouloir humain du Christ est toujours simultanément vouloir de fruition, vouloir d’adhésion, vouloir de désir et de soumission. Il ne saurait être question d’une motion du vouloir du Christ selon les deux premiers de ces modes, qui sont d’ailleurs immuablement fixés par conformation au vouloir divin ; le Christ, connaissant le dessein providentiel par la science de vision et par la science infuse, n’a pas cessé un seul instant de vouloir la Rédemption telle qu’elle s’est réalisée en fait : du moins par le vouloir associé à ces sciences. En regard du vouloir rédempteur ainsi envisagé, Marie est toute passive : elle en sait et en adore la réalité, elle en ignore la teneur exacte bien qu’elle en pressente les grandes lignes ; elle s’y conforme par la foi, achevant ainsi de le rendre efficace pour elle-même et pour toute l’Église. C’est cela qui est le principal et du côté de Marie qui ne peut être co-Rédemptrice qu’en étant première rachetée, et du côté du Christ en qui science acquise et vouloir de soumission ont évidemment pour fondement et pour centre les sciences supérieures et le vouloir qui leur correspond.

 

— Voyons maintenant comment le vouloir de Jésus, déterminé selon ses deux premiers modes par conformation à la Sagesse, a reçu selon son troisième mode cette même détermination, par la médiation de Marie. Considérons d’abord, autant que faire se peut, le mystère de sa psychologie à Lui. Deux rapprochements aideront à y pénétrer. Le « Non pas comme je veux mais comme tu veux (10) » de l’Agonie s’adresse au Père : et cette attitude de Jésus à l’égard du « Père qui est plus grand que lui (11) » paraît tout à fait normale. Elle n’en révèle pas moins, dans le jeu concret de la psychologie de Jésus, une fluctuation et une sorte de délibération. Cette délibération ne peut évidemment concerner que le vouloir de désir et de soumission ; mais le fait qu’elle existe montre que ce vouloir peut, en certaines circonstances, avoir à se chercher (12). La science acquise, qui le commande, peut demeurer provisoirement en suspens entre des données contraires ; et d’autre part les données supérieures, intelligibles ou volontaires, sont en fait inopérantes : le Christ a voulu qu’il en fût ainsi, puisque c’était là une condition sine qua non de la souffrance. Que ce moment de l’Agonie – qui est l’« heure » – fasse ressortir singulièrement le mystère du Christ, viator et comprehensor, c’est clair ; mais il montre non moins clairement que, selon le troisième de ses modes, le vouloir rédempteur peut être modifié, et pour autant peut être mû.

 

— Dès lors il convient de rapprocher la « délibération » de Cana de la « délibération » de l’Agonie, celle-ci étant le paroxysme et pour autant la mesure de celle-là. Car, au fond, il s’agit bien ici et là du même conflit : le scandale de la mort, pareillement inéluctable, soit immédiatement soit dans un délai. Puisque le vouloir de soumission a eu à se chercher à l’« heure » de l’Agonie, il n’est pas surprenant qu’il ait eu à se chercher à l’« heure » de Cana : nous avons vu en effet que l’heure de Cana ne se comprend que par sa référence intime à l’« heure » de la Passion et de la Glorification. Il n’y a dès lors aucune contradiction à ce que ce vouloir rédempteur dans la mesure et dans le moment où il est délibérant, trouve sa détermination propre en vertu de l’intervention de Marie : et, par détermination propre, nous entendons celle qui appartient globalement au vouloir rédempteur réellement exercé, mais qui lui advient en propre par le vouloir de soumission. La science acquise n’a-t-elle pas consisté pour le Christ enfant à découvrir la vérité à la faveur de l’enseignement maternel ? Cela indique suffisamment que Marie a joué vis-à-vis de son enfant un rôle semblable à celui de toutes les mères. Or l’expérience montre que, dans l’épreuve, l’homme cherche spontanément et trouve habituellement auprès de ceux qui l’ont engendré le même appui qu’il en a reçu originellement : notamment pour redécouvrir et pour mettre en œuvre une rectitude qui déconcerte la spontanéité naturelle. Jésus délibérant a « découvert » le dessein qu’il portait en lui, à la faveur de l’imperturbable désir de Marie.

 

— Notre seconde comparaison ne fera qu’approfondir cette dernière remarque en la transposant dans l’ordre ontologique. C’est la maternité divine qui est le fondement de tous les privilèges de Marie : nous ne serons pas surpris d’y trouver la source du rapport psychologiquement observable entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice. C’est l’action assomptive du Verbe qui, au sein de l’acte de l’Incarnation, fonde l’opération génératrice de Marie. « Le Christ est réellement le fils de la Vierge mère en vertu de la relation réelle au Christ de la maternité [exercée]. (13) » On ne s’avisera d’en conclure ni que Marie exerce sur le Verbe une action transitive, ni que son rôle dans l’acte de l’incarnation se réduise à une pure passivité. Marie n’agit pas sur la personne du Verbe : mais, en retour, Marie a le même rôle que toutes les mères ; elle concourt à produire la disposition ultime du corps engendré : production à la fois concomitante et nécessairement requise à l’animation, et par le fait même à l’action assomptive. Cette contribution de Marie serait-elle purement passive ? Saint Thomas estime que « dans la conception même du Christ, la Sainte Vierge n’a rien opéré activement » (nihil active operata est) (14) ; elle a simplement apporté la matière, formée il est vrai activement avant la conception. Mais la raison qu’en donne saint Thomas n’est pas d’ordre métaphysique : elle est empruntée à une physiologie qui n’a plus cours. Il reste vrai, dogmatiquement et théologiquement, que dans l’acte de l’Incarnation, Marie n’a eu que le rôle de la mère, et non pas une action qui eût réuni miraculeusement le rôle habituel de la mère et le rôle habituel du père (15). De cette majeure qui est vraie, et que saint Thomas suppose implicitement, il conclut que Marie n’a eu qu’un rôle purement passif parce qu’il déduit d’Aristote que, dans la génération, le principe masculin est actif et le principe féminin passif (16). Une nécessaire accommodation de cette thèse entraîne une modification de la conclusion. Marie, ayant le rôle de toutes les mères, est active dans la conception du Christ, à la façon dont l’est une mère dans la conception de son enfant. Et cela ne porte évidemment aucune atteinte à l’immutabilité du Verbe : qu’elle soit active ou passive du côté de Marie, l’opération génératrice est en effet fondée sur et toute relative à l’action assomptive ; la personne du Verbe elle-même n’est donc terme de l’opération génératrice que pour autant qu’elle en est l’origine : elle n’est terme que par la médiation en quelque sorte de l’acte d’assomption. La personne du Verbe n’est pas mue : elle intègre l’opération active de Marie à une motion dont elle peut être et est distinctement le terme ultime, parce qu’elle en est distinctement l’origine : sans préjudice bien entendu du concours simultané des trois Personnes divines à la production de ces réalités créées indissociables que sont l’opération génératrice de Marie, et son terme immédiat la sainte Humanité du Christ.

 

L’analogie est alors fort simple (17) : la scène de Cana explicite dans l’ordre psychologique ce que l’acte de l’Incarnation a réalisé premièrement, dans l’ordre ontologique. Le vouloir de Marie est tout relatif à celui du Verbe incarné, à la façon dont l’opération génératrice l’est à l’action assomptive. On n’en conclura ni que Marie change le vouloir du Christ, ni en retour que le vouloir de Marie se réduise à un acquiescement purement passif. La vérité est que le Christ intègre à son vouloir concrètement exercé, nous voulons dire le vouloir qui a accompli le miracle, le vouloir de Marie. Nous avons déjà suggéré comment, redisons-le pour plus de précision. Le vouloir du Christ requiert, touchant chacun des objets qui le spécifient, l’unité de ses trois modes : tout comme l’être du Verbe incarné requiert l’union des deux natures. Le vouloir de fruition et le vouloir d’adhésion sont fixés, en Sagesse, comme la personne du Verbe est immuable. Le vouloir de désir et de soumission ne peut avoir, en définitive, aucune détermination qui n’appartiendrait pas au vouloir supérieur touchant un même objet, il ne peut y avoir qu’une même spécification du vouloir dans son ensemble et pour autant un même esse de ce vouloir : ainsi, l’humanité sainte subsistant de la subsistence du Verbe, l’esse du Verbe incarné est un. Comment cette unité est-elle réalisée in actu : nous voulons dire en chaque acte du vouloir, ou en l’acte de l’Incarnation ? Par la médiation de Marie dont l’opération s’intègre à celle du Verbe. Le Verbe assume en sa personne l’Humanité sainte, en même temps que l’action assomptive « assume » en quelque sorte l’opération génératrice. Le vouloir supérieur communique sa propre détermination au vouloir de soumission, mais en assumant le vouloir de Marie qui porte en lui cette même détermination parce qu’il la reçoit, dans la foi, de ce même vouloir supérieur (18). Le vouloir humain du Christ touche au divin vouloir du Verbe, en quoi il est fixé ; mais il doit aussi, tout comme le nôtre, confronter fin et moyens, appui et opposition et c’est ce qui affleure aux moments de « délibération » et de combat. L’unité de ce vouloir nous est mieux montrée dans ces moments-là, parce qu’alors nous la saisissons dans son devenir. Nous saisissons qu’elle repose sur une double connexion : l’une est intime au Verbe incarné lui-même, elle est habituelle et n’est altérée d’une manière relative et provisoire qu’à certains moments : l’Agonie, Cana ; l’autre connexion, c’est la médiation du vouloir de Marie et cette médiation apparaît au moment où la première connexion est altérée. Jésus trouve alors, humainement, en Marie, cette détermination qu’il veut avoir à chercher humainement pour être semblable à nous : bien qu’il ne laisse pas de produire lui-même cette détermination du vouloir de Marie, à la fois divinement et par son vouloir supérieur de fruition et d’adhésion. En bref, on peut dire que Jésus oublie humainement qu’il doit pâtir à la façon dont nous nous le masquons à nous-mêmes par le jeu inconscient de l’instinct de conservation. Supérieurement, c’est-à-dire divinement et selon les deux modes supérieurs de son vouloir humain, Jésus veut à la fois : et cette prétérition en laquelle il porte la nôtre, et la médiation de Marie par laquelle il possède ce qu’il veut n’avoir pas adéquatement par lui seul et que cependant il ne laisse pas de produire en Marie. Le vouloir humain de Jésus est réellement, selon son mode de soumission, le terme du vouloir de Marie parce qu’il en est l’origine selon son mode de fruition et d’adhésion. Absolument parlant, le vouloir du Christ n’est pas changé : Jésus voulait, supérieurement, justement ce qu’il a fait ; et cependant Marie meut réellement le vouloir de Jésus, en tant que celui-ci s’intègre à lui-même en son jeu concret le vouloir de Marie (19). C’est là, très exactement, l’économie de l’acte de l’Incarnation que nous avons rappelée quelques lignes plus haut. Dans l’unité de cet acte, il y a, de l’Humanité sainte à la personne du Verbe, une double connexion : l’une, constitutive de l’unité même du Christ, est immédiatement fondée sur l’action assomptive ; l’autre emprunte, et cela nécessairement en fait, la médiation de l’opération de Marie : la même unité du Christ en est le terme ultime, parce que l’action assomptive du Verbe en est le fondement. Le Verbe a, par Marie, ce qu’il n’a pas par nature, à savoir cette Humanité dont cependant il fonde, en Marie, la conception.

 

— Concluons donc que, à Cana, le vouloir humain du Christ a été, selon son mode de désir et de soumission, réellement mû sans pour autant être changé, par le vouloir de Marie. La comparaison de l’« heure » de Cana avec l’« heure » de l’Agonie nous a montré la possibilité d’une telle motion en psychologie profonde et dans une perspective de finalité. Le Christ veut avoir à chercher cela même qu’il veut supérieurement : en l’Agonie il doit trouver par lui seul, et retrouver en lui seul, immédiatement du moins (20) à Cana, il trouve par Marie et en Marie, mais c’est bien aussi en lui qu’il retrouve ce qu’il n’a cessé de vouloir. La scène de Cana est plus humaine, celle de l’Agonie plus dramatique : médiation secourable ou isolement absolu. Cependant, ici et là, le vouloir humain du Verbe incarné présente le même jeu mystérieux : involution avec soi-même, médiatement ou immédiatement. La comparaison de l’« heure » de Cana et de l’instant de l’Incarnation nous a montré, par une analogie transcendante et cependant réelle en vertu même du type d’unité propre à l’Incarnation, que cette motion du vouloir humain du Christ est en parfaite harmonie avec le rapport de la Mère du Verbe incarné au Verbe lui-même. Dieu ne reçoit rien que premièrement il ne donne. Dieu reçoit, en assimilant à lui la créature telle qu’il la constitue par le don qu’il lui fait.

 

c) Il nous reste à préciser en quoi consiste, du côté de Marie, cette motion du vouloir rédempteur. L’Évangile le montre très clairement. L’action de Marie se résout en ceci : être imperturbablement fixée en sa résolution. Elle ne fait à Jésus qu’une seule demande. À la fin de non-recevoir : « Y a-t-il donc là affaire entre vous et moi ? (21) », elle réplique en s’adressant non plus à Jésus mais aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous dira. (22) » C’était signifier qu’elle demeurait fixée dans le désir qui avait inspiré sa prière : elle ignore l’apparence de refus en vertu de l’entièreté de sa confiance. Nous aurons à revenir sur la foi et sur l’amour qu’une telle attitude suppose : c’est précisément ce qui fera apparaître la connexion entre la co-Rédemption et l’Immaculée-Conception. Notons pour le moment l’existence objective de ce vouloir de Marie, quels qu’en soient les ressorts cachés dans sa psychologie à elle. Ce vouloir réfléchit l’ambivalence de l’« heure » : c’est l’heure du miracle, et c’est, en vertu d’une connexion inéluctable, l’heure de l’Agonie. Le vouloir de Marie concerne immédiatement le miracle, et c’est ce qu’exprime sa prière. Il concerne aussi la Passion (23). La foi de Marie serait, par elle-même, assez lucide. La prophétie de Siméon (24), l’invitation de Jésus lors du recouvrement au temple ont accru cette lucidité et en ont précisé le point d’application. C’est la Passion que la Sagesse divine a assignée comme l’instrument propre de l’Incarnation rédemptrice : Marie le sait, non sans doute dans l’ultime détail, mais en substance. Elle désire et veut la Passion de toute la foi et de tout l’amour qui la rendent activement adhérente au Vouloir de Dieu. Marie, donc, incarne ce Vouloir en y identifiant le sien. Et c’est cet état imperturbable, lucidement adéquat à l’ambivalence de l’heure, qui constitue en Marie toute la motion exercée sur le vouloir de Jésus.

 

— Il semble que lui, humainement, veuille éluder l’« heure » dont il sait bien, et mieux que Marie, l’ambivalence : « s’il est possible, que cette “heure” s’éloigne de moi (25) », … « non, ce n’est pas encore en cet instant où le vin manque que c’est l’“heure”…, que l’instant du temps qui enchâssera l’“heure” soit donc différé… » ainsi pourrait-on traduire l’état de Jésus. Marie ne dit rien ; mais elle est, par sa fermeté, une affirmation vivante : « si, cet instant est bien l’“heure”, c’est bien maintenant le commencement de la Passion et de la Gloire… » Il est toujours délicat de comparer la psychologie du Verbe incarné à celle d’une créature. Cependant, en considérant très formellement dans le Christ la science acquise et le vouloir de désir et de soumission, le rapprochement entre les deux épisodes du Temple et de Cana est éclairant. Jésus invite Marie, qui avait cherché humainement, à chercher plus divinement. Jésus, en retour, humainement « délibère ». Marie, humblement comme il convient, exclusivement par ce qu’elle est, rappelle à Jésus qui il est supérieurement, qui il doit donc être totalement (26). Marie emprunte sa propre fermeté et détermination au vouloir supérieur de Jésus qui l’imprime en elle et la lui mérite, Marie est l’instrument par lequel Jésus se révèle à lui-même : instrument actif en ce sens que Marie est, toute, acte selon cette détermination ; en ce sens surtout que l’acte propre de Marie est intégré dans l’acte de Jésus tel qu’il est posé en définitive : acquiescement à l’ambivalence de l’heure. Dieu a fait de la prière de Marie le motif de l’accomplissement du miracle et de l’engagement de la Rédemption ; mais cette ordination de la Sagesse divine se réalise concrètement en vertu de l’intégration du vouloir de Jésus s’intégrant à lui-même le vouloir de Marie.

