top of page

MARIE EST CO-RÉDEMPTRICE

Par Mgr. Guérard des Lauriers

Publié dans La Pensée catholique n. 152 pp. 17-57 Septembre-octobre 1974

 

I. LE MYSTÈRE DE LA CORÉDEMPTION

L’Incarnation est, en fait, à l’origine de la Rédemption. Il convient donc qu’intimement associée au premier de ces mystères, Marie le soit pareillement au second. Marie est, selon l’expression de Pie XII, l’Alma Socia Redemptoris, l’« éminente Associée du Rédempteur ». Toute relative à la Personne du Verbe en l’Acte de l’Incarnation, Marie l’est au Verbe incarné en l’Acte de la Rédemption. Aussi certains estiment-ils que le titre « Mère du Rédempteur » récapitule au mieux l’ensemble des privilèges de la Mère de Dieu.

 

L’Acte de la Rédemption peut être référé, soit à la Personne qui l’accomplit, soit à la fin qui le spécifie. C’est à ce second point de vue, objectif et primordial en toute démarche de raison, que nous allons nous placer pour examiner la doctrine de la Corédemption. Nous serons cependant amenés à rappeler l’essentiel de ce qui ressortit au point de vue « personnel » ([322]). Notre propos n’est d’ailleurs pas de recenser les opinions, mais de préciser comment se pose objectivement la question, et quel en est le principe de résolution.

 

La définition de l’Assomption, le premier novembre 1950, devait inaugurer, pour la théologie mariale, un développement dont la Médiation et la Corédemption constituaient les étapes. La proclamation de « Marie Reine » fut, en fait, une « prudente » diversion. Depuis lors, le conciliarisme a accéléré un mouvement déjà amorcé. La théologie mariale a été mise à la remorque de l’œcuménisme. La Mère de l’Église s’est vu reconnaître, avec une apparente magnanimité, le droit à la dévotion plutôt qu’à la vérité. Aussi importe-t-il, pour la Gloire de Dieu, pour l’honneur de la Mère de Dieu, et pour le bien de l’Église, que soit poursuivie objectivement l’élaboration de la doctrine mariale. Nous nous proposons, dans les pages qui suivent, de montrer que la Corédemption active, loin de s’opposer à la Rédemption passive, rend compte de celle-ci telle qu’elle est propre à Marie. Car c’est en vertu du même Acte que Marie est à la fois « co-Rédemptrice » et « mirabiliori modo redempta ».

 

[11] Il faut, pour le comprendre, se placer au point de vue de Dieu, c’est-à-dire considérer

tout ce qui concerne aussi bien le Christ que Marie, en l’unité du même Décret de prédestination.

La prédestination n’est rien autre, pour telle personne distinctement et concrètement, que la finalité à la fois objective et immanente qui est propre à cette personne ; cette finalité étant immédiatement subordonnée à la Sagesse de Dieu, c’est-à-dire guidée par la Volonté divine rendant exécutoire le « Dessein » que conçoit l’Intelligence divine. Le Décret de prédestination est donc, pour chaque personne, pour Marie en particulier, la norme à laquelle répond l’état de cette personne dans l’Éternité. En sorte que les différents aspects d’une même vocation, les différents privilèges de Marie, soutiennent entre eux ultimement et quant à l’ontologie, l’ordination même qui est inhérente au Décret de prédestination.