 

d) Ces réflexions sur la scène de Cana devraient ne constituer qu’une partie de la réponse à la question que nous nous posions. La « fluctuation » du vouloir de Jésus ne concerne en effet, dira-t-on, qu’une circonstance de temps. Il y aurait toujours eu un premier miracle. Le différer n’entraînait pas de modification substantielle dans le dessein rédempteur. Le rôle de la co-Rédemptrice ne se borne-t-il pas à un aménagement, secondaire et tout relatif aux contingences créées, d’un décret immuable auquel il demeure extrinsèque ? Il suffira, pour répondre à cette difficulté, d’insister sur un aspect de la précédente conclusion. L’objet sur lequel Marie agit en propre et immédiatement, c’est l’unité du vouloir de Jésus, c’est-à-dire l’être même de ce vouloir adéquatement considéré. Nous avons insisté plus haut et nous ne reviendrons pas sur l’aspect métaphysique de cette question. La motion, selon l’un de ses modes, du vouloir humain du Christ concerne d’autant mieux ce vouloir en son entièreté que ce vouloir est ordonné à un plus haut objet : or la Rédemption est le plus haut objet créé. Il suffira de préciser l’application de ce principe pour répondre à l’objection que nous venons de formuler. Marie obtient le miracle hic et nunc, et c’est là en effet une circonstance secondaire ; mais Marie l’obtient en faisant que Jésus pour ainsi dire se retrouve lui-même, et cela est essentiel. Incluse dans la coïncidence temporelle entre l’instant où le vin manque et l’« heure », il y a, à l’intime du vouloir rédempteur, l’unité entre le mode supérieur et le mode de désir et de soumission.

 

— C’est au fond une autre façon d’entendre l’ambivalence de l’« heure » : l’« heure » appartient à la fois à l’ordre temporel et à l’ordre ontologique. Marie ne formule qu’une fois la demande dont l’objet est relatif au temps : « ils n’ont plus de vin » ; ensuite elle agit seulement en étant imperturbablement, implacablement pourrait-on dire, « Celle qui croit », celle qui croit en la Sagesse et qui désire la Passion. Marie agit en étant : et, sous l’apparaître d’une circonstance sensible et transitoire, c’est bien au vouloir de Jésus en sa réalité même qu’elle s’adresse, et c’est à ce vouloir qu’elle intègre son propre vouloir. Ce serait donc détruire la mystérieuse économie de l’« heure » que de réduire l’effet de l’intervention de Marie à une simple précession : tout comme ce serait méconnaître la portée de l’épisode de Cana que d’y voir seulement un service rendu par Jésus et par Marie à leurs hôtes embarrassés. Jésus n’a pas cessé sur terre un seul instant d’être saisi par l’« œuvre » pour laquelle il est venu (27) ; il faut lire dans la profondeur de son être la signification réelle de chacun des faits racontés dans l’Évangile.

 

— Cette interprétation se trouve d’ailleurs confirmée par le rapprochement, déjà évoqué, entre Cana et la Passion. C’est, en un sens qui est le principal, la même « heure ». Saint Jean note, ici et là, la présence de Marie. C’est le même rapport entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice. Cana en révèle mieux la structure, le « comment », à partir de données familières et sous l’apparaître d’un changement : c’est cela que nous avons cherché à analyser. La Croix qui, en plénitude, réalise l’« heure » manifeste la nature de ce dont elle est l’achèvement. Jésus et Marie communient ultimement en achevant la Rédemption. Marie, offrant Jésus dans l’offrande qu’il fait de lui-même (28), est bien à la fois rachetée et rachetante, rachetée en telle façon qu’elle devient co-Rédemptrice. Cela tient, en la personne de Jésus, à un vouloir supérieur qui est permanent, et, en la personne de Marie, à une foi et à un amour qui, par essence, sont également permanents. C’est donc bien une unité dans le vouloir rédempteur qu’il faut, à Cana, lire dans un signe : et c’est la structure révélée par ce signe qui permet de comprendre le rapport, définitivement réalisé au pied de la Croix, entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice.

 

4. a) Nous pouvons, en terminant cette section, rappeler la comparaison qui l’inaugurait et qui aura maintenant tout son sens. Le vouloir du Rédempteur est semblable à une source dont la constante impulsion est reçue par Marie. Cette même impulsion, participée, constitue Marie source subordonnée, co-source, mais en entendant bien que cette source dérivée ne possède en propre rien de l’impulsion que cependant elle émet. La source principale interfère avec la source par réflexion, ou plus exactement en un sens, interfère avec elle-même par la médiation de cette source dérivée. C’est en vertu de cette interférence que la source principale possède en fait la plénitude de sa manifestation : et c’est de cette façon, en incluant donc en elle l’opération et la présence de la source subordonnée, qu’elle produit son effet en tout ce qu’elle atteint (29). Marie est rachetée parce qu’elle reçoit l’impulsion ; rachetante parce que, la réfléchissant au sein du vouloir rédempteur lui-même, elle se trouve intégrée à ce vouloir et rachète avec lui et en lui. Il est bien vrai en un sens que Marie est d’abord rachetée et ensuite co-Rédemptrice ; mais il faut ajouter que c’est la façon même dont Marie est rachetée, accueillant l’« impulsion » en la réfléchissant, qui la rend co-Rédemptrice « sublimiori modo redempta ». Le privilège de la co-Rédemption est inclus, radicalement au moins, en celui de l’Immaculée-Conception.

 

b) Avant de revenir sur cette inclusion, ajoutons, pour prévenir toute équivoque, que cette façon de concevoir la co-Rédemptrice ne s’oppose pas aux considérations classiques sur ce sujet ; en particulier elle est en harmonie avec la thèse ci-dessus rappelée du P. Nicolas ; elle assure à celle du P. Dillenschneider le fondement qu’elle requiert. L’acte libre, source du mérite que Marie met en œuvre comme co-Rédemptrice, se situe dans notre perspective en ce « moment » où Marie reçoit et réfléchit l’impulsion justifiante. Ce même acte libre mesure simultanément et par ordre : la grâce reçue, le mérite, l’efficacité co-Rédemptrice. Cette efficacité inclut bien entendu la co-Rédemption « subjective » : nous nous bornons à le rappeler, la chose allant de soi et ne présentant pas de difficulté. D’ailleurs, si on admet la co-Rédemption par assimilation, il est clair que Marie fait tout ce que fait le Christ, mais d’une manière sub-ordonnée. Cela assume tout ce qu’on dit habituellement et tout ce qu’on doit maintenir touchant la co-Rédemption. En particulier, le rôle de Marie vis-à-vis du Corps mystique est immédiatement fondé sur le rôle du Chef, et on évite ainsi la difficulté sur laquelle nous avons insisté plus haut : l’opération propre de Marie comme co-Rédemptrice s’exerçant à l’endroit d’une Église à racheter. Dans la perspective que nous avons développée, l’opération de Marie ne peut être que concomitante à celle du Rédempteur. On tient ainsi simultanément deux vérités qui semblaient s’exclure : Marie participe à la rédemption « objective », sur quoi insiste fort heureusement le P. Dillenschneider ; Marie n’exerce aucune médiation « physique » à l’égard de non-rachetés : cela ne convient qu’au Christ. Il est bien vrai que Marie agit sur l’Église à racheter ; mais c’est parce que son opération se trouve intégrée à celle du Christ, en prenant précisément pour le principal de ses objets le vouloir de désir et de soumission : nous avons expliqué comment. On voit par là que la théorie que nous nous permettons de proposer à la réflexion théologique ne prétend pas éliminer les autres manières de voir : elle en assume le contenu positif, et cela paraît être un argument en sa faveur.

 

c) Ajoutons que le P. Mersch a déjà attiré l’attention sur cette façon de concevoir non seulement la co-Rédemption, mais en général la médiation de Marie : « Aussi n’y a-t-il absolument qu’un seul Médiateur, et il ne doit être complété par rien d’autre. Mais un élément de sa totalité est fait par sa mère. Aussi la médiation de Marie réside en premier lieu dans celle même du Christ et elle s’exerce en lui (30). » D’ailleurs l’unité entre les deux aspects de la médiation, ascendante ou descendante, entraîne que co-Rédemption et médiation globalement considérée doivent être conçues de la même façon. La médiation par inclusion dont parle le P. Mersch, ou bien la co-Rédemption par assimilation reviennent au même. Nous devons nous demander, en terminant cette section, si elles peuvent se réclamer de la tradition ou du Magistère qui la sanctionne. Le fait de la médiation universelle est considéré à bon droit par nombre de théologiens comme étant immédiatement définissable ; et il a été, depuis un siècle au moins, l’objet de nombreuses assertions des souverains Pontifes. Nous laissons cela de côté car ce qui, formellement, nous intéresse, ce n’est pas le « fait », que les travaux positifs nous présentent comme acquis, mais la nature de ce fait. À cet égard il n’y a rien de décisif, à notre connaissance, dans les documents qui affirment le « fait ». Cependant on peut noter que toutes les locutions employées dans ces documents sont compatibles avec la co-Rédemption par mode d’assimilation : quelques-unes mêmes favorisent positivement cette manière de concevoir. Elles sont de valeur inégale quant à la précision, mais toutes semblent bien viser à enseigner et pas seulement à édifier. Voici celles qui nous ont paru les plus typiques ; nous noterons, après chaque groupe de textes, le minimum et le maximum qu’on en peut conclure.

 

1. Marie est Reine

 

* adstans a dextris Unigeniti Filii sui (31).

* in cælo… residet, unaque simul cum Filio regnat (32).

* assentada à direita do Rei immortal (33).

* Jesus è Rei… ; por Ele, come Ele, subordinatamente a Ele, Maria è Rainha… (34)

sedentem ad dexteram Dei (35).

 

Minimum : Marie partage, d’une manière subordonnée au Christ, toutes ses prérogatives.

 

Maximum : Le Christ, assis à la droite du Père, est « un avec le Père » et « dans le Père » et, ainsi, Médiateur et Rédempteur par droit ; de même, Marie qui est à la droite du Christ… et à la droite de Dieu est co-Rédemptrice.

 

Peut-on faire jouer l’analogie ? Jusqu’à quel point ? Nous ne nous prononcerons pas. L’analogie prouverait que la co-Rédemptrice est dans le Rédempteur et ainsi un avec lui.

 

2. Marie est Socia

 

* Caritas porro, qua in Deum flagrat, participem passionum Christi sociamque efficit (36).

* quæ Providentissimus Deus almæ huic Redemptoris nostri sociæ impertiit (37) [il s’agit de l’harmonie des privilèges de Marie].

* quæ quidem almam Dei Matrem nobis veluti ante oculos proponunt divino Filio suo conjunctissimam ejusque semper participantem sortem (38).

* Iam vero in hoc perficiendo redemptionis opere Beatissima Virgo Maria profecto fuit cum Christo intime consociata (39).

* si Maria, in spirituali procuranda salute, cum Jesu Christo, ipsius salutis principio, ex Dei placito sociata fuit, et quidem simili quodam modo, quo Heva fuit cum Adam, mortis principio, consociata, ita ut… [Rédemption récapitule la chute] (40).

* quemadmodum Christus novus Adam, non tantum quia Dei Filius est, Rex dici debet, sed etiam quia Redemptor est noster, ita quodam analogiæ modo, Beatissimam Virginem esse Reginam non tantum modo quia mater Dei est, verum etiam quod nova veluti Heva cum novo Adam consociata fuit (41).

* utpote Christi Dei mater, socia in divini Redemptoris opera (42).

* Augusta Virgo, sine primæva labe concepta, ideo Christi Mater delecta est, ut redimendi

generis humani consors efficeretur (43).

 

Minimum : Marie est associée au Christ ; elle coopère à son œuvre, à sa place subordonnée.

 

Maximum : Deux associés ont, en regard de leur œuvre commune, une seule et même action. De même le Rédempteur et la co-Rédemptrice ont une seule et même action (44).

 

3 Marie est et agit avec le Christ

 

* Virgo arctissimo et indissolubili vinculo cum eo conjuncta, una cum illo et per illum (45).

* divina et perpetua necessitudo qua ipsa [Maria] cum Christi gaudiis et doloribus et triumphis tenetur in regendis hominibus juvandisque ad æterna (46).

* arctissime semper cum Filio suo conjuncta (47).

* etsi subjectam arctissime conjunctam in certamine illo adversus inferorum hostem (48).

* quæ quidem almam Dei Matrem nobis veluti ante oculos proponunt divino Filio suo conjunctissimam, ejusque semper participantem sortem (49).

* conjunctio [Mariæ] cum Christo Rege (50).

 

Minimum : Marie est éternellement avec le Christ, comme elle a été avec lui durant sa vie terrestre. Elle le seconde dans son action.

 

Maximum : Deux êtres qui s’aiment, et qui poursuivent une œuvre parce qu’elle a été originellement la condition de cet amour, ne peuvent agir qu’en vertu de cet amour. Et l’amour, pur, entraîne l’immanence mutuelle. C’est ce que suggère arctissima conjunctio. L’unité et l’immanence mutuelle comme effets de l’amour est une idée chère au xviie siècle français :

 

« Lors Jésus est vivant en Marie et fait comme partie d’elle-même et le cœur de Jésus est tout proche du cœur de Marie : lors Marie est vivante en Jésus et Jésus est son tout et le cœur de Marie est tout proche du cœur de Jésus et lui influe la vie. Lors Jésus et Marie ne font, ce semble, qu’un vivant sur la terre. Le cœur de l’un ne vit et ne respire que par l’autre. Ces deux cœurs si proches et si divins et vivant ensemble d’une vie si haute, que ne sont-ils point l’un dans l’autre ? Le seul amour peut penser et le seul amour divin et céleste mais le seul amour de Jésus même le peut comprendre. C’est un secret que nous pouvons adorer, c’est un secret que nous devons révérer en la terre, mais qui nous est réservé dans le ciel. Ô Cœur de Jésus vivant en Marie et par Marie ! Ô Cœur de Marie vivant en Jésus et pour Jésus ! Ô liaison délicieuse de ces deux cœurs : Béni soit le Dieu d’amour et d’unité qui les unit ensemble : qu’il unisse notre cœur à ces deux cœurs et qu’il fasse que ces trois cœurs vivent en unité, en l’honneur de l’unité sacrée qui est dans les trois Personnes divines (51). »

 

Saint Jean Eudes devait, peu après Bérulle, développer la même intuition de l’union des deux cœurs. Évoquons-le en passant :

 

« Jésus a versé dans le cœur de Marie les trésors de sagesse et de science qui sont cachés dans le sien. Mais outre cela, il y a mis encore tous les trésors des grâces et des miséricordes qu’il nous a acquis par son sang et par sa mort, et il lui a donné le pouvoir de les distribuer, cui vult, dit saint Bernard, quando vult, et quomodo vult : à qui il lui plaît quand il lui plaît et en la manière qu’il lui plaît. In manibus tuis, dit le pieux et savant Denys le Chartreux, sunt omnes thesauri miserationum Dei (52) ».

 

4. Marie est auprès de Jésus ou en Jésus

 

* [Maria est] fidissima auxiliatrix, ac totius terrarum orbi potentissima apud unigenitum Filium suum mediatrix.

* quæ prævalido apud Deum patrocinio suo quod quærit invenit, et frustrari non potest (53).

* deprecatricem apud ipsum [Dominum] (54).

* conciliatrice apud Deum (55).

* efficacissimum patrocinium apud Deum interponite (56).

* pacis nostræ apud Deum sequestra (57).

* Optimam apud Deum conciliatricem (58).

* quæ gratiam apud Deum invenit (59).

* [Maria] est apud Filium assumpta (60).

* Augusta Virgo, sine primæva labe concepta, ideo Christi Mater delecta est, ut redimendi generis humani consors efficeretur ; ex quo sane tantam apud Filium gratiam potentiamque adepta est, ut majorem nec humana nec angelica natura assequi unquam possit (61).

* ac nemo profecto Incarnati Verbi vestigiis propius quam illa atque efficacius institit, nemo majore gratia potestateque fruitur apud Cor Sacratissimum Filii Dei, ac per illud apud Patrem (62).

 

Minimum : Marie est auprès du Christ, auprès de Dieu. Elle nous introduit auprès de lui et nous obtient sa miséricorde.

 

Maximum : Être auprès de quelqu’un implique qu’on soit chez lui (Et Verbum erat apud Deum). Marie serait, dans ce sens, apud Christum, dans le Christ : sinon même apud Deum, puisqu’elle est apud Patrem en étant apud Filium.

 

5. Marie est au sein du mystère de Jésus

 

* Quoties… præconio angelico gratia plenam Mariam consalutamus… toties reminiscimur alia singularia merita quibus illa cum Filio Jesu Redemptionis humanæ facta est particeps… quam quum mysteriis nostræ Redemptionis quibus illa non tantum adfuit sed interfuit, honores quos maximos possumus, habeamus (63).

* Ejus siquidem vita, ex munere divinitus accepto Jesu Christi mysteriis arctissime inseritur (64).

 

Interfuit, inseritur paraissent assez précis pour qu’on puisse conclure la co-Rédemptrice est dans le Rédempteur, la Médiatrice est dans le Médiateur.

 

6. Marie opère par Jésus

 

* Sicut Christus Dei hominumque mediator humana assumpta natura delens quod adversus nos erat chirographum decreti, illud cruci triumphator affixit, sic sanctissima Virgo, arctissimo et indissolubili vinculo cum eo conjuncta una cum Illo, et per Illum sempiternas contra venenosum serpentem inimicitias exercens, ac de ipso plenissime triumphans illius caput immaculato pede contrivit (65).

 

À quoi nous joindrons les autres principaux passages de la Bulle Ineffabilis concernant la co-Rédemption :

 

* cui plus gratiæ collatum fuit ad vincendum omni ex parte peccatum (66).

* ac semper cum Deo conversatam, et sempiterno foedere cum illo conjunctam (67).

* apud unigenitum Filium suum mediatrix et conciliatrix (68).

 

C’est surtout le premier de ces textes qui ici nous intéresse, et notamment per Illum.

 

Minimum : Marie agit par la vertu du Christ.

 

Maximum : Le Christ ne peut être, à quelque titre que ce soit, l’instrument de Marie. Si donc Marie agit par le Christ, ce ne peut être que dans le sens suivant : Marie est dans le Christ, l’opération de Marie est incluse dans l’opération du Christ. Mais la communicabilité de cette opération commune doit être formellement attribuée au Christ et non à Marie : en sorte que Marie n’atteint qui que ce soit que par le Christ. On pourrait, il est vrai, attribuer formellement et premièrement à Marie cette communicabilité, au point de vue de la Rédemption subjective ; mais au point de vue de la Rédemption objective c’est formellement au Christ seul qu’il faut attribuer la communicabilité. Ce texte, ainsi interprété, confirme ce que nous avons exposé plus haut. Ce n’est pas à la co-Rédemptrice qu’il revient de rendre a posteriori la Rédemption objective communicable à l’Église, comme si cette qualité faisait défaut à l’œuvre du Christ. La Rédemption objective est communicable ex se, et c’est en vertu de cette communicabilité-là que l’opération active de la co-Rédemptrice elle-même est communicable ; mais l’acte du Rédempteur ne peut être en fait ce qu’il est qu’en intégrant en lui l’opération de la co-Rédemptrice.

 

Nous n’estimons pas que les textes que nous venons de rapporter prouvent d’une manière certaine. Ils constituent du moins un argument de valeur non négligeable en faveur de la co-Rédemption par mode d’assimilation.

 

E. L’Immaculée-Conception au sens fort est la condition de la co-Rédemption par assimilation

Il nous reste à examiner ce que suppose en Marie la co-Rédemption par assimilation et à en montrer le lien avec l’Immaculée-Conception au sens fort. Nous considérerons successivement Marie dans son rapport au Rédempteur, puis en elle-même.

 

1. a) Nous avons déjà dit ce que suppose en Marie l’acte de co-Rédemption par assimilation. Il nous suffira de le retracer brièvement. Nous nous bornons à considérer ce qui est, nous le rappelions à l’instant, le principal de la co-Rédemption : savoir la motion du vouloir humain du Christ selon son mode de désir et de soumission. C’est le principal en ce sens que l’opération de Marie à l’égard des membres possibles ou actuels du Christ découle de là comme de son principe. C’est aussi ce qu’on ne peut exprimer qu’avec précaution et précision. Il répugne évidemment que Marie change le vouloir rédempteur ; il répugne même que son vouloir soit autonome en ce qui concerne la Rédemption : c’est en cela que consiste l’erreur grossière que nous avons signalée en passant : un co-Rédempteur et une co-Rédemptrice. Marie ne peut, au point de vue très précis que nous envisageons, agir qu’en étant agie. S’il y avait un intervalle, de quelque nature que ce soit, entre le « moment » où Marie reçoit du Christ et le « moment » où Marie agit sur le Christ, en ce second « moment », Marie agirait par elle-même, et par conséquent le Rédempteur comme tel dépendrait de la co-Rédemptrice. Il faut donc conclure que Marie agit, non seulement en vertu de l’acte qui est de son côté la condition pour qu’elle soit agie, mais dans cet acte même (69).

 

— L’analogie du movens motum ou de l’« instrument » peut, ici encore, rendre quelque service. Précisons, avant de la mettre en œuvre, que le movens motum constituera, en regard de notre objet, une analogie de proportionnalité propre. Nous avons précisé une fois pour toutes (70) en quel sens un vouloir peut mouvoir un autre vouloir. C’est une motion de ce type ressortissant par conséquent à l’ordre moral, qui constitue l’objet de notre enquête. Nous comparons cette motion au mouvement physique, comme d’ailleurs saint Thomas le fait assez couramment. Il ne s’agit pas, bien entendu, de confondre ou même d’assimiler la motion par spiration avec une impulsion ou une attraction physique.

 

L’analogie porte sur deux rapports. Il y a, de l’acquiescement à l’initiative, dans la motion entre deux vouloirs, un rapport semblable à celui qui existe entre le mû et le moteur dans le mouvement physique. Cela posé, rappelons que l’acte de l’instrument n’est pas séparable de celui de la cause principale, il n’y a, à proprement parler, qu’un seul acte produisant actuellement l’effet. Il y a, selon le schème classique du mouvement déjà évoqué ci-dessus, deux entelekeia en une seule energeia : deux actuations selon quoi s’achèvent respectivement le moteur et le mobile dans un seul acte qui leur est commun et qui est celui du mouvement (71). Il faut ajouter que, si le mobile est « instrument », son actuation ne le concerne pas seulement lui-même en propre : elle est immédiatement ordonnée à la production de l’effet. Et enfin deux autres précisions sont nécessaires si on veut utiliser, dans le cas qui nous occupe, les analogies que nous venons de rappeler. D’une part, l’effet a pour sujet la cause principale elle-même, envisagée il est vrai sous un certain rapport : nous avons longuement analysé ce point et nous n’y revenons pas. D’autre part, le « mobile », non seulement, ici, est « instrument », mais c’est un instrument animé, c’est la personne de Marie ; elle n’est « mobile » et « instrument » qu’à la condition d’exercer un acte, conformément à sa nature libre : cet acte-là ne figure pas dans les analogies du mouvement et de l’action instrumentale qui sont tirées de l’ordre matériel (72). L’instrument inanimé communique il est vrai à l’impulsion qui le traverse les déterminations de sa nature : et l’instrument animé ne fait pas autre chose ; mais sa nature à lui comporte d’être source autonome de l’agir (73) : l’instrument animé comme tel n’est mû qu’en posant un acte.

 

— D’après cela, il faudrait, pour être complet, dire deux choses : 1°/ Marie est agie en agissant, c’est-à-dire qu’elle ne reçoit la motion du Verbe incarné que dans l’acte de foi qu’elle doit poser : la scène de l’Annonciation montre très clairement cette loi qui demeure vraie dans tout autre cas ; 2°/ Marie agit en étant agie, c’est-à-dire que, sous un certain rapport, elle agit sur le Christ, mais seulement dans cette motion qu’elle reçoit de lui. Il y a donc deux « agir » de Marie : l’un immanent, condition de la motion qu’elle reçoit, l’autre transitif imprimant à cette même motion une détermination nouvelle. Enfin ces deux « agir » sont intégrés dans un même acte qui, en propre, caractérise la co-Rédemptrice. Quand nous disons un même acte, nous nous plaçons au point de vue métaphysique. Expliquons comment.

 

L’analogie la plus proche est, nous l’avons déjà rappelé, celle de l’acte de justification : le même acte libre étant la condition de la réception de la grâce en tant qu’il est fondé sur le secours de Dieu et le principe de la possession de la grâce en tant qu’il est exercé en vue de la fin ultime (74). Cet acte, simple, récapitule, selon la durée comme selon l’être, tout le rapport de l’homme à Dieu ; il suppose l’opération simultanée de toutes les puissances de l’âme : aussi ne se réalise-t-il que rarement, semble-t-il, selon sa plénitude simple. L’acte béatifiant, éternel, a la même structure que cet acte de justification : le même acte libre incluant, par acquiescement au don de la lumière de gloire, la vision de Dieu, et par assimilation à Dieu la fruition de sa propre béatitude (75). Cette structure de l’acte éternel propre au voyant est, bien entendu, le régime de droit : il est donc normal qu’elle affleure aux moments privilégiés de la vie terrestre. Mais, habituellement, les éléments qui composent cette structure sont mis en œuvre successivement : la psychologie de la justification considère l’étalement dans le temps du jeu des puissances de l’âme, tandis que la métaphysique de la justification considère l’acte simple dans lequel, ultimement, tout ce jeu est récapitulé ; et cette distinction correspond à une différence réelle (76), sauf dans les moments privilégiés où le sujet, gratuitement exhaussé, exprime adéquatement dans son acte-opération la simplicité de son propre acte d’être.

 

b) Ce que nous venons de rappeler aidera à comprendre l’« acte » de la co-Rédemptrice. Nous reviendrons, au paragraphe suivant, en considérant l’intime d’elle-même, sur la portée concrète de la distinction entre l’« ontologique » et le « psychologique ». En ce qui concerne la révélation qui nous est proposée de Marie, la scène de l’Annonciation ou bien celle de Cana se présentent comme des successions de faits et de paroles qui expriment des sentiments divers : voilà l’aspect psychologique, le déploiement dans le temps successif de l’attitude de la co-Rédemptrice. Mais si, déjà pour un membre du Christ en puissance, un pareil déploiement n’est que le revêtement d’une réalité simple qui se manifeste à certains moments, et enfin éternellement, à plus forte raison y a-t-il un acte simple de la première et « excellemment rachetée » : acte qui par nature implique une conséquence éternelle, quoi qu’il en soit de sa manifestation plus ou moins permanente au cours de la durée terrestre de Marie. C’est cet acte-là qui, seul, intègre les deux « agir » dont nous avons parlé. Il est lui-même intégré à l’acte total de Marie, et la constitue éternellement co-Rédemptrice.

 

c) L’acte éternel de Marie a son principe et son terme en Dieu ; il a, conjointement, son principe et son terme dans le Verbe incarné : en l’une et l’autre chose, Marie est semblable à toute autre créature spirituelle, bien qu’elle ait son degré et son ordre propres ; le même acte de Marie a enfin son principe et son terme dans le Christ Rédempteur d’une façon qui lui est propre à elle : et quoi qu’il en soit de cette référence du côté de son origine, c’est-à-dire du sublimiori modo redempta, c’est la référence au Christ Rédempteur comme terme qui, formellement et éternellement, constitue Marie co-Rédemptrice. Autant il y a d’aspects dans le Chef, autant on doit en distinguer en chacun de ses membres : Jésus est Fils et sa Gloire est d’être « auprès du Père » et « dans le Père (77) » ; Jésus est Chef, il porte en fait en lui l’exigence de l’Église en fonction de laquelle, en fait également, il s’achève ; Jésus est Rédempteur, et c’est par son opération sur ses membres qu’il atteint et possède sa propre Gloire dans le Père (78). Chaque racheté a pour fin de demeurer dans le Père et partant en Dieu Père, Fils, Saint-Esprit. Chaque racheté porte en lui l’exigence toujours actuelle, éternelle, de sa relation au Rédempteur et en fait aux autres rachetés. Chaque racheté porte en lui l’exigence de participer à la Rédemption active et de parvenir ainsi à la Gloire. Ces trois mêmes aspects se retrouvent en Marie ; mais sa relation singulière à la personne du Christ entraîne, touchant les deux derniers, qu’elle est rachetée et rachetante d’une manière propre ; ce qui la concerne, elle, vise plus intimement la personne même du Verbe incarné que ce qui nous concerne. Insistons un peu sur ce point.

 

— Le Chef porte en lui l’exigence de ce premier membre qu’est Marie, tout de même que l’existence de Jésus a constitué une exigence de celle de Marie : et à cet égard Marie est première dans la Rédemption passive, non seulement par rapport aux autres rachetés, mais première d’abord en fonction du Rédempteur qui ne peut être Rédempteur qu’en rachetant ne fût-ce qu’un seul membre (79) : et s’il n’y avait eu qu’un seul membre, c’eût été nécessairement Marie. Semblablement, le Rédempteur attend de ses membres rachetés une coopération qui « ajoute ce qui manque à sa Passion (80) », c’est-à-dire qui donne à cette Passion, en tant que Rédemption active, d’être effectivement communiquée et non pas seulement communicable : et cela, quoi qu’il en soit de l’effet produit. C’est là une exigence nouvelle de la perfection du Christ, se rattachant en profondeur à la communicabilité de l’être (81). Par la Rédemption active, le Christ communique son être de grâce : et c’est comme un premier temps dans l’exercice de la communicabilité. Le second suit quasi nécessairement au premier : il consiste à communiquer l’opération qui, justement, suit à l’être. L’état diffusif de l’être de grâce, qui fonde la Rédemption active, doit se retrouver dans chaque racheté uni au Rédempteur. Et de même qu’il manquerait en fait quelque chose au Christ s’il n’était pas Rédempteur (82), parce que quelque chose de sa réalité intime ne serait pas exprimé, ainsi il manquerait en fait quelque chose au Rédempteur s’il exerçait à lui seul la Rédemption active, parce que la communicabilité propre à l’acte de Rédemption active ne serait pas réellement exercée, quoi qu’il en soit d’ailleurs du terme de cet acte. C’est premièrement, quoique non exclusivement, en fonction du Rédempteur et non en fonction des rachetés qu’il faut rendre compte de la participation à la Rédemption active. La situation privilégiée de la Mère du Christ à ce nouveau point de vue répond dès lors à celle que nous venons d’observer en ce qui concerne la Rédemption passive. Précisons comment, en revenant encore une fois à la Maternité divine.

 

— L’existence de Jésus a, rappelions-nous, exigé celle de Marie. Pareillement, l’action assomptive du Verbe a gratuitement exprimé la communicabilité de l’Être : non cependant sans l’opération active de Marie qui se termine bien à l’Humanité sainte puisqu’elle produit, en propre et ultimement, la disposition ultime à l’animation : disposition qui cependant ne subsiste que dans la Personne du Verbe. Et cela, bien entendu, est tout à fait propre à Marie. Semblablement, le fait que le Christ invite à racheter avec lui exprime gratuitement la communicabilité de l’acte de Rédemption active ; et cela suppose l’opération active des membres assimilés au Chef. Marie a, également ici, sa manière propre. Tout racheté rachète en union avec le Christ : mais son opération, à cet égard, se termine à l’effet dont l’être est produit par le Christ et dont elle concourt à produire certaines modalités accidentelles. Marie est co-Rédemptrice dans l’acte même du Rédempteur : mais de même que son opération maternelle se termine à la disposition ultime de l’Humanité sainte subsistant dans le Verbe, son opération de co-Rédemptrice se termine à la disposition ultime du vouloir humain du Christ se conformant, selon son mode de désir et de soumission, au vouloir d’adhésion et de fruition, et partant au vouloir divin. Le rôle de Marie est, ici et là, également possible, également propre, et semble-t-il également nécessaire : la communicabilité de l’acte d’Être et la communicabilité de l’acte de Rédemption active requièrent en fait une opération en Marie, concomitante et conforme à celle du Verbe, et se terminant respectivement à l’Humanité qu’il assume et à la même Humanité dont il fait l’instrument conjoint de la Rédemption.