 

C’est cette ordination que nous considérons « in directo ». Elle n’est pas nécessairement l’ordre de réalisation ; lequel est manifesté dans la succession temporelle à laquelle il est lié. Ainsi, que la Maternité divine soit postérieure à l’Immaculée conception, n’implique pas qu’elle lui soit entitativement subordonnée. C’est au contraire l’état originel de Marie qui est assumé dans la relation en vertu de laquelle Marie est constituée éternellement Mère du Verbe incarné, et d’ailleurs Épouse du Verbe incréé. Chaque étape porte, inscrite en elle-même, l’attente objective de celles qui la suivent et auxquelles elle est, en droit comme en fait, ordonnée. C’est, nous le répétons, cette ordination ultime, et de nature entitative, que nous considérons ; nous la désignons, comme il est d’usage de le faire, par la locution : « Décret de prédestination ». En vue d’éviter toute équivoque, nous soulignerons les mots avant, après, antérieur, postérieur, lorsqu’ils seront pris selon l’acception entitative qui correspond au Décret de prédestination. Ainsi, par exemple, la Maternité divine est à la fois avant et après la communication de grâce qu’implique l’Immaculée Conception.

 

[12] Nous aurons à mettre en œuvre deux distinctions qui sont habituellement

employées, et dont nous allons rappeler l’énoncé.

La Rédemption est dite objective en tant que, réalisée par le Sacrifice du Christ, elle est de soi communicable. Car la Satisfaction dont le Christ en état de Sacrifice est l’« Objet » de la part de la Trinité, est ordonnée à s’étendre aux humains qui, par le fait même, deviennent membres du Christ. La Rédemption est dite subjective, en tant que les « sujets » se l’approprient par un acte libre, et sont ainsi rachetés. « Bien que le Christ soit mort pour tous (II Cor. v, 15), ceux-là seuls cependant à qui est communiqué le mérite de Sa passion reçoivent le fruit de Sa mort » (Concile de Trente. De justificatione. Denz. 1523). Ainsi, le Christ est mort pour tous selon la Rédemption objective, pour les élus selon la Rédemption subjective.

 

La Rédemption est dite active ou passive, selon qu’on la considère, respectivement en qui en est la cause, ou en qui en reçoit l’effet.

 

Les termes des deux couples « objective-subjective » et « active-passive » peuvent être associés de trois manières différentes ; car il est exclu que la Rédemption objective, étant principe de communication, soit passive. Il y a cependant exception pour le Christ si on inclut dans la Rédemption passive le fait qu’Il mérite pour Lui-Même.

 

[13] La question de la Corédemption a été posée en termes de « mérite ».

De là résulte qu’elle demeure hypothéquée d’univocité.

Marie, en effet, ne peut simultanément recevoir [le mérite] et communiquer [le mérite]. D’où, concernant le Décret de prédestination de Marie, l’alternative, dont les deux membres s’excluent mutuellement. Ou bien Marie reçoit [le mérite du Christ] ; et Elle est rachetée « en prévision des mérites du Christ ». Mais il est alors exclu qu’Elle puisse participer à la Rédemption objective ; laquelle, nous venons de l’observer, est nécessairement active. Ou bien Marie communique activement [le mérite du Christ] ; et Elle est co-Rédemptrice. Comment, dès lors, Marie peut-Elle être rachetée ? « A la manière dont les Anges fidèles ont bénéficié des mérites du Christ » telle est du moins l’hypothèse émise par certains auteurs appartenant à l’École franciscaine.

 

Ainsi, concevoir la Rédemption en termes de mérite entraîne que la Rédemption objective nécessairement active d’une part, et la Rédemption passive d’autre part, s’opposent comme deux contraires ; il semble dès lors impossible que Marie soit à la fois co-Rédemptrice et rachetée. Cela rend compte des deux thèses en présence. Soit affirmer, avec Pie IX, que Marie est rachetée « mirabiliori modo » ; et entendre que Marie est co-Rédemptrice comme l’est tout autre racheté, c’est-à-dire après avoir été rachetée. Soit affirmer que Marie est co-Rédemptrice objectivement et activement ; et exténuer « angéliquement » en sa faveur la Rédemption passive.