 

— Nous venons de montrer qu’il y a une analogie véritable entre les deux rôles de la Mère « dépendante » et de la Rachetée rachetante en envisageant chacune des deux fonctions passive et active de chacun d’eux. Il y aurait un grand intérêt à développer la même analogie en l’envisageant à un autre point de vue : au lieu de comparer directement les deux fonctions passives entre elles, puis les deux fonctions actives entre elles, comparer l’unité du premier rôle en ses deux fonctions à l’unité du second rôle en ces deux mêmes fonctions. Bornons-nous à ouvrir cette perspective : y pénétrer requerrait, comme on va le pressentir, de longues et minutieuses analyses. La maternité change l’être de la mère : en quoi il y a une part d’imperfection, exclue par l’absolue virginité de Marie ; et aussi une part de perfection qu’il convient d’attribuer à Marie. Il faut, semble-t-il, étendre jusqu’à l’ordre ontologique la notion si heureusement mise au point par le P. Nicolas : « concept intégral de la maternité divine (83). » Marie exerce le rôle de mère d’une manière « digne », adéquate à tout ce que requiert ce rôle. Elle se prête aussi, humblement, à en recevoir les fruits habituels. Nous emploierons à dessein un terme très général, et nous dirons qu’il y a involution entre l’être même de Marie en sa personne et le rôle maternel exercé par Marie : et nous entendons par là qu’il y a, entre ces deux choses, conditionnement et interaction mutuels. Marie doit être telle qu’elle est, pour être dignement Mère et c’est sur quoi on a surtout insisté. Mais en retour Marie, en devenant Mère, contracte avec la Personne du Verbe une relation nouvelle qui ne peut pas être sans répercussion sur son être à elle. L’achèvement physique auquel nous faisions allusion, et qu’il n’y a aucune raison de refuser à Marie, doit être un signe : signe concomitant à un autre achèvement, cela semble conforme à toute l’économie de l’Incarnation. On ne le comprend bien qu’en analysant d’assez près la différence entre l’ordre de la foi et l’ordre du sacrement au point de vue de la participation à Dieu, que d’ailleurs ils assurent en commun : nous ne pouvons nous y attarder ici. À cette involution, expressive de l’unité du rôle maternel, correspond une connexion semblable au point de vue de la Rédemption. C’est en vertu de sa relation spéciale à la Personne du Verbe que la Mère du Christ se trouve exhaussée dans son être. C’est « en prévision du mérite du Christ » que la co-Rédemptrice se trouve établie dans l’ordre de grâce qui lui est propre. « En prévision. » Comment entendre cela en regard du rôle universel de l’Humanité sainte comme instrument conjoint de la production de la grâce ?

 

— Il semble que l’Humanité sainte, qui a dans tous les cas une causalité physique, n’ait dans celui de Marie qu’une causalité morale. Est-ce là le sublimiori modo redempta ? Ou bien faut-il l’entendre dans le sens suivant : Marie reçoit la plénitude de grâce à l’instant de sa Conception, à la fois par l’opération de toutes les trois divines Personnes selon l’ordre de la causalité efficiente, et en vertu d’une référence distincte à la Personne du Verbe selon l’ordre de la causalité formelle ? La filiation adoptive assimile au Fils par nature ; toujours envisagée dans l’ordre de la causalité formelle et exemplaire, et donc par référence à la Personne du Verbe, elle inclut toujours la médiation physique de l’Humanité assumée : sauf dans le cas d’une justification avant l’Incarnation, cas de Marie où la médiation ne peut être mais aussi peut n’être que morale. Insinuons-nous donc que la médiation morale est plus parfaite que la médiation physique ? C’est encore un point fort délicat que nous laissons de côté : aussi bien n’en avons-nous pas besoin pour notre objet. Tout ce qu’il y a de perfection dans la médiation physique, il est d’ailleurs clair que Marie en a bénéficié de par cet exhaussement d’elle-même qui est en involution avec sa maternité. Au reste il n’est pas question de rédemption « plus parfaite », mais « plus sublime ». Ne peut-on interpréter : tandis qu’il faut, pour tous les autres, la médiation physique, la médiation morale, pour Marie, a suffi. Si nous sous-entendons l’action de toute la Trinité, toujours requise et concomitante, Marie est rachetée en vertu d’une référence à la Personne du Verbe, eu égard aux mérites du Verbe incarné (84) : tout comme Marie produit la disposition ultime de l’Humanité sainte par une opération qui est objectivement référée à l’action assomptive en vertu de laquelle cette disposition subsiste. On voit dès lors l’involution en quoi consiste l’unité du rôle de Marie touchant la Rédemption. Marie n’étant pas, au moment de son adoption originelle, subordonnée à la médiation physique de l’Humanité sainte, peut ultérieurement et sous la motion du Christ, agir – relativement comme on l’a expliqué – sur cette même Humanité et concourir ainsi à la constituer l’instrument adéquat de la Rédemption active. Le Christ, pourrait-on dire, rachète Marie par son désir connu de l’éternelle Sagesse ; et le Christ, qui a racheté Marie par son désir, meut et fixe par la médiation de Marie son propre vouloir de désir et de soumission. La manière d’être rachetée et la manière d’être co-Rédemptrice se commandent mutuellement. Nous n’avons fait qu’expliciter quant au « comment » ce point de doctrine qu’avait très bien dégagé le P. Nicolas quant au « fait ».

 

— Concluons d’une manière condensée en rappelant les deux formules employées ci-dessus. Marie est agie en agissant : c’est dans un acte de foi qu’elle reçoit la motion du Rédempteur. Marie agit en étant agie : c’est dans cette motion même que Marie, à son tour, agit sur le Rédempteur ; Marie réfléchit exactement ce qu’elle reçoit : elle est comme le miroir parfait qui, en la dédoublant, permet à la source d’interférer avec elle-même. Dans une perspective plus large, on pourrait dire que recevoir et donner sont pour la co-Rédemptrice un même acte : ce qui évoque la perfection de la pauvreté et confirmerait pour autant, par la voie morale, ce que la voie métaphysique a déjà établi. Ne nous y attardons pas. Nous devons maintenant, poursuivant notre enquête, examiner ce que suppose, en Marie elle-même, le type d’opération dont nous venons de rappeler la nature et qu’impose la co-Rédemption par mode d’assimilation.

 

2. Nous allons donc, dans ce qui suit, laisser de côté la Rédemption et considérer cette créature singulière qu’est Marie. Nous supposons qu’elle possède, à un degré éminent, l’organisme théologal que possède tout chrétien ; et nous nous référons à son analyse classique : grâce, vertus, dons, missions. Nous supposons d’autre part ce qui précède et que nous venons de rappeler immédiatement dans un même acte simple, Marie est agie, et elle agit de deux façons. Et ces deux modes de l’opération de Marie sont à la fois distingués et unis par la motion qu’elle reçoit. Une inférence très simple va nous montrer que cela suppose en Marie l’absence d’hystérésis mentale (85), c’est-à-dire l’Immaculée-Conception au sens fort.

 

a) Précisons tout d’abord le rapport à la durée de l’acte simple actif et réceptif. Nous avons rappelé ci-dessus que la distinction entre le « métaphysique » et le « psychologique » n’a, dans l’état éternel, qu’une portée formelle. Tandis qu’elle a pour nous, habituellement, sur terre, une portée réelle : les actes pléniers du mens, nous voulons dire ceux par lesquels le mens, mettant en œuvre toutes ses puissances, s’exprime à soi-même aussi adéquatement que possible, ces actes-là sont rares (86) : ils jalonnent, sous l’impulsion de la grâce, les étapes d’une ascension mystique qui est le développement normal de la vie théologale (87) : mais ils semblent être donnés pour imprimer dans le mens une mesure immanente à laquelle celui-ci se référera ensuite d’une manière subconsciente et spontanée et non comme un régime permanent. Les faveurs les plus hautes dont témoigne l’expérience des saints n’échappent pas à cette loi ce sont des « moments » qui, il est vrai, exigent et sustentent ensuite un état, mais ces moments ne sont pas un état. Nul n’a jamais pensé qu’à ces alternances de la perception psychologique corresponde une alternance du degré de charité, et plus profondément du degré de l’esse Dei dans le mens. Il semble que le « psychologique » qui exprime adéquatement le « métaphysique » aux moments privilégiés, ne soit habituellement qu’un affleurement partiel successif et sporadique de ses différents aspects. En analyser les raisons nous entraînerait beaucoup trop loin. Rappelons brièvement deux points essentiels.

 

Le mens humain est le dernier des esprits : il a, par nature, une certaine complexité. Nous pourrions reprendre ici, toutes proportions gardées les remarques que nous faisions au début de cette étude concernant le rapport du corps et de l’âme. S’il y a âme et corps, il y a aussi animus et anima : animus naturellement ordonné à la contemplation des « raisons éternelles », anima agissant par le corps à partir de la sagesse acquise par animus. Qu’on emploie cette distinction augustinienne ou bien le couple aristotélicien νομς - ψυχή, on cerne la même réalité. Tous les mystiques ont d’ailleurs exprimé, chacun en son langage propre, cette dualité intime de l’âme (88). Et il y a, d’anima à animus, une unité mais aussi une distension semblables à celles qui existent entre le corps et l’âme. Voilà un premier point : anima peut ne pas épouser parfaitement animus.

 

Ajoutons que cette tension, réduite par les dons préternaturels, s’est trouvée au contraire accrue par le péché originel. Le corps ne « suit » plus l’âme et perd le bénéfice de la force d’immortalité ; anima ne « suit » plus animus et perd le bénéfice de ce qu’animus participe de Dieu. Il y a là un vice qui n’a plus raison de péché, mais qui demeure comme conséquence et comme châtiment du péché : « le psychologique », habituellement, ne « suit » plus le « métaphysique » ; il n’y réussit que dans une motion qui se présente en fait comme exceptionnelle.

 

La précédente distinction serait cependant simpliste, et au bout inexacte, si on ne l’assouplissait, sans d’ailleurs rien ôter de sa rigueur. Le « métaphysique » est en effet, par définition même, quelque chose de simple : c’est le mens considéré dans son être. Le « psychologique », très particulièrement dans l’acception où nous venons de le prendre, n’est pas simple : il manifeste précisément une sorte de dédoublement du mens, en y maintenant une potentialité irréductible. Il est donc convenable de distinguer dans le « psychologique » deux degrés : non pas qu’il n’en existe de beaucoup plus nombreux, mais il importe surtout de traduire par du multiple, ici par une dualité, une absence de simplicité qui est essentielle. D’ailleurs l’expérience a retrouvé la « psychologie des profondeurs » ; celle-ci se présente comme distincte du jeu normalement conscient des puissances de l’âme, que nous pouvons, par contraste, appeler psychologie de surface. Cependant, nous n’évoquons cette « psychologie des profondeurs » que par manière d’argument. Elle prouve l’existence de ce que nous appellerons la « psychologie profonde », et voici ce que nous entendons par là.

 

La psychologie des profondeurs, au sens où l’entend et la saisit la psychanalyse, est constituée par les strates successives de la « psychologie de surface » : les plus anciennes deviennent profondes parce que d’autres les ont recouvertes. Cette profondeur-là n’est au fond que l’épaisseur d’anima, épaisseur d’autant plus grande que l’histoire d’une vie est plus longue et plus dense ou plus encombrée. Elle ressortit, en effet, à la succession, à la répétition, à l’accumulation de la temporalité. Or une telle accumulation serait impossible sans une permanence. Cette permanence, à son tour, ne peut être attribuée aux sens, lesquels n’ont pas de mémoire ; on ne peut non plus l’attribuer à anima par elle-même : c’est en effet à animus qu’il revient en propre d’être permanent en raison de son rapport aux « raisons éternelles », et l’unité du mens serait rompue s’il y existait deux principes permanents par soi. C’est donc anima qu’appartient la permanence en question, et ce ne peut être, nous venons de le voir, qu’en vertu de son rapport à animus. L’accumulation de la temporalité enregistrée par la « psychologie des profondeurs » n’est possible qu’en vertu de la référence de chaque moment concret d’engagement temporel du mens à sa propre subsistance éternelle : c’est cette référence que nous appelons « psychologie profonde ». La « psychologie profonde » est profonde par essence, en vertu de la structure du mens. La « psychologie des profondeurs » n’a qu’une profondeur acquise résultant de l’accumulation de la « psychologie de surface » ; mais la « psychologie des profondeurs » n’est possible, on vient de le voir, qu’en raison de la « psychologie profonde » : elle en prouve donc l’existence. La distinction des degrés du « psychologique », « profond » et « de surface », a d’ailleurs été ainsi entendue par des êtres deux fois sains parce qu’ils sont saints. « Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas (89). » Saint Paul impute cette contradiction au péché. Il reste que ce que nous faisons, en un sens, nécessairement nous le voulons (90). Il y a donc deux vouloirs, l’un du bien, l’autre du mal ; leur dualité est clairement mise en évidence par leur opposition, elle n’en est pas moins permanente : il y a un vouloir profond et un vouloir de surface, et partant une « psychologie profonde » et une « psychologie de surface » puisqu’avec le vouloir nous sommes, bien entendu, dans le « psychologique ». La « psychologie profonde » doit normer la « psychologie de surface » ; tandis que la « psychologie des profondeurs » n’a aucune valeur normative, puisqu’elle est seulement l’enregistrement des comportements successifs qui ont constitué la psychologie de surface. Confondre la « psychologie profonde » avec la « psychologie des profondeurs » entraînerait radicalement sinon immédiatement la négation de la morale.

 

Cela rappelé, qui était croyons-nous utile pour éviter toute équivoque, nous pouvons préciser la distinction indiquée ci-dessus. Le « métaphysique » ressortit à animus, le « psychologique » à anima. Mais il faut, en ce qui concerne anima, distinguer l’engagement et le ressourcement, l’ensemble des fonctions concernant la temporalité successive et le rapport permanent à animus. À ces deux aspects ressortissent respectivement la « psychologie de surface » et la « psychologie profonde » : celle-ci permettant d’ailleurs l’intégration de celle-là en « psychologie des profondeurs ». On objectera peut-être que, dans ces conditions, on ne voit pas de différence entre le « psychologique profond » et le « métaphysique » : et, en effet, l’un n’est que la limite de l’autre. Ce point s’éclairera de lui-même dans un instant. Voici maintenant ce qui, en propre, nous intéresse. Le « psychologique », profond ou de surface, n’est adéquat au « métaphysique » qu’en des moments privilégiés. Cependant ses deux aspects se comportent d’une manière très différente en ce qui concerne cette adéquation. La « psychologie de surface » peut être parfaitement adéquate au « métaphysique », aux moments exceptionnels ; mais, hors de ces moments, étant mobile par essence parce qu’elle épouse la temporalité, elle semble demeurer toujours également inadéquate : c’est un saint Paul qui se plaint de trouver en lui un vouloir de fait s’ordonnant au mal. La « psychologie profonde », et dans notre exemple le vouloir profond, sont au contraire susceptibles d’un progrès indéfini en tant qu’expression du « métaphysique ».

 

Dans une perspective plus concrète, nous dirons que la « psychologie profonde » peut se stabiliser, la spontanéité consciente rejoignant l’inclination de nature vers le bien. L’état parfaitement stable de la « psychologie profonde » ou du vouloir fixé dans le bien, c’est cela le « métaphysique » : le « métaphysique » ne se distingue plus que formellement du « psychologique profond » parfaitement achevé. La distinction réelle de l’un à l’autre et l’état de tendance de l’un vers l’autre se commandent réciproquement. Un changement orienté suppose en effet une permanence et en prouve l’existence ; nous le remarquions d’ailleurs il y a un instant : la « psychologie des profondeurs » requiert la « psychologie profonde », et la « psychologie profonde », à son tour, requiert le « métaphysique ». Mais les deux termes du premier couple relèvent respectivement de perspectives et d’expériences irréductibles (91) ; ils peuvent coïncider exceptionnellement, le premier ne tend pas vers le second. Les deux termes du second couple, par nature, tendent l’un vers l’autre, bien qu’ils ne coïncident jamais dans l’expérience terrestre, les moments exceptionnels exceptés. En quoi consiste, très concrètement, leur différence ? C’est la théorie de la connaissance de l’âme par elle-même qui permettrait de répondre à cette question. Dans la mesure où une telle connaissance est possible d’une manière habituelle, elle ne peut avoir pour objet que le « métaphysique », mais c’est pour ainsi dire l’objet ultime, atteint seulement dans la médiation au moins formelle du « psychologique profond ». La structure de la connaissance de l’âme par elle-même confirme l’économie du mens telle que nous venons d’en rappeler les traits essentiels.

 

— Nous pouvons maintenant préciser le rapport à la durée de l’acte simple, actif et réceptif, de la co-Rédemptrice en regard du Rédempteur. On doit, pour le moins, accorder à Marie ce que l’observation révèle des êtres les plus proches de Dieu. Essayons de le caractériser brièvement. Le « psychologique profond », dans la mesure même où il se stabilise et devient adéquat au métaphysique, tend à être à la fois acte et état. L’acte de la « psychologie de surface » a une durée limitée : il cesse lorsque précisément la puissance qui le produit cesse d’être actuée. Le mens, au « degré » métaphysique, a pour durée l’éternité : il est acte, et cet acte s’appellera un état si on le réfère à la temporalité successive. Le « psychologique profond », qui est entre-deux, tend donc, dans la mesure même où il se fixe, à être acte au sens métaphysique de ce mot ; et cet acte doit être appelé un état en vertu de l’unité concrète des deux aspects du « psychologique ». C’est cet acte-état qui semble être, toujours en laissant de côté les moments exceptionnels, le caractère dominant de l’union à Dieu en son achèvement. L’égalité de comportement est le critère le plus précis de la perfection morale, le parfait ne pouvant par essence, ni fléchir ni s’améliorer. La perfection théologale a, elle aussi, pour critère, l’égalité : égalité d’acte, d’acte dans l’Acte ou d’être dans l’Être ; cette égalité ne peut se trouver que dans le « psychologique profond » en vertu de sa référence immédiate au « métaphysique », c’est-à-dire en vertu de sa référence à son achèvement de droit, déjà immanent au titre de mesure et d’exigence.

 

On objectera peut-être que la « psychologie profonde » est d’ordre naturel et que la perfection de sa réalisation ne devrait pas faite acception des degrés de la vie surnaturelle. Nous répondrons que s’il appartient par nature au mens d’être capax Dei, l’actuation de cette capacité dépend de la communication effective de Dieu. Le « psychologique profond » n’est pas créé par la grâce, mais il reçoit d’elle, et dans sa ligne à lui, une promotion transcendante : il n’est plus seulement fixé par sa référence à l’être du suppôt, mais par référence à l’Être surnaturellement participé par le suppôt. On comprend donc que la stabilité ou égalité de la « psychologie profonde », bien qu’elle soit, de soi, une qualité d’ordre naturel, manifeste cependant par son degré la perfection de la vie surnaturelle elle-même.

 

Cette qualité, il faut évidemment l’attribuer à Marie plus qu’à tout autre. De là suit que l’acte simple, actif et réceptif, de la co-Rédemptrice en regard du Rédempteur, est du type acte-état. Il ne faudrait pas aller à l’excès et conclure que cet acte est éternel tant que Marie demeure sur terre, tout en elle demeure sujet à croissance, y compris la stabilité du « psychologique profond » ; que celui-ci soit parfaitement stable, ou bien qu’il se réduise à un acte dont la durée est l’éternité, c’est la même chose : et cela c’est le terme, qu’aucun être humain, le Christ excepté, n’a réalisé sur terre. L’acte de Marie n’a donc pas pour durée l’éternité : mais quelle est, en propre, sa durée ? Cet acte s’exprime dans la « psychologie de surface » par des actes, répétés et successifs semblables aux nôtres, en fonction desquels il doit par contraste être appelé un état. Mais, en lui-même, est-il encore successif, plus proche qu’il est de l’éternité que tout autre acte de « psychologie profonde » ? Nous ne pouvons nous attarder à examiner ce point : il engage la question de la croissance de l’ordre théologal et de ses conditionnements métaphysiques en la personne de Marie. Nous laissons également de côté la « psychologie de surface ». Bornons-nous à noter que la Sainte Vierge n’a certainement pas observé en elle le vouloir contraire dont parle saint Paul ; mais, en retour, il nous paraîtrait téméraire de penser qu’elle ait, habituellement, joui des conditions que nous avons appelées « exceptionnelles » : équation parfaite du « psychologique » dans son ensemble au « métaphysique » (92). Ces deux extrêmes ne se sont réalisés ni dans le Christ ni en sa Mère qui ont voulu, hormis le péché, être de tous points semblables à nous. Mais qu’en est-il au juste de l’unité entre les deux aspects du « psychologique », c’est un mystère qu’il serait peut-être indiscret de scruter. De ces considérations, rendues quelque peu laborieuses par une nécessaire précision, nous retiendrons ceci : l’acte simple, à la fois actif et réceptif de la co-Rédemptrice, concerne en elle le « psychologique profond » ; c’est un acte-état, stable de la stabilité de l’Être auquel il participe, tout comme la durée en est une participation non successive de l’éternité (93). Tel est donc le rapport de cet acte à la durée, pour autant que nous pouvons le préciser.

 

b) Venons-en maintenant à la nature de cet acte, à quoi ce que nous venons de dire apportera d’ailleurs une importante contribution. Rappelons brièvement que la grâce, nouvelle nature, est mise en œuvre par les vertus et par les dons. Vertu et don sont des habitus : l’un permet d’être mû par Dieu, l’autre de poser des actes qui ont Dieu pour objet en même temps que pour fin. La conjonction au Dieu source est formellement réalisée par le don, et donc par lui mieux que par la vertu ; mais le don est ordonné à l’exercice parfait de la vertu en vu d’atteindre et de posséder le Dieu fin. Don et vertu sont stables et peuvent être librement exercés par qui les possède : c’est cela qu’on entend signifier en les appelant des habitus. Cependant le libre exercice du don consiste à poser un acte qui permet d’être mû par Dieu, si Dieu meut (94) ; le libre exercice de la vertu consiste à poser un acte qui, par nature et directement, atteint Dieu. Autrement dit, et conformément d’ailleurs l’expérience qui est ici maîtresse, la vie théologale exercée, dans son acte concret et pas seulement dans sa structure abstraite, présente une passivité et une activité : passivité dont la requête est subordonnée à la Sagesse de Dieu, activité expressive de l’être actuel de grâce du sujet et qui atteint Dieu nécessairement. Même en admettant que, au moins en Sagesse, la mise en œuvre par le sujet de l’habitus « don » constitue une exigence de la motion venant de Dieu, il reste qu’il y a du côté du don une passivité, voire une gratuité comme l’indique le nom, qu’on ne retrouve pas du côté de la vertu. Les deux habitus, « don » et « vertu », ayant en définitive le même objet qui est Dieu, il n’y aurait plus aucune raison de les distinguer si leur mode d’exercice était le même. Il convient donc, si on considère la vie théologale globalement exercée, d’attribuer à l’habitus vertu ce qu’elle présente d’actif et à l’habitus don ce qu’elle présente de passif. Ce sont là des données générales qui valent pour tout membre du Christ, et premièrement pour Marie.

 

— Rappelons qu’en ce qui concerne le Christ lui-même, c’est la science infuse incluant d’une manière habituelle le jeu des dons qui remplace la foi. D’où il est probable qu’en lui, mais en lui seul, la distinction entre les deux types d’habitus est plus formelle que réelle, du moins dans l’exercice de l’acte et cela vient précisément de ce que, étant Dieu, il ne peut se disposer, humainement et volontairement, à « être mû » par Dieu, sans l’être effectivement : l’unité de son être le requiert. Science infuse et dons intellectuels correspondent simplement, en ce qui le concerne, à des habitus réellement distincts comme habitus mais qui, nécessairement, jouent simultanément. L’Humanité sainte étant dans son être et partant dans son opération, « toute relative au Verbe », l’habitus « vertu », spécifié par l’opération est, dans son être même d’habitus, relatif au Verbe : il est donc une possibilité ontologique de recevoir la motion du Verbe en qui il subsiste, et partant il réalise aussi la structure du « don ». L’acte est donc, nécessairement, simultanément un acte de la vertu et un acte du don, lesquels agissent comme co-principes d’ailleurs réellement distincts (95). La question de savoir si le Christ a les « vertus » et les « dons » est d’ordinaire résolue par le principe suivant : tout ce qu’il y a de perfection, soit naturelle soit surnaturelle, dans l’homme doit être attribué à l’« Homme parfait ». Cette méthode ne permet évidemment pas de conclure comment les perfections qui sont en nous distinctes le demeurent réellement dans le Christ. Nous ne pensons donc pas contredire mais préciser la conclusion classique qui consiste à attribuer au Christ les vertus et les dons, en ajoutant d’après ce qui précède : l’habitus vertu et l’habitus don, lorsque leur exercice est dans le Christ spécifié par le même objet, sont en acte concrètement la même réalité, bien qu’ils demeurent comme habitus deux co-principes réellement différents 96 ; cela vient de ce que la sainte Humanité est toute relative au Verbe.

 

— Comment se situe, dans cette perspective, l’acte simple, à la fois actif et passif, de la co-Rédemptrice ? Il est du type vertu en tant qu’actif, du type don en tant que passif. Mais le point important et original c’est qu’il est l’un et l’autre à la fois, don et vertu : il est actif et passif. On peut même se demander si ce dilemme « don vertu » a, concernant cet acte de Marie (97), une portée concrète. Faut-il, en l’espèce, concevoir Marie semblable au Christ, ou bien est-elle toute semblable à nous, en qui l’exercice de la vertu et l’exercice du don sont réellement distincts ? Nous voici encore une fois aux prises avec le mystère propre de l’ordre de Marie qui n’est ni l’ordre du Christ ni le nôtre. Et une fois de plus, nous pourrions chercher à le situer entre deux, usant respectivement de diminutifs ou de superlatifs. Essayons de préciser davantage, en mettant à profit l’expression, accréditée croyons-nous par saint Louis de Montfort : « Marie toute relative au Verbe. » « Relatif à » s’applique entre créatures, dans l’ordre accidentel ; entre la créature et Dieu, dans l’ordre de l’être. Quand on dit « toute relative », on veut signifier, entre Marie et Dieu, un type spécial de rapport dans l’ordre de l’être, consécutif à la maternité divine et à la plénitude de grâce. Mais si on prend en rigueur métaphysique l’expression « toute relative à », elle ne convient qu’à cette ineffable réalité qu’est une Personne divine : elle conduirait donc à une impasse ? Voici ce qu’il nous semble possible de dire pour résoudre cette difficulté. La Personne divine est toute relative (à chacune des Personnes autre que soi), par essence : et donc dans son être, puisque pour une telle Personne qui est Dieu l’essence est d’être. L’Humanité du Christ est toute relative (au Verbe) dans son être, mais non par essence : et cela est possible puisqu’elle est une réalité créée dont l’essence est donc distincte de l’être (98). Marie est toute relative (au Verbe) dans son opération, non dans son être, encore moins par essence. Ainsi, la « totale relationalité » peut se réaliser selon trois degrés : essence, être, opération ; chacun entraîne les suivants, mais non inversement (99). Ajoutons qu’en ce qui concerne Marie, la totale relationalité, ne se réalisant pas selon l’être, ne se réalise pas toujours et nécessairement selon l’opération. Et en cela Marie est semblable à nous qui sommes non pas « tout relatifs », mais simplement relatifs à Dieu, dans notre être comme dans notre opération, surnaturelle principalement. Autrement dit, l’autonomie du sujet créé s’exprime, quant à l’opération, par la liberté. Il peut se faire, pour Marie à l’exclusion de toute autre créature, que cette opération libre se trouve assumée supérieurement par l’opération divine en sorte que Marie devienne « instrument animé », ainsi que nous l’avons expliqué plus haut ; et, alors, Marie est « toute relative » dans son opération. « Instrument » désigne Marie par son rôle fonctionnel, « toute relative » par sa situation personnelle (100) : à cela près, il s’agit du même « degré », caractéristique de son ordre à elle. Ce degré, répétons-le, n’a pas été réalisé dans toutes les opérations de Marie : elle a également cru, espéré, aimé comme nous le faisons ; mais il est normal que Marie ait atteint ce degré de la « totale relationalité » par celles de ses opérations qui la situent par rapport au Christ d’une manière distinguée et exclusive. C’est précisément ce qui se produit pour la co-Rédemptrice comme telle.

 

— Revenons à notre question. L’acte de la co-Rédemptrice, à la fois actif et passif, est-il « vertu » ou « don » ? L’un et l’autre simultanément. Marie, sous ce rapport de la co-Rédemption exercée, est « toute relative » au Verbe dans son opération : les habitus opératifs « vertu » et « don » ne sont plus, toujours sous ce même rapport, principes d’actes réellement distincts : ils n’ont qu’un seul et même acte. Marie co-Rédemptrice, ou Marie Mère du Verbe est, quant à son opération, assimilée au Christ en qui vertu et don sont, in actu, réellement, une même chose. Mais ce qui est dans le Christ nécessairement, en vertu de l’union hypostatique, est en Marie gratuitement, par référence à cette même union. L’acte de la co-Rédemptrice peut donc être, en fonction de notre propre organisme surnaturel, décrit de deux façons c’est un « don », une motion immanente et gratuite, mais à la condition d’ajouter qu’il a la stabilité et la parfaite libre disposition de soi qui appartiennent en droit à la vertu. Nous avons insisté à dessein au paragraphe précédent sur le fait que c’est un acte-état, un acte dont la durée propre transcende en quelque façon le temps successif : et il est particulièrement opportun de le rappeler si on le conçoit d’abord comme un don : ce sera alors une sorte de motion permanente, et non pas transitoire comme l’est à l’ordinaire l’acte du don. Ou bien on dira, et c’est la seconde façon de décrire, que l’acte de la co-Rédemptrice est un acte du type « vertu » : foi, espérance, charité y sont évidemment impliquées, l’épisode de Cana le manifeste suffisamment ; mais on devra alors ajouter que cet acte n’est produit que dans la motion actuelle du Rédempteur : cela est absolument requis, nous y avons insisté, pour qu’une opération se terminant au Verbe incarné n’ait pas son origine dans une créature. La co-Rédemptrice exerce éminemment les vertus théologales, mais en telle façon qu’elle demeure actuellement sous l’emprise de l’Esprit, parfaitement docile à son inspiration. Ces deux façons de s’exprimer au sujet de Marie sont d’ailleurs assez banales : l’analyse qui précède n’avait pour but que de leur donner un contenu plus précis.

 

3. Nous pouvons maintenant conclure. Que suppose, en Marie, créature graciée, la disposition que nous venons de caractériser comme étant celle de la co-Rédemptrice : docilité habituelle au Saint-Esprit, nous pourrions dire « habitus de docilité » informant, in actu bien entendu, tout autre habitus vertueux (101). Saint Paul insiste assez sur cette docilité au Saint-Esprit pour qu’on y voie quelque chose d’essentiel, et qui n’est pas tellement aisé. « N’éteignez pas l’Esprit (102) » ; « Ne contristez pas l’Esprit (103) » ; « Soyez remplis du Saint-Esprit (104). » Saint Paul n’ignore certes pas que « L’Esprit souffle où il veut (105) », et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme d’« ajouter une coudée à sa taille (106) ». Ses monitions pressantes sont justifiées par l’inertie dont nous avons brièvement rappelé ci-dessus les deux causes essentielles : la complexité du composé humain et du mens lui-même, le péché originel. La tension, voire le divorce latent entre animus et anima est évidemment en contradiction directe avec toute motion de l’Esprit. En effet, même ordonnée à la perfection d’une opération surnaturelle dont anima est le principe prochain, c’est à animus tourné vers les « raisons éternelles » et partant vers la Source qu’une telle motion est immédiatement communiquée. La résistance à l’Esprit, contre laquelle saint Paul met en garde, ne s’explique que par une division intime du mens : celui-ci ne se conforme pas à ce dont il porte en lui, de par Dieu, l’exigence immédiate ; et, au moins à cet égard, si le corps ne suit pas l’âme et ajoute son inertie propre, c’est que, premièrement, le mens, divisé, « ne se suit pas lui-même ». Cette contrariété peut devenir une sorte d’anti-habitus de l’ordre entitatif (107) : ce n’est pas une disposition positive, c’est une privation d’unité ; et cette privation empêche toute motion de l’Esprit, à moins que gratuitement et exceptionnellement, une motion spéciale, d’abord, ne reforme l’unité compromise. C’est cette carence d’unité, désormais congénitale, qu’elle ait raison de péché ou qu’elle soit seulement conséquence du péché, que nous appelons hystérésis mentale : tout comme nous avons appelé hystérésis charnelle l’état de contrariété du corps concernant la réception de la force d’immortalité.