 

Il importe donc de résoudre une alternative dont il faut choisir l’un ou l’autre membre, alors que ni l’un ni l’autre n’exprime adéquatement la vérité. Et comme cette viciosité tient à la manière même de poser la question, il convient de rappeler quel est le véritable principe de la Rédemption. Ce principe, c’est le Sacrifice du Christ ; le « mérite » n’en est que l’instrument de communication. Nous allons donc préciser quelles sont les modalités et quelle est la finalité du Sacrifice offert par le Christ Rédempteur ([2]). Nous pourrons alors expliquer comment Marie, offrant le Christ qui Se sacrifie, est prédestinée à être co-Rédemptrice, et par le fait même « merveilleusement rachetée » ([3]).

 

II. LES MODALITÉS ET L'ÉCONOMIE DU SACRIFICE

OFFERT PAR LE CHRIST RÉDEMPTEUR

[21] Le Sacrifice du Christ doit être envisagé à quatre points de vue formels différents,

auxquels correspondent respectivement quatre modalités qui appartiennent à ce sacrifice objectivement.

Ces quatre points de vue ont été révélés « verba et facta ». Saint Thomas le rappelle : IIIa q. 48.

 

Il est aisé en effet de découvrir quels sont ces points de vue ; il suffit de considérer la relation que la Rédemption établit entre Dieu et l’homme, d’abord en fonction de chacun de ses extrêmes, et puis en elle-même.

 

1. Premièrement, parce que primordialement, le Sacrifice de Jésus doit être envisagé en fonction de Dieu.

 

Il se présente alors comme étant le Sacrifice par excellence, accomplissement réel de ceux qui en étaient la figure, fondement immanent de ceux qui en actuent la présence. Ainsi est-il manifesté que ce Sacrifice réalise parfaitement l’essence du sacrifice. Il est, peut-on dire, l’anaphore par antonomase.

 

2. Deuxièmement, le Sacrifice de Jésus doit être envisagé en fonction de ceux au salut de qui il est ordonné.

 

On doit à ce point de vue observer que le mystère du salut n’a de sens et de réalité qu’en fonction du « mystère d’iniquité » mysterium iniquitatis (II Thess. iii. 7), convertible avec le mystère du péché. Or le péché a pour effet d’enfermer la créature spirituelle dans un cycle de subversion ; et cela en vertu des normes qui pour immanentes qu’elles soient, ne laissent cependant pas d’être fondées en la Sagesse divine. Il s’ensuit que le salut n’est possible que si Dieu brise ce cycle, par une disposition nouvelle et gratuite de cette même Sagesse : une norme nouvelle, surnaturelle, doit être substituée à celle que fonde ontologiquement, pour la créature spirituelle, un état d’aliénation incompatible avec le salut.

 

En d’autres termes, le pécheur ne peut qu’être condamné s’il se réfère à son propre cœur ; il ne peut donc être justifié que s’il est jugé et s’il se juge lui-même, selon une norme autre que la nature, et cependant intime comme l’est la nature. Norme par conséquent sur-naturelle, et qui par là même ne peut procéder que d’un autre ; norme par conséquent communicable, puisqu’elle doit devenir immanente au pécheur bien qu’elle ne puisse être « de lui ».

 

Cette Norme nouvelle, c’est Jésus Lui-Même Se sacrifiant en vue du salut. Et, effectivement, sont sauvés ceux qui font profession de vouloir être jugés selon cette Norme-là, c’est-à-dire ceux qui croient au Christ crucifié. Or cette Norme, qui est Réalité et Vie, possède éminemment les deux caractères qui se présentent, nous venons de le voir, comme étant les conditions mêmes du salut du côté des rachetés.

 

Premièrement, cette Norme est gratuitement substituée à la norme connaturelle que le péché a commuée en norme de condamnation ; eu égard à cette substitution, le Sacrifice de Jésus se réalise par mode de rachat.

 

Deuxièmement, cette Norme est communicable et devient immanente à chacun des rachetés ; eu égard à cette communication procédant de l’intime d’une Personne en l’intime d’une autre personne, le Sacrifice de Jésus se réalise par mode de mérite.