 

— Il suit de là, a contrario, que la parfaite et habituelle docilité au Saint-Esprit, l’habitus qui fait de cette docilité un acte-état concomitant à l’exercice de la relation théologale, c’est l’absence d’hystérésis mentale : et tel est le cas singulier de Marie. On le caractérise certainement mieux en lui-même en disant, avec saint Louis de Montfort, que Marie est « toute relative au Verbe » : « don » et « vertu » ayant in actu même contenu, la structure relationnelle du premier affecte la réalité de la seconde. Mais, en fonction de la race déchue dont tous les membres sont affectés d’hystérésis à la fois mentale et charnelle, on désigne adéquatement celle qui est rachetée sublimiori modo en disant que tout son être, corps et âme, est étranger à cette inertie.

 

— Enfin, nous n’avons pas à reproduire les considérations par lesquelles nous avons établi l’équivalence entre l’absence d’hystérésis et l’Immaculée-Conception au sens fort. Elles reposaient, d’une part sur les termes employés dans la Bulle Ineffabilis, d’autre part sur l’ambivalence possible de l’hystérésis : ayant ou n’ayant pas raison de péché. Or tout cela demeure inchangé, qu’il s’agisse du mens en lui-même ou bien du rapport du corps à l’âme. Nous conclurons donc qu’une conception de la co-Rédemption soucieuse d’être également fidèle à la tradition ecclésiastique et à la précision dogmatique suppose l’Immaculée-Conception au sens fort.

 

Mais la réciproque, ici moins encore, ne va pas de soi. Si en effet l’absence d’hystérésis mentale constitue, du côté de Marie, la condition suffisante de la co-Rédemption telle que nous l’avons décrite, celle-ci n’est pas la conséquence de celle-là. Le privilège d’être co-Rédemptrice par assimilation est certes en harmonie avec la plénitude originelle au sens fort, mais il n’en découle pas nécessairement : il y a un nouveau degré de gratuité. Aussi bien, Dormition et Immaculée-Conception concernent l’une et l’autre la personne même de Marie : il est donc possible de trouver entre elles une certaine convertibilité qui, a priori, ne peut exister quand on compare un privilège personnel, l’Immaculée-Conception, et un privilège immédiatement fondé sur le rapport de Marie au Verbe incarné, la co-Rédemption.

 

III. - L'UNITÉ DU MYSTÈRE DE MARIE

1. L’unité du mystère de Marie se trouve donc éclairée, au terme de cette seconde partie de notre enquête, d’une manière nouvelle. Dans la première partie, nous avons vu que deux mystères également provisoires et également obscurs soutiennent entre eux une connexion nécessaire et réciproque (108). Et la perfection de ce lien est, avons-nous vu, révélatrice de la perfection de l’ordre de Marie ; Marie est tout entière en chacun de ses privilèges : en sorte qu’on ne peut saisir l’un d’eux adéquatement sans saisir, en Marie elle-même, tous les autres. Et ainsi la Sagesse de Dieu se manifeste dans l’ordre de Marie par la cohérence. Dans la seconde partie, nous avons surtout considéré un mystère qui est probablement un mystère éternel. Par « mystère provisoire » nous avons entendu une question qui, ayant un sens précis pour nous, peut être résolue par affirmation ou négation (109) :

 

« Marie est-elle morte ou non ? » ; « Marie a-t-elle été délivrée de toute hystérésis ou non ? » Le mystère éternel est celui qui ne peut être posé en termes qui nous soient connaturels. Comment Marie est-elle « toute relative » au Verbe ? Est-ce là une vérité adéquatement révélable ? Nous ne le pensons pas (110). Marie est, à cet égard, trop proche de Dieu : ce qui la concerne est ineffable. La profondeur du mystère, qui est celle de l’être, se manifeste par le type de progrès (111), de ce monde à l’autre, quant à la connaissance que nous en avons. Du mystère provisoire, nous saurons ce que nous ne savons pas. Du mystère éternel, nous saurons indéfiniment mieux ce que nous savons déjà, mais jamais nous ne saurons tout. Aussi la certitude du mystère éternel est-elle plus grande (112) et peut-elle fonder une inférence concernant les autres mystères : la co-Rédemption par assimilation constitue un argument en faveur de l’Immaculée-Conception au sens fort, quoique non pas inversement.

 

2. La connexion dans laquelle intervient un mystère éternel se présente donc comme moins parfaite parce que la convertibilité en est au moins pour nous moins apparente. Mais elle manifeste mieux un autre aspect de l’ordre de Marie. L’unité de cet ordre ne consiste pas seulement en une immanence parfaite et égale, à chacune de ses parties, de son principe qui est Marie elle-même ; elle consiste aussi en une sorte d’enchaînement gratuit dont chaque degré est appelé par ceux qui le précèdent et constitue cependant un nouveau don de Dieu. C’est une cohérence originale, en laquelle nécessité et gratuité se fondent supérieurement. Il semble que la Sagesse de Dieu se manifeste dans l’ordre de Marie à deux degrés : par ses effets, et par elle-même ; par la connexion entre les mystères provisoires et par la référence de ceux-ci aux mystères éternels ; en faisant Marie Marie, et en faisant Marie « toute relative au Verbe ». C’est Marie elle-même qui, au premier point de vue, est principe de son ordre ; et, au second point de vue, ce principe est la spiration de la Sagesse incréée. Mais, cela ne fait qu’un seul et même principe si, précisément, être Marie, c’est être « toute relative » au Verbe qui est la Sagesse.

 

3. Toute connexion nécessaire rend manifeste une unité qui peut, en elle-même, demeurer insaisissable. Les arguments de crédibilité ne prouvent pas la foi. Ils rendent spontanément consentante à la foi la raison naturellement avide de raisons.

 

Les rapprochements entre les divers aspects des mystères, voire d’un mystère particulier, ne prouvent pas le mystère et à peine le creusent : un sillon dans l’écorce terrestre, et le mystère est bien au-delà, au centre. Mais ce labeur de la raison, que recommande le concile du Vatican, ramène sans cesse, intimement et inéluctablement, au Mystère lui-même, le mens à la fois si assoiffé et si inconstant. Marie est, a-t-elle dit d’elle-même, « celle qui demeure en la Trinité ». Affirmation prestigieuse et déconcertante. « Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies, ses voies à Lui (113). » À défaut de la lumière simple, que nous avons réellement en substance mais, intelligiblement, seulement en promesse, nous pouvons enchaîner les mystères entre eux merveilleux chapelet intelligible qui, à la manière des Ave, recouvre une présence. De la co-Rédemption à l’Immaculée-Conception, de l’Immaculée-Conception à la Dormition… et c’est seulement la longueur de cette étude qui empêche de poursuivre de la Dormition à la co-Rédemption. Sans oublier que dans cet univers où tout est finesse, qualité, le chemin de retour manifeste toujours autre chose que l’aller, et cependant la même chose. Tout est dans tout et réciproquement.

 

4. Tout est dans tout et réciproquement. Nous ne savons le tout de rien. Nous ne pouvons donc rien savoir sans devoir savoir tout (114). Une définition dogmatique est un acte d’intellection pneumatique de dimension ecclésiale : c’est, au sens technique qu’a précisé Henri Poincaré, un choix négatif (115). Mais ce moment décisif de l’intuition appelle ensuite une prise de conscience noétique et rationnelle. C’est cette prise de conscience qui incombe au théologien. On ne peut plus penser que Marie ait contracté quelque péché que ce soit. Mais que signifie-t-on en disant « Marie est sans péché » ? Nous avons vu que, à un certain degré de précision, qui importe extrêmement pour l’unité de la mariologie, on ne le sait pas encore. Travaillons, prenons de la peine : l’invitation est pour tous. L’évidence, en une question de mécanique classique, peut s’obtenir de deux façons : certains esprits vont spontanément aux équations qui expriment immédiatement le principe premier : proportionnalité des forces aux accélérations ; d’autres esprits trouvent l’évidence dans l’invariance de la force vive. Ces deux fondements de l’évidence sont cependant rigoureusement équivalents : mais chaque esprit a son humeur. La Sainte Vierge, qui est une Mère, accueille tous ses enfants : chacun est convié, sans changer d’humeur, à tisser le chapelet du mystère ou à étreindre un grain. La mariologie, c’est l’arche d’alliance des théologiens (116) : c’est la science où on peut tout dire, à la double condition de dire quelque chose et de vouloir ne rien dire que de vrai.

 

Notes et références

1) Voici d’ailleurs le sommaire du précédent article :

I. Immaculée Conception et dormition

II. Immaculée Conception et co-Rédemption

a. Le mystère de la co-Rédemption considéré en fonction des rachetés.

b. Le mystère de la co-Rédemption considéré en fonction du Rédempteur.

c. Le mystère de la co-Rédemption. Le rapport entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice : Structure et analogies du mystère.

d. Le mystère de la co-Rédemption. Le rapport entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice : la co-Rédemption par assimilation.

2) Jo. ii, 4.

3) Ibid., 7.

4) Jo. vii, 30 ; viii, 20.

5) Jo. xvii, 1.

6) Jo. vii, 6 ss.

7) On lira avec intérêt sur cette question : A. George, s. m., L’Heure de Jean, xvii, RB LXI, 1954, pp. 392-397. – G. Temple, Conversation Piece at Cana, Dominican Studies vii, 1954, pp. 104-113. L’auteur entend dans l’heure de Cana, l’heure de la Passion. Et il interprète la réponse de Jésus à Marie : « Ce n’est pas notre affaire, ni à vous ni à moi, parce que mon heure n’est pas encore venue. » Mais quand l’heure sera venue, ce désir exprimé par l’humanité concernera effectivement Jésus et Marie, conjointement d’ailleurs : ce qui signifie le rôle intime de Marie dans la Rédemption.

8) Saint Augustin a, le premier d’une manière explicite, entendu l’« heure » du récit de Cana au sens de l’heure de la Passion. C’est comme Dieu que Jésus peut faire le miracle, c’est en tant qu’homme qu’il pâtira. Marie étant mère de l’humanité, non de la divinité, il n’y a rien de commun, d’elle à lui, concernant ce miracle (Quid mihi et tibi est, mulier ?) ; c’est seulement sur la Croix que se manifestera ce qui est commun entre Jésus et Marie, mais « l’heure n’en est pas encore venue. » « Quod de me facit miraculum, non tu genuisti, divinitatem meam non tu genuisti : sed quia genuisti infirmitatem meam ; tunc te cognoscam, cum ipsa infirmitas pendebit in cruce. Hoc est enim Nondum venit hora mea » In Jo. Ev. Tract. viii, 9 ; PL XXXV, c. 1455.

Après avoir montré que l’« heure » n’est pas pour Jésus un fatum, saint Augustin lie les deux textes : Nondum venit hora mea ; Potestatem habeo ponendi animam meam et iterum sumendi eam (Jo. x, 18). Avant la Passion, Jésus devait choisir ses disciples, évangéliser… : « Venerat ergo habens in potestate quando moreretur » ibid. 12, c. 1457. « At ubi tantum fecit, quantum sufficere judicavit, venit hora non necessitatis, sed voluntatis, non conditionis, sed potestatis » ibid. Donc, selon saint Augustin, l’« heure », c’est, absolument, l’heure de la Passion. Refuser le miracle, parce que ce n’est pas encore l’« heure », entraîne donc que faire le miracle est, au moins en quelque façon, rendre l’« heure » présente. L’« heure » est, à Cana, celle du miracle accompli et impliquant nécessairement la Passion. Saint Thomas se contente d’exposer saint Augustin avec une parfaite exactitude (Super Ev. Sancti Joannis Lect., c. ii, l. 1. ; éd. Marietti, p. 70). Il ajoute il est vrai l’interprétation, toute différente, de saint Jean Chrysostome, sans exprimer de préférence. Mais cette interprétation (heure de Cana incluant la Passion) est confirmée par le commentaire de Jo. xix, 25-27. Pour saint Augustin, de nouveau suivi par saint Thomas, l’« heure » de xix, 27 c’est justement l’heure qui, avant le miracle de Cana, n’était pas encore venue : « Hæc nimirum est illa hora de qua Jesus aquam conversurus in vinum, dixerat matri : quid mihi et tibi est, mulier ? nondum venit hora mea. Hanc itaque horam prædixerat quæ tunc nondum venerat, in qua deberet agnoscere moriturus, de qua fuerat mortaliter natus. Tunc ergo divina facturus, non divinitatis, sed infirmitatis matrem velut incognitam repellebat ; nunc autem humana jam patiens, ex qua fuerat factus homo, affectu commendabat humano » In Jo. Ev. Tract. cxix, i ; c. 1950.

Saint Irénée avait déjà proposé l’interprétation de saint Augustin. Le vin du miracle fut jugé meilleur par les convives. Le vin fait par le Verbe en un instant compendialiter (en « abrégé ») était meilleur que le vin fait par Dieu conformément aux lois de la création (Irénée de Lyon, Adv. Hæreses l. III, xi, 5 ; éd. « Sources chrétiennes », p. 188). Or « Marie voulait hâter le merveilleux signe du vin et désira avant le temps participer à la coupe de l’abrégé. Le Seigneur, contenant cette hâte qui devançait son heure (repellens ejus intempestivam festinationem), lui dit : “Femme…” Il attendait l’heure qui est connue d’avance par le Père. Pour cette même raison, lorsque les hommes souvent voulaient s’emparer de lui : « Personne ne mit la main sur lui, car son heure n’était pas encore venue » (Jo. vii, 30), l’heure de son arrestation, le temps de sa “Passion”. » Ibid., xvi, 7 ; pp. 293, 294.

On trouvera un exposé très complet de cette interprétation dans F-M. Braun, o. p., La Mère des fidèles, Essai de théologie johannique, Paris-Tournai, 1953 ; cf. pp. 49-74. Ou bien : La Mère de Jésus dans l’œuvre de saint Jean, dans RT L, 1950 ; cf. pp. 446-463.

Nous avons vu (PL XV, c. 1575 c) que, selon saint Ambroise : « Alibi (à Cana) eum ad mysterium mater impellit. » « Mystère » ne signifie-t-il pas, au-delà du miracle, la Passion ?

9) Jo. xv, 27 : « Vous rendrez témoignage de moi, parce que vous êtes avec moi dès le commencement. » Cette affirmation correspond, en sagesse divine, à ce que revendiquait Aristote : « on ne connaît bien que ce que l’on voit naître. » Les apôtres, récemment choisis, sont présents à Cana (Jo. ii, 2) ; ils ont commencé de connaître Jésus, mais ils ignorent le Rédempteur. Marie, « sublimiori modo redempta », est seule, à Cana, à connaître humainement et parfaitement Rédemption et Rédempteur. Par sa médiation, Jésus est confirmé en la conscience qu’il a, humainement, d’être Rédempteur. En un sens, très dérivé il est vrai et subordonné, selon le jeu de la psychologie humaine, Marie engendre le Rédempteur comme Rédempteur : elle le voit naître ; elle sera donc, avant les apôtres et plus immédiatement et plus profondément qu’eux, témoin de la Rédemption en regard du Rédempteur lui-même. Marie est, au pied de la Croix, la seule consolation de Jésus, le fruit quasi adéquat de la Rédemption : témoin de la mesure à l’heure de l’achèvement, comme elle avait été témoin de l’exigence à l’heure du commencement ; et cependant la même heure, le même témoignage, la même Marie co-Rédemptrice.

10) Marc. xiv, 36.

11) Jo. xiv, 28.

12) On pourrait ici soulever une objection. Nous avons insisté plus haut sur l’unité des trois modes du vouloir du Christ, et sur le fait que son vouloir supérieur est toujours « fixé » en vertu même des sciences qui lui correspondent. Comment dès lors rendre compte de cette sorte de délibération dans la science acquise et le vouloir qui lui est associé. Il est clair que, si elle n’existait pas, l’hypothèse d’une motion par Marie, sous quelque rapport que ce soit, du vouloir de désir et de soumission serait sinon fausse du moins sans fondement. Il paraît aisé de répondre : de même que le Christ demeurant « comprehensor », a pu suspendre l’effet de la science de vision dans la partie inférieure de lui-même, ainsi a-t-il pu suspendre l’effet de son vouloir supérieur dans le vouloir de désir et de soumission ainsi abandonné à ses seules ressources connaturelles. Il faut cependant préciser que cette assertion ne s’oppose pas à ce que nous venons de rappeler : à savoir l’unité particulière qui appartient par essence à l’ordre volitif dans son ensemble. Il suffit d’observer que le vouloir inférieur, s’il est fixé, ne l’est qu’en vertu, par la virtus, du vouloir supérieur : tel bien n’est déterminant que si sa référence au Bien est discernée par l’intelligence et appréciée par le vouloir faisant face à ce bien. En psychologie purement humaine, l’inverse n’est pas vrai : le vouloir du Bien n’inclut pas explicitement le vouloir du moyen même le plus propre à réaliser le Bien, une délibération peut être nécessaire ; il se peut que ce vouloir-là demeurant fixé, celui-ci ne le soit pas. Autrement dit, en psychologie purement humaine, un mode inférieur du vouloir inclut toujours actuellement les modes qui lui sont supérieurs et c’est pourquoi une motion concernant le mode inférieur concerne le vouloir en son entièreté ; mais cette inclusion ne vaut pas en sens inverse et c’est pourquoi le vouloir, fixé selon son mode supérieur, peut avoir à se chercher selon son mode inférieur ; ainsi en fut-il du Christ se faisant psychologiquement identique à nous.

13) IIIa, q. 35, a. 5

14) IIIa, q. 32, a. 4.

15) Cela ferait intervenir, dans la génération de l’humanité du Christ, un principe créé autre que Marie : c’est ce qu’exclut la virginité in partu.

16) Le couple de notions métaphysiques action-passion est mis en équation avec le couple physique constitué par les deux sexes. Les cas de parthénogénèse montrent que cette assimilation est trop sommaire.

17) Analogie de proportionnalité propre. On trouvera, ici et là, une même structure, concrètement réalisée. La différence est d’ailleurs assez claire : d’une part, rapport du créé à l’incréé dans l’ordre de l’être ; d’autre part, rapport entre deux réalités créées dans l’ordre psychologique.

18) Nous disons « vouloir » en abrégé. La science acquise, sous la forme d’inventio propre au Christ, est évidemment incluse dans ce vouloir.

19) On rend compte ainsi parfaitement de l’unité, toujours réalisée, mais ici particulièrement convenable et particulièrement délicate, entre la gratuité du don de Dieu et la liberté de la coopération de l’homme. Marie, avons-nous remarqué avec le P. Nicolas, est rachetée d’une manière absolument gratuite ; ensuite elle a à prendre possession, pour elle-même et pour toute l’Église, de la Rédemption objective réalisée par le Christ : prise de possession libre, le P. Dillenschneider y a heureusement insisté. De cette façon, gratuité et liberté sont bien affirmées, mais d’une manière successive. Or ce qu’il y a de plus original dans l’acte de justification c’est l’involution que nous avons rappelée : le don de la grâce (communicatio) fondant l’acte libre qui rend possible la possession de la grâce (consecutio). Gratuité et liberté se conditionnent mutuellement au sein du même acte ; acte qui, simultanément, est tout entier de Dieu et tout entier de l’homme sous des rapports différents, causæ ad invicem sunt causæ. Cette économie, propre aux plus hautes interventions de Dieu dans la création, doit évidemment appartenir à l’acte de Rédemption objective adéquatement considéré. Le Christ y « représente » Dieu, il est Dieu ; Marie y re-présente l’homme, elle est nouvelle Ève. Il doit y avoir, du Christ à Marie, dans l’acte simple de la Rédemption, ce qu’il y a de Dieu à l’homme, dans l’acte simple de la justification : non seulement similitude de structure et analogie de proportionnalité, mais participation fondant une efficience réelle. Cf. RT LV, 1955, pp. 500 s.

Or c’est très exactement cette structure que décrit la co-Rédemption par mode d’assimilation (de Marie au Christ). La communication de la Rédemption objective fonde l’acte de libre arbitre qui rend possible la possession de cette même Rédemption objective. Quel est cet acte de libre arbitre ? Celui du Christ selon son vouloir de désir et de soumission ; mais aussi, conjointement et nécessairement, celui de Marie puisque ce vouloir du Christ, en fait et conformément au « vouloir supérieur », est impossible sans le vouloir de Marie. Qui possède la Rédemption objective ? Qui possède la grâce, sinon celui qui pose l’acte libre et donc, Marie, conjointement au Christ, possède la Rédemption objective. Marie n’a pas à recevoir cette Rédemption une fois que celle-ci est obtenue ; c’est en vertu de la façon même dont Marie co-opère à la Rédemption objective que Marie en est co-possédante conjointement an Christ. Quant à cet acte libre de Marie, il est, nous y avons assez insisté, suscité par Dieu et par le Christ (vouloir supérieur), tout comme l’acte de libre arbitre inclus dans l’acte de justification est suscité par le secours de Dieu. Et comme Marie, en ce « moment », en cet acte de la Rédemption objective, représente l’« homme » et opère au nom de l’« humanité devenant l’Église », Marie pose l’acte libre au nom de l’humanité et Marie devient possédante an nom de l’Église tout cela dans un seul et même acte simple et indivisible, dont il est impossible de dissocier les deux aspects sans tomber immédiatement dans les difficultés, voire dans la contradiction, que nous avons signalées ci-dessus.

Saint Albert remarque avec beaucoup de finesse : « Annuntiatio est per modum inducentis in consensum, ut consentire sit ex libera electione, quia aliter non esset laudabile » In III Sent., d. 3, a. 1 ; éd. Borgnet, t. xxviii, p. 58.

On a redit à l’envi que l’Incarnation rédemptrice a été suspendue au consentement de Marie. Saint Albert précise que Marie a été induite à consentir : cela seul rend compatible la Sagesse infaillible de Dieu et la libre élection requise à la perfection de l’acte humain. Marie, en l’acte de l’Annonciation, est libre en ne refusant pas un acquiescement. Marie, en l’acte de la Rédemption, est libre en affirmant un désir. Et comme Marie agit, quant à la production de l’acte libre au nom de l’humanité (quant à son effet, au nom de l’Église), on voit que la co-Rédemption par assimilation, loin de diminuer comme on aurait pu le craindre la « part de l’homme », exalte au contraire singulièrement la liberté humaine. C’est vraiment par un acte libre positif, la faisant pénétrer au cœur même de l’acte du Rédempteur, que l’humanité est appelée, en la personne de Marie, à prendre possession de la Rédemption objective. Chaque humain, devenant membre du Christ, est appelé à faire ce que Marie fait pour tous : mais son acte se situe en regard du Rédempteur et de la co-Rédemptrice considérés conjointement. Seul l’acte de Marie se situe en regard de la personne du Christ Rédempteur distinctement, achevant ainsi la communicabilité propre à la Rédemption objective comme telle.

20) Marie fut certainement présente à l’Agonie par la foi. Cela n’implique pas que le Christ ait, humainement, perçu cette présence.

21) Jo. ii, 4. Le P. Braun (op. cit.) montre, avec la tradition, que le sens biblique de cette expression est bien un refus.

22) Ibid., 5.

23) C’est ce que suggère la réflexion de saint Ambroise, comme nous l’avons noté plus haut (pp. 39-40, n. 8, in fine).

24) Luc. ii, 34-35.

25) Matth. xxvi, 39 : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi. »

26) Ce silence ferme et humble, qui s’impose et instruit sans rien imposer, se retrouve dans telle apparition de la Vierge. Le Père Lamy rapporte que l’autel proche de l’apparition avait été mal nettoyé : « Ça m’a été montré par son regard. Elle ne se plaint pas, mais Elle montre du regard ce qu’Elle regarde » Comte P. Biver, Le Père Lamy, Paris, Enault, 1947, cf. p. 99. Marie a pu « montrer » au Christ, mais intérieurement par sa foi, que c’était l’« heure ».

27) Jo. iv, 34 ; v, 36 ; ix, 3-4 ; x, 32, 37 ; xvii, 4.

28) Nous avons vu que le mot obtulit a été employé par Léon XIII, Pie XII ; Benoît XV : immolavit.

29) Ainsi se trouve parfaitement fondée l’unité entre les deux médiations ascendante et descendante.

30) « Marie donc est médiatrice, médiatrice de toute grâce, médiatrice pour tous les hommes…

« Mais elle n’est médiatrice, pour l’essentiel, que de la médiation même du Christ, et parce qu’elle définit pour une part cette médiation. Mère de Dieu, elle définit comment c’est bien l’humanité réelle que le Christ unit à Dieu eu lui.

« Elle n’est pas un médiateur que le Christ interposerait entre lui et les hommes pour garder les distances ; au contraire, elle est le moyen qu’il a pris pour qu’il n’y ait pas de distance et pour que la race humaine, en lui, touche Dieu directement.

« Aussi n’y a-t-il absolument qu’un seul médiateur, et il ne doit être complété par rien d’autre. Mais un élément de sa totalité est fait par sa mère. Aussi la médiation de Marie réside en premier lieu dans celle même du Christ et elle s’exerce en lui : la médiation de Jésus est parfaite du côté humain en étant mariale…

[La situation de Marie auprès du Christ est éternelle ; il n’est homme qu’en étant son fils.]

« Puisqu’il est son fils physiquement et non seulement moralement, sa médiation n’est pas morale seulement, mais physique, ontologique ; médiation de grâce et de mérite, non seulement médiation de prière et d’intercession » É. Mersh, s. j., Sainte Marie, Mère de Dieu, NRT lxvii, 1940, pp. 135-136.

31) Pie IX, Ineffabilis Deus (8 déc. 1854) ; Quanta cura (8 déc. 1864). Les documents cités sont, sauf indication contraire, des lettres encycliques.

32) Pie XII, Mystici Corporis Christi, AAS XXXV, 1943, p. 48.

33) Pie XII, Rediomessage au Portugal pour le couronnement de Notre-Dame de Fatima (13 juil. 1946) ; AAS XXXVIII, 1946, p. 266.

34) Ibid.

35) Pie XII, Ad cæli Reginam, AAS XLVI, 1954, p. 629.

36) Pie X, Ad diem illum (2 fév. 1904).

37) Pie XII, Munificentissimuss Deus, AAS XLII, 1950 p. 758.

38) Ibid., pp. 767-768.

39) Ad Cæli Reginam, loc. cit., p. 634.

40) Ibid.

41) Ibid., p. 635.

42) Ibid.

43) Pie XI, Epistola Auspicatus profecto au cardinal Binet, Légat à Lourdes (28 janv. 1933) AAS XXV, 1933 p. 80.

Le membre de phrase ut redimendi generis humani consors efficeretur est repris par Pie XII, Ad cæli Reginam, loc. cit. p. 635.

44) Entre minimum et maximum, nous ne tranchons pas. Nous sous-entendrons, pour les autres titres de Marie, cette remarque déjà faite pour Marie Reine.

45) Pie IX, Ineffabilis Deus (8 déc. 1854).

46) Léon XIII, Lætitiæ sanctæ (8 sept. 1893). Les formules que nous citons empruntées aux Encycliques de Léon XIII appartiennent aux finales des lettres. Chacune séparément n’a pas une très grande valeur quant à la précision. Mais leur répétition constitue une convergence suggestive.

47) Mystici Corporis Christi, loc. cit., p. 247. Locution reprise dans Ad Cæli Reginam, loc. cit., p. 635.

48) Munificentissimus Deus, loc. cit., p. 768.

49) Ibid., pp. 767-768.

50) Ad Cæli Reginam, loc. cit., p. 636. (Trois mentions de conjunctio.)

51) Lettre du Cardinal de Bérulle aux religieuses Carmélites du Couvent de l’Incarnation de Paris au premier jour de l’an (1628), ix (cf. J. Dagens, Correspondance du Cardinal Pierre de Bérulle, Paris, Desclée De Brouwer, 1939 t. iii, p. 597).

52) Saint Jean Eudes, Le Cœur admirable de la très sacrée Mère de Dieu, l. IX, ch. ix ; OEuvres choisies, VII,

Paris, Lethielleux, 1939, p. 466.

53) Pie IX, Nostis et nobiscum (8 déc. 1849).

54) Pie IX, Qui pluribus (9 nov. 1846).

55) Léon XIII, Inscrutabili (21 avril 1878).

56) Léon XIII, Æterni Patris (4 août 1879).

57) Léon XIII, Supremi Apostolatus (1er sept. 1883).

58) Léon XIII, Lætitiæ sanctæ (8 sept. 1893).

59) Léon XIII, Jucunda semper (8 sept. 1894).

60) Léon XIII, Adjutricem populi (5 sept. 1895).

61) Pie XI, Epistola Auspicatus profecto, loc. cit., p. 80.

62) Pie XII, Mediator Dei ; AAS XXXIX, 1947, p. 852.

63) Ibid.

64) Ibid. Ce texte est suivi immédiatement de celui qui vient d’être relevé …inseritur, ac nemo… (supra, n. 62).

65) Pie IX, Ineffabilis Deus (8 déc. 1854), dans Lettres apostoliques de Pie IX. Paris, Bonne Presse, p. 114.

66) Ibid., p. 118.

67) Ibid.

68) Ibid., p. 126.

69) M. l’Abbé Michel remarque fort justement : « Les actes satisfactoires et méritoires de Marie se sont-ils terminés immédiatement et directement aux effets désignés par l’expression “Rédemption objective” ? Ces effets, les actes du Christ, y sont ordonnés immédiatement et directement. Mais c’est dans et par le sacrifice du Christ que Marie les atteint » Recension de l’ouvrage du R. P. Druwé, dans L’Ami du clergé LX, 1950, pp. 35-38 ; cf. p. 37. C’est d’ailleurs ce que dit Pie IX : Marie triomphe una cum Illo et per Illum. Nous ne disons pas autre chose. Nous cherchons simplement à préciser le contenu de cette formule. Elle signifie certainement que Marie agit par « la vertu » du Christ comme « le bailli agit par le roi » ; mais est-ce tout ?

Elle signifie aussi que Marie ne touche rien de créé que dans le Christ. Comme elle ne touche le péché que dans la souffrance du Christ, et pour ainsi dire enveloppée de cette souffrance, elle ne touche les rachetés que dans le vouloir rédempteur et comme enveloppée de ce vouloir. La com-Passion consiste pour elle à être dans le pâtir de Jésus en contribuant à l’entretenir par son propre désir à elle ; et la co-Rédemption consiste pour Marie à être dans le vouloir rédempteur en contribuant à le déterminer par son propre vouloir. Le vouloir rédempteur, objectivement et tel qu’il est en fait, porte bien en lui quelque chose de Marie. Atteignant les rachetés dans ce vouloir, Marie elle-même agit bien per Illum, en toute propriété d’expression (dans Ineffabilis, loc. cit., p. 114).

70) Cf. premier article, p. 22 s.

71) Mgr Journet a heureusement rappelé que, dans l’acquisition des grâces, Marie introduit, de Jésus à nous, une médiation de suppôt, compatible avec l’immédiation de « vertu » (cf. La Vierge est au cœur de l’Église, dans Nova et Vetera xxv, 1950, pp. 59 ss.). C’est cette « immédiation de vertu » qui appelle de nouvelles précisions.

72) Cela n’ôte rien de leur portée si on les entend analogiquement. Il convient seulement d’ajouter les précisions qu’elles ne peuvent donner.

73) Marie, personne distincte de Dieu, est plus « autonome » que l’Humanité de Jésus par rapport à la Personne du Verbe (cf. premier article, p. 24, n. 46, fin).

74) Ia-IIæ, q. 113, a. 8, ad 2um.