 

3. Troisièmement, le Sacrifice du Christ doit être considéré en fonction de la relation nouvelle que précisément il établit entre Dieu et l’humanité.

 

Ce Sacrifice ne cesse de rénover la création en quelque sorte continuée : Mirabilius reformasti. Et de même que Dieu approuva distinctement chacune des réalités qui composaient la création première, Il considère maintenant avec bienveillance ces mêmes réalités qui, dénaturées par le péché, ont recouvré une mesure meilleure en vertu de la Rédemption. L’Acte libre, par lequel Dieu crée, se trouve ainsi parfaitement justifié.

 

Or lorsqu’un projet aboutit à une réalisation parfaite, celui qui agit doit, s’il est sage, s’estimer satisfait. Il peut être « satisfait de soi », mais c’est par concomitance et indirectement. Primordialement, il jouit de cette satisfaction pour ainsi dire objective qui consiste en la fruition d’une proportion, et qui réfléchit dans l’ordre créé la Béatitude de l’Égal intime à la très Sainte Trinité. On peut donc dire que, en vertu du Sacrifice du Christ, Dieu est « satisfait » de l’opération créatrice : celle-ci réalise, par celui-là, la mesure dans laquelle Se complaît la Sagesse.

 

Cette manière de s’exprimer ne fait que mettre en œuvre la plus haute des « appropriations », celle qui consiste à référer l’un à l’autre un caractère propre de Dieu Créateur d’une part, une donnée intime à Dieu en Lui-Même d’autre part : la seconde constituant le mystérieux fondement du premier. En l’occurrence, c’est la Béatitude de l’Égal, subsistant dans l’Un-Trine, qui justifie le fait d’attribuer à Dieu la « Satisfaction » conçue comme étant la fruition d’une proportion.

 

Cela étant, il convient donc de dire que le Sacrifice du Christ s’est accompli par mode de satisfaction.

 

[22] Les quatre caractères qui appartiennent intrinsèquement au Sacrifice du Christ

constituent un ensemble ordonné dont le principe est constitué par l’Anaphore et la Satisfaction.

[221] La mise en œuvre de la notion d’ordre.

 

Un ensemble constitue « un ordre » s’il comporte un élément qui, à un point de vue déterminé, y joue le rôle de principe.

 

Or, le sacrifice consistant par essence en une certaine actuation, opérée par la créature intelligente et libre, en vue de manifester sa propre relation au Créateur, il peut et doit être envisagé à deux points de vue différents ; car cette dualité, de quelque manière qu’on la situe, ne fait que réfléchir celle qui est inhérente à toute relation, savoir celle de ses extrêmes. Et en effet, le sacrifice peut être envisagé soit au point de vue de celui qui l’offre, soit au point de vue de Celui à qui il est offert.

 

On doit donc attendre que la « primauté » appartienne à deux modalités du Sacrifice. C’est bien ce qui a lieu. D’une part en effet, la modalité la plus primitive du Sacrifice du Christ, en tant qu’il est « ex parte creaturæ » oblation de l’Humanité assumée, c’est l’Anaphore. D’autre part, la modalité qui exprime le mieux adéquatement la portée du Sacrifice du Christ en Sagesse divine, c’est la Satisfaction : en vertu de ce Sacrifice, la procession et le retour qui manifestent l’opération de Dieu Créateur, constituent, par leur proportion, une image de l’Égal immanent à l’Ordre incréé des Processions.

 

Chacune de ces deux modalités, l’Anaphore et la Satisfaction, est donc première, et doit pour autant être principe au point de vue qui lui correspond. Mais comme, au sein du retour à Dieu de toute la création, l’anaphore est à la satisfaction ce que l’ordre de la cause formelle est à celui de la cause finale, ces deux modalités intègrent, ensemble, une même donnée réelle ; et elles constituent en droit le principe de l’ensemble ordonné qu’elles forment conjointement avec les deux autres modalités.

 

Si ces deux conclusions sont justes, chacune doit se trouver confirmée si on l’examine au point de vue propre de l’« ordre ». Le principe doit montrer l’ordination des éléments subordonnés ; et, en retour, l’unité d’ordre qui est présumée appartenir au principe lui-même doit être « démontrée » par les éléments subordonnés.

 

Telle est bien, nous l’allons voir, en vertu de la Sagesse divine, et non plus seulement en fonction de l’homme racheté, la vérité.

 

[222] La Satisfaction et l’Anaphore montrent comment le rachat et le mérite sont entre eux ordonnés.

 

La Satisfaction constitue l’ultime spécification du Sacrifice au point de vue de la réalisation ; à ce point de vue, le rachat se présente comme étant la conséquence du mérite.

 

Si en effet la Norme subsistante assignée par l’Amour, savoir le Christ crucifié, est substituée à la norme connaturelle de condamnation, substitution en quoi consiste le « rachat », c’est parce qu’il plaît à Dieu d’envoyer son Fils bien-aimé parmi Ses frères en humanité, en sorte que ceux-ci jouissent, eux également, de la divine Complaisance dont la communication gratuite constitue positivement le « mérite ».

 

Si donc il y a rachat, c’est parce qu’il y a mérite : le rachat est la conséquence du mérite, celui-ci étant considéré « ex parte Christi ».

 

L’Anaphore est la modalité la plus primitive du Sacrifice, en ce sens qu’elle exprime la situation ontologique de la réalité créée offerte en sacrifice ; à ce point de vue, le rachat se présente comme étant la condition de possibilité du mérite.

 

L’homme pécheur ne peut en effet participer personnellement à quoi que ce soit procédant du Christ, participation personnelle en laquelle consiste le « mérite » celui-ci étant considéré « ex parte redempti », qu’à la faveur d’un contact ontologique ; ce contact mystérieux concernant l’être en sa concrétude, il doit transcender ce qui se trouve affecté de qualité contraires, dans « le Saint de Dieu » d’une part, dans l’homme pécheur d’autre part : à savoir la nature. Or un contact ontologique qui transcende la nature, c’est précisément cela que réalise en acte, entre Dieu et Sa créature, le sacrifice d’holocauste. Le Christ a voulu ne communiquer la grâce, c’est-à-dire mériter, qu’en étant en état de Sacrifice ; mais l’homme ne peut recevoir cette communication qu’en étant, lui également, dans l’état de sacrifice, en revêtant par conséquent l’état même du Christ et partant en étant « racheté ». Ainsi l’homme ne peut mériter personnellement qu’en étant racheté et membre du Christ. Le rachat se présente donc comme étant la condition de possibilité du mérite, celui-ci étant considéré « ex parte redempti ».

 

[223] Le « rachat » et le s mérite s montrent comment la Satisfaction et l’Anaphore sont « un ».

 

Le « rachat » se présente en effet, d’après ce qui précède, comme étant simultanément la conséquence du mérite ex parte Christi et la condition de sa possibilité ex parte redempti. Il n’y a là aucune contradiction, car « mérite » désigne dans le premier cas la communication active dont le Christ est le Principe en tant qu’elle procède de Lui, et dans le second cas la même communication en tant qu’elle est reçue par l’homme. Il s’ensuit que l’acte de mériter montre par l’unité d’ordre qui en est convertible avec la réalité, que la Satisfaction et l’Anaphore fondant respectivement l’achèvement et la possibilité d’une même chose, elles soutiennent entre elles cette même unité d’ordre.

 

On observera que le rachat et le mérite jouent, en cette « manuduction », deux rôles très différents ; le premier réalisant une sorte de médiation virtuelle entre les deux aspects du second. Cela tient à ce que le mérite est par essence personnel, et le rachat de type relationnel. Le mérite ne peut être attribué qu’à une personne : soit au Christ, soit au racheté. Le rachat concerne un rapport celui de l’homme pécheur au Christ rédempteur.

 

Cette dissymétrie met opportunément en lumière la différenciation qui est inhérente à l’ensemble ordonné que constituent la Satisfaction l’Anaphore le mérite et le rachat. Le fait que des deux derniers caractères doivent être l’un et l’autre rapprochés, respectivement, les deux premiers, n’entraîne pas qu’ils aient fonctionnellement le même rôle dans l’unité de l’ensemble.

 

[23] La Rédemption que le Christ réalise en Se sacrifiant

a primordialement pour objet le sacrifice que l’homme doit offrir à Dieu.

Il va de soi que, si l’acte d’offrir le sacrifice est racheté, l’offrant le soit également ; car cet acte constitue l’exacte expression de ce qu’est en lui-même celui qui l’accomplit. Mais, bien qu’il y ait, en fait et concrètement, convertibilité au point de vue de la rédemption passive, entre la personne de l’offrant et l’acte de l’offrande, assigner d’une manière précise quel est l’objet formel de la Rédemption domine, on le pressent, la question de la Corédemption. C’est en effet en l’Acte même qui consiste à offrir le Sacrifice que la Sainte Vierge est uniment co-Rédemptrice et « mirabiliori modo Redempta ». Aussi convient-il d’insister sur le fait que ce à quoi est primordialement ordonné le Sacrifice du Christ, c’est la Rédemption du sacrifice offert par l’homme. La Rédemption ne s’achève adéquatement que dans les personnes, mais elle ne le pourrait si elle ne concernait primordialement l’offrande du sacrifice.

 

[231] Le sacrifice offert par l’homme en état de déchéance appelle d’être à nouveau rendu conforme à ce qu’en exige l’essence.

 

Si l’homme est racheté, il doit l’être quant à la possibilité d’offrir à Dieu un sacrifice qui soit agréé.

 

Cela résulte du statut ontologique qui est en propre celui de la créature, et cela se trouve confirmé par l’ordination de l’homme à la filiation surnaturelle. Précisons l’un et l’autre point.

 

1. Le sacrifice constituant la manifestation la plus pure du statut relationnel de la créature en regard de Dieu, il s’ensuit que d’une part il n’est constitué en sa réalité propre de sacrifice que s’il est agréé par Dieu, et que d’autre part Dieu se doit d’agréer le sacrifice en vertu même de la Sagesse qui inspire l’Acte créateur. Tel est l’ordre « de droit », tel fut l’ordre originel.

 

Ordre détruit par le péché. Le péché consiste radicalement, pour la créature intelligente, à refuser d’être de Dieu, c’est-à-dire à refuser sa propre condition de créature. Cette contradiction contient en substance la damnation ; car, si elle affecte la créature, c’est en altérant d’abord le rapport de la créature au Créateur : Dieu n’a pas à Se retirer, mais la créature est laissée à elle-même dans l’acte même où elle délaisse Dieu.

 

Il en résulte que le sacrifice offert par l’homme en état de péché ne peut plus être agréé. Le refus « d’être de Dieu » ne peut en effet être, pour la créature intelligente, que dans l’acte, non évidemment dans l’être. La créature qui est en état de péché demeure donc assujettie à offrir le sacrifice et cela connaturellement, en vertu du caractère inaliénable de cette manière d’être qui est en propre celle de la créature. Mais Dieu, qui respecte jusque dans l’acte de pécher la liberté de Sa créature, n’a plus à agréer ce qui procède d’un être qui refuse d’être « de Lui ». L’offrande fait un avec l’offrant ; si l’offrant pose qu’il « n’est pas de Dieu », il pose par là même que ce qui est de lui ne peut « être de Dieu ». Par le fait même, il impose à Dieu qui le respecte de ne pas agréer le sacrifice qu’il offre.

 

Le péché détruit en son principe même l’ordination qui est essentielle au sacrifice comme tel. La satisfaction ne peut plus, du côté de Dieu, exister bien que l’anaphore demeure, du côté de l’homme, exigée. Le sacrifice que doit offrir l’homme à Dieu est, en l’état de déchéance, comparable à une « arsis » sans « thésis » ; c’est-à-dire qu’il est une sorte de contradiction dans l’être, il est le commencement de l’enfer. Ce sacrifice se réduit en effet à une anaphore privée de l’achèvement qui en constitue ontologiquement la raison d’être, et qui, en Sagesse divine, en est la justification.

 

Or, à supposer que l’homme déchu soit racheté, il doit être rétabli dans un état pour le moins conforme à sa nature ; il serait donc contradictoire pour l’homme ainsi rénové, de demeurer privé de ce qu’exige son être même en tant que cet être est celui d’une créature intelligente. Dieu, s’Il rachète l’homme, doit donc primordialement restaurer en celui-ci la possibilité d’offrir un sacrifice qui soit agréé. C’est par conséquent la Rédemption du sacrifice qui est au principe, dans l’homme racheté, de toute autre modalité possible de la Rédemption.

 

2. Le sacrifice constitue primordialement l’objet de la Rédemption, parce que l’adoption qui est la fin de la créature a l’immanence créatrice pour mesure.

 

Les versets Rom. viii, 19-22 décrivent l’attente qui est sous-jacente à la souffrance, et qui doit aboutir à la glorification dans le Christ. Or, le sujet dans lequel subsiste cette attente n’est ni l’homme ni la nature, mais la créature ktisis. L’attente douloureuse affecte évidemment l’homme ; à lui en effet sont promises, la libération, la glorification, et même l’adoption qui sont l’aboutissant de l’épreuve. Mais, à la différence de la rédemption promise, l’épreuve est signifiée par saint Paul comme atteignant l’homme non seulement dans sa vocation ou dans sa nature, mais plus profondément en tant qu’il est une créature ktisis.

 

Quel peut être l’objet de cette attente douloureuse de l’homme en tant qu’il est une créature ? Sinon une chose qui appartenait à l’homme en tant qu’il est une créature, qui jamais donc ne cesse de lui revenir en droit, mais qui a été perdue par le péché ? Or cette chose, ce n’est ni l’incorruptibilité puisque celle-ci concerne la nature, ni l’adoption laquelle concerne – dans la personne – l’ordination de la nature à la surnature ; cette chose, qui formellement concerne la créature, c’est le sacrifice. L’attente douloureuse, certes, ne trouvera apaisement que dans l’adoption. Mais elle n’est douleur si intime que parce qu’elle affecte l’homme au degré de profondeur où il est créature ; elle vient de ce que l’homme, en péchant, a porté atteinte à ce qui, en lui, est « de la créature », c’est-à-dire à la possibilité d’offrir un sacrifice qui soit agréé.

 

Et l’adoption apporte d’ailleurs avec elle la restauration de cette possibilité : « Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une nouvelle créature » (I Cor. v, 17). C’est-à-dire que le fait d’« être dans le Christ » ne consiste pas seulement à être vitalement « membre du Christ » ; « être dans le Christ » entraîne d’être une « nouvelle créature (ktisis) ». Être reformé en tant que créature est donc concomitant et sous-jacent à l’adoption. Et comme cette reformation de la créature en tant que telle ne concerne évidemment pas, dans la créature, le fait de perdurer dans l’être, elle y concerne une opération, opération propre à la créature comme telle, opération qui consiste par conséquent en l’offrande du sacrifice.

 

Il s’ensuit que, dans la créature rénovée, la possibilité restaurée d’offrir un sacrifice agréé est au principe de l’adoption. Elle est donc primordialement l’objet de la Rédemption, celle-ci ayant précisément pour achèvement l’adoption.

 

[232] Le Sacrifice du Christ réalise la Rédemption du sacrifice comme tel.

 

Le Sacrifice du Christ se présente en effet comme étant le Sacrifice parfait, si on le compare à d’autres sacrifices, « toutes choses égales d’ailleurs », c’est-à-dire si on se réfère à la condition de l’homme pécheur. Mais il apparaît également que ce sacrifice parfait est affecté d’une relative privation, si on le réfère à la condition originelle de la créature humaine ; condition dont la considération est d’ailleurs évidemment requise, si on entend parler de « rachat » d’une manière précise.

 

La privation relative consiste, pour la perfection du « Sacrifice parfait », en ce que le principe de l’ordre que constituent ses modalités est double. Car la Satisfaction et l’Anaphore sont distinctes non seulement formellement en raison de leur nature, mais aussi réellement en l’accomplissement même du Sacrifice.

 

L’Agonie, la Mort qui s’ensuivit, ne sont pas seulement, ni même principalement, un pâtir d’ordre physique. Le pâtir consiste surtout en ce que Jésus a ressenti l’« abandonnement » dans la partie inférieure de Lui-Même. Et le plus sensible de ce pâtir vient d’un certain questionnement concernant l’agrément du Sacrifice par Dieu. L’Anaphore ne débouche pas dans la Satisfaction comme dans un achèvement qui en serait organiquement assuré. Assuré de la Complaisance du Père en la partie supérieure de Lui-Même, Jésus ne s’y repose pas adéquatement selon les puissances de sa nature humaine : c’est cela l’Agonie, le drame de l’Agonie. Il y a, en Jésus agonisant, une distinction réelle, psychologiquement éprouvée comme une tension, entre l’Anaphore et la Satisfaction : distinction et tension qui ne se résolvent concrètement dans l’unité qu’en vertu de l’unité d’être du Verbe incarné.

 

En ce sens, le Sacrifice du Christ comporte une privation, quant à l’unité et par conséquent quant à la perfection.

 

C’est d’ailleurs cela qui rend compte de ce que le Sacrifice du Christ est, même humainement, le plus grand de tous les sacrifices qui puissent être consommés.

 

C’est également cette tension entre l’Anaphore et la Satisfaction qui dévoile quel est « ex propriis » l’objet de la Rédemption.

 

Si en effet on réfère, comme il se doit, à la mesure absolue que constitue la structure du sacrifice comme tel, l’ordination concrète immanente au Sacrifice du Christ, on découvre que ce Sacrifice présente une similitude avec celui qui doit offrir l’homme pécheur. L’« arsis » c’est-à-dire l’Anaphore, n’est pas, pour le Christ, privée de l’achèvement qu’elle exige, mais elle ne le trouve que dans un douloureux labeur. Labeur de mourir, de pâtir la destruction de l’ordre qui est propre à la nature, tout comme l’homme pécheur se trouve privé de l’unité d’ordre qui est propre au sacrifice.

 

On voit donc que si on se place au point de vue ontologique, si on considère l’être tel qu’il est objectivement ordonné conformément à la nature, l’état du Christ consommant Son propre Sacrifice est typiquement identique à l’état de l’homme déchu offrant lui-même le sacrifice. Ontologiquement, c’est le même sacrifice, parce que l’acte de ce sacrifice inclut la même privation relative d’unité : relative dans le Christ immolé, en ce sens que le Corps et l’Âme demeurent « un » dans l’esse du Verbe Incréé ; relative dans l’homme déchu, en ce sens que l’ordre de nature demeure en lui assez consistant pour impérer l’offrande du sacrifice, bien qu’il soit trop altéré pour en rendre possible l’achèvement. L’unité de la nature, et partant sa réalité, ici et là demeure ; elle devient, en propre, le sujet d’une privation qui en affecte l’ordre.

 

Le Christ accomplissant Son Sacrifice et l’homme déchu offrant le sacrifice font, ontologiquement, la même chose, sont ontologiquement dans le même état ; mais le Christ pousse