75) Nous ne retenons ici, sommairement, que ce qui est requis à notre objet. Cela ne suffirait pas pour situer, en regard de Dieu, le mens capax Dei, radicalement fixé par la vision, mais souverainement libre de mettre en œuvre les ressources de sa nature au service de sa soif du Mystère.

76) La justification, nous voulons dire l’accès à la foi, ou même à un nouveau degré de grâce, peut se réaliser dans un instant ou bien s’échelonner sur toute une vie. Dans les deux cas, il y a durée : il n’y a pas d’acte humain sans durée, c’est seulement l’extension de la durée qui est différente : nulle ou indéfinie. Et les deux cas sont réellement distincts. La grandeur d’un nombre est réellement distincte de l’essence du nombre. Dans l’instant il n’y a que qualité ; dans l’extension de durée, qualité et grandeur.

77) Le rapport de Jésus à son Père est signifié dans l’Évangile :

a) soit par mode dynamique :

Jésus est envoyé : Jo. vi, 44, 57 ; viii, 18 ; x, 36 ; xii, 49 ; xiv, 24 ; xx, 21.

Jésus fait retour au Père (πρός) Jo. xiii, 1 ; xiv, 28 ; xvi, 10, 28 ; xx, 17.

Jésus procède du Père et fait retour au Père : Jo. xvi, 8.

b) soit par mode statique :

Le Père est avec Jésus (μετα) : Jo. xvi, 32.

Jésus est dans le Père et le Père en Lui (έυ) : Matth. xvi, 27 ; Jo. x, 25, 38 ; xiv, 11, 20 ; xvii, 21.

Le Verbe est en Dieu (πρός) : Jo. i, 27.

Le Verbe est dans le sein du Père (εις του κόλρον) : Jo. i, 18.

Le Père et Jésus sont un (έν) : Jo. x, 30.

Jésus est à la droite du Père : formule du Credo, interprétant Act. ii, 33.

Jésus est auprès du Père ; puisque « par lui nous avons… libre accès au Père » : Eph. ii, 18.

C’est évidemment en fonction de ce rapport de Jésus à Dieu le Père que doit être conçu son rôle de Médiateur : Gal. iii, 19 ; I Tim. ii, 5 ; Heb. viii, 6 ; ix, 15 ; xii, 24.

78) Luc. xxiv, 26 : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît toutes ces choses pour entrer dans sa (αύτου) gloire ? »

79) Un seul membre eût suffi en rigueur. Cependant, ainsi qu’on va l’expliquer, un membre unique, du fait de son isolement, n’eût pas exprimé l’exigence de communicabilité qui est l’un des caractères intrinsèques de l’unité de l’Église, dans le Chef comme dans les membres.

80) Col. i, 24 : « Je complète en ma chair ce qui manque encore aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église. »

81) Associer un autre à une entreprise c’est être soi-même, en quelque façon, non seulement dans l’œuvre mais dans cet autre qui lui aussi accomplit la même œuvre. Or une réalité est dite communicable si elle peut, en vertu de sa nature, se retrouver dans une autre : ainsi l’être est éminemment communicable. C’est donc une perfection de l’être du Rédempteur comme Rédempteur qui se trouve manifestée par l’existence de la co-Rédemptrice.

82) Le Christ est en fait pour l’Église, l’Église en droit pour le Christ et le Christ pour Dieu (I Cor. iii, 23 ; Eph. V, 24).

83) M. J. Nicolas, o. p., Le concept intégral de Maternité divine, dans RT XLII, 1937, pp. 58-93 et 230-272.

84) Nous avons vu, premier article p. 12, n. 25, la nature du lien qui unit Marie à Jésus. Ce qui intervient, au point de vue où nous nous plaçons en ce moment, c’est le « degré » de ce lien : combien il est étroit et intime. C’est, au fond, une autre manière d’exprimer que la co-Rédemptrice est en celui qui la rachète. L’expression

* arctissime conjuncta a été employée au moins dans les documents suivants :

* Ineffabilis Deus : arctissimo et indissolubili vinculo cum eo conjuncta (1854) ;

* Mystici Corporis Christi : arctissime semper cum Filio suo conjuncta (AAS XXXV, 1945, p. 247). [Passage reproduit dans Ad Cæli Reginam, AAS XLVI, 1954, p. 635] ;

* Munificentissimus Deus : divino Filio suo conjunctissimam (AAS XLII, 1950, p. 768) ;

* etsi subjectam arctissime conjunctam (ibid.).

On peut, à partir de là, rapprocher avec fruit ce qui concerne la personne de Marie de ce qui concerne la Personne du Verbe. Marie n’opère que selon ce qu’elle est, parce qu’elle opère « dans » le Verbe incarné, en conformité à Lui, en « étroite unité » avec Lui, et que le Verbe n’opère qu’en vertu de ce qu’il est.

Le Verbe, in divinis, est premier dans l’ordre de la Génération, et il subsiste dans le Principe, « dans le sein du Père » (Jo. i, 18). Et, du fait que le Verbe subsiste dans le Principe, il est produisant comme l’est le Principe lui-même.

C’est cela d’ailleurs qui fonde éminemment le principe si habituellement utilisé par les scolastiques : « ce qui est premier dans un ordre y est cause du reste. » Le Verbe, qui est premier dans l’ordre de la Génération passive, est, de ce fait, co-Principe de la Spiration active. Le premier d’un ordre c’est ce qui, de tout l’ordre, est au plus près du Principe : il devient, de ce chef, source en vertu du Principe.

La Rédemption, c’est la dérivation dans l’ordre surnaturel, par la sainte Humanité, instrument conjoint, de l’efficience souveraine du Verbe, dont la Spiration active est la seule expression adéquate. Laissant de côté la comparaison entre Création et Rédemption, considérons Marie à ce second point de vue. En vertu de la maternité divine, Marie est dans tout son être à elle, conforme au Verbe, arctissime conjuncta (on peut dire épouse du Verbe). Et Marie est la première rachetée. La co-Rédemption résulte de là. La loi que fonde éminemment le Verbe dans sa Personne même, c’est aussi la loi de Marie, con-forme au Verbe. Et cette loi vaut pour Marie premièrement dans l’ordre de la Rédemption (et par là, en un sens, dans l’ordre de la Création), puisque Marie est avant tout la première rachetée. Dès lors Marie devient cause de tout ce qu’inclut l’ordre de la Rédemption, co-Rédemptrice dans le Verbe incarné Rédempteur ; tout comme, répétons-le, le Verbe est co-Principe de la Spiration active, en demeurant au sein du Principe, premier dans la Génération passive. Marie est et opère, en regard et en vertu du Verbe dans la fécondité ad extra, ce qu’est et ce qu’opère le Verbe lui-même en regard et en vertu du Père dans la fécondité ad intra. Analogie… avec tout l’écart du créé à l’incréé, avec aussi leur rencontre en la personne du Verbe incarné qui imprime en quelque sorte son être et sa loi en Marie ei arctissime conjuncta. Et l’analogie éclaire de haut qu’il y ait, dans la co-Rédemption, médiation de suppôt et immédiation de vertu (cf. Mgr Journet, La Vierge est au cœur de l’Église, loc. cit.), deux personnes opérant comme un seul principe comme il y a duo spirantes, unum principium unica spiratione.

85) Le sens de ce mot a été précisé. Cf. premier article, p. 11 n. 24.

86) S’exprimer adéquatement suppose que l’être qui s’exprime est parfaitement en acte

87) C’est en vertu de la grâce que la structure de droit de la « connaissance de l’âme par elle-même » connaît ses plus hautes réalisations.

88) Heb. iv, 12 : « La parole de Dieu est… si pénétrante qu’elle va jusqu’à séparer l’âme et l’esprit. »

A-J. Festugière, La division Corps-Âme-Esprit de I Thess. v, 23 et la philosophie grecque (Rev. Sc. Rel. XX, 1930, pp. 385-415. Ou bien : L’idéal religieux des Grecs et l’Évangile, Paris, Gabalda, 1932, Exc. B).

La thèse du P. Festugière a été critiquée par M. Masson, dans RTP XXXIII, 1945, p. 97. Πνεύμα désignerait la personne. Il resterait donc une dichotomie « conforme à l’anthropologie paulinienne » : « Que toute votre personne, votre âme, votre corps, soit conservée… » Nous ne pensons pas que dichotomie et trichotomie s’excluent. Points de vue différents. C’est ce qu’établissent les nombreuses références citées par le P. Festugière. Évoquons encore apex mentis (saint Bonaventure) ; fond (Tauler) ; cime (saint François de Sales), etc.

89) Rom. vii, 19.

90) Le vouloir rend le jugement efficace… Le vouloir vrai (c’est-à-dire celui qui est authentiquement vouloir) correspond au jugement réel. Au jugement hypothétique, c’est-à-dire à celui qui serait émis par l’intelligence si les circonstances étaient autres, ne correspond pas un vouloir, tout au plus un désir ou un souhait.

91) La psychologie des profondeurs a son type d’expérience ; la psychologie profonde a aussi son type d’expérience, propre. Nier ce second type parce qu’il n’est pas réductible au premier, c’est l’erreur commune au matérialisme de tous les temps : erreur qui connaît actuellement un regain de vigueur.

92) Nous avons vu, plus haut, qu’il y a toujours, concernant Marie, deux excès à éviter. Et il est toujours difficile de déterminer d’une manière précise la mesure juste correspondant à l’ordre de Marie.

93) On sait que saint Thomas a repris la vue dionysienne de la hiérarchie de l’univers. Chaque être d’un degré participe aux êtres des degrés supérieurs. La même loi vaut pour la durée. La durée de Dieu, ou éternité, est non successive ; toute durée créée est, de soi, successive. Mais il y a, de l’une à l’autre durée, une participation possible. La durée mentale de Marie, successive quant à l’ordre naturel, a été, dès cette terre, transmuée, conformée à l’éternité : en vertu de l’Immaculée-Conception et surtout de la maternité divine. Là encore il paraît difficile d’apporter une précision : c’est un autre aspect du mystère de Marie, toujours le même.

94) Se disposer à être mû (usage actif de l’habitus-don) relève du libre arbitre Mais ce n’est pas encore être mû. Être mû est conforme à la fois : au libre arbitre, puisque celui-ci vise justement par l’exercice du don, à être mû ; et à la liberté, puisque cette motion divine spéciale vient expressément du dedans.

Les expressions ou comparaisons de saint Thomas confirment d’ailleurs cette passivité relative à Dieu dans l’exercice cependant actif du don. « Indiget homo dirigi a Deo » IIa-IIæ, q. 52, a. 1, ad 1um. L’homme est en regard de l’Esprit comme la partie inférieure en regard de la raison. Il y a bien des habitus qui, dans la partie inférieure, rendent possible et aisée la motion de la raison. Mais c’est tellement la raison qui est la source de l’acte que, éventuellement, c’est à elle que le péché est imputable.

95) Nous soulevons ici la délicate question de la coordination ou de l’information des habitus dans la production d’un même acte. Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Dimensions de la Foi, t. ii, v, 291, 403, 406. Dans le cas ici envisagé tout l’être de l’acte doit être, quant à sa production, attribué, à des points de vue différents, à chacun des deux habitus. Et comme l’être de l’acte est simple, on peut dire, en fonction de lui, que la distinction entre les deux habitus est plus formelle que réelle. Cependant, si on considère les habitus eux-mêmes, ils sont réellement distincts, même dans la production simultanée de l’acte.

96) Cependant, lorsqu’il s’agit de la foi, l’habitus « vertu » est purement virtuel. Ce sont les dons intellectuels qui en tiennent lieu.

97) Les habitus, comme habitus, demeurent bien entendu réellement distincts ; mais ce n’est pas cet aspect qui intéresse notre enquête.

98) L’esse du verbe incarné inclut en lui la totale relationalité à l’esse du Verbe de l’esse de la nature humaine concrète subsistant dans le Verbe. Mais cette totale relationalité n’appartient pas à cette nature en vertu de son essence.

99) Nous ne proposons cette distinction un peu schématique que comme un point de départ. Si, en effet, l’« opération suit à l’être », ce qui concerne l’opération peut rejaillir sur l’être. Traiter cette question nous entraînerait beaucoup trop loin : cela exige l’étude approfondie de la métaphysique de la relation.

100) La « totale relationalité » rejaillit de l’opération sur l’être, nous le notions à la précédente note. Nous retrouvons le mystère auquel nous faisions allusion pp. 31-32 ci-dessus : relation singulière de Marie à la Personne du verbe.

101) L’information mutuelle d’habitus ordonnés de soi à la production d’un même acte doit être considérée à la fois selon l’ordre des causes formelles et selon l’ordre des causes finales. En tout cas elle ne se réalise que dans l’acte, et alors entitativement (cf. p. 67, n. 95).

102) I Thess. v, 19.

103) Eph. iv, 30.

104) Eph. v, 18.

105) Jo. iii, 8.

106) Matth. Vii, 27.

107) L’habitus entitatif est à la nature ce que l’habitus opératif est aux puissances. Il est requis, au titre de fondement radical, pour les opérations qui ne sont pas absolument connaturelles. Nous appelons anti-habitus une privation, au sens technique de ce mot : qu’un habitus entitatif qui devrait exister n’existe pas, toute l’opération du sujet est alors profondément perturbée.

108) Toujours sous les mêmes conditions relativisantes qui ont été expliquées dans le premier article, pp. 6-7. Cette connexion est, en dernier ressort, suspendue à un décret libre de la Sagesse divine.

109) Nous ne suivrons pas M. Gabriel Marcel. Le recours à l’« intérêt du sujet » n’est une condition ni suffisante ni nécessaire pour distinguer le mystère de la question. Le mystère véritable, celui qui se distingue de la question, c’est ce qui transcende tout esprit créé. Ce qu’on peut exprimer équivalemment en définissant le mystère comme l’objet propre de l’adoration : de cette façon, le sujet intervient bien, mais par sa nature ordonnée à Dieu, non par sa fin rapportée à lui.

110) Cette impossibilité est d’ailleurs explicitement affirmée par Pie IX. Cf. Bulle Ineffabilis, loc. cit., p. 102.

111) La distinction entre les types de progrès constitue un critère extrêmement précis, voire le plus précis, de la distinction entre les différents types de savoir. (Nous nous permettons de renvoyer à notre étude, La théologie historique et le développement de la théologie, dans L’Année théologique, 1946, pp. 15-55, notamment, pp. 31-38.)

112) Parce que le degré de la certitude a même mesure que celui de la perception de l’être immédiatement dans l’évidence, médiatement dans la foi.

113) Prov. viii, 22.

114) Chaque partie est dans le tout ; mais aussi, à un autre point de vue, le tout en chaque partie ; cela est d’autant plus vrai que le tout est un ordre plus parfait. Tout le mystère est, comprehensive, en chaque aspect du mystère. Si nous ne saisissons chaque aspect qu’imparfaitement c’est parce que nous ne saisissons pas la totalité.

115) Une question étant posée, en quelque ordre que ce soit, les recherches ordonnées à la résoudre peuvent s’engager dans différentes voies. Ces voies se présenteront, aux esprits avertis, comme pouvant être toutes également fructueuses. Le choix négatif, qui caractérise le génie, consiste en une activité sub-consciente au terme de laquelle certaines des voies jugées rationnellement possibles se trouvent pratiquement supprimées dans l’esprit du chercheur. Il ne reste qu’un très petit nombre de voies, sinon une seule. C’est en la creusant que l’esprit est conduit du choix négatif à l’intuition positive de la solution. Ce choix négatif est, on le voit, tout semblable par sa structure à l’instinct intérieur qui, à l’intime de la foi, préserve le croyant de toute erreur : notamment lorsqu’une doctrine non révélée lui est présentée fallacieusement comme étant révélée. Nous disons que la définition dogmatique est comme un choix négatif accompli par l’Église sous la motion du Saint-Esprit. Une telle définition est définitive en ce qu’elle dit, tout comme le choix négatif est définitif en ce qu’il écarte. Mais elle n’exprime pas adéquatement l’intuition positive qu’elle circonscrit cependant rigoureusement. Elle demeure ouverte à ce que révélera la vision, tout comme le choix négatif l’est à la solution à quoi il achemine.

116) La fondation par le P. Morineau, et la perduration de la Société française d’études mariales en est un indice objectif assez sensible.

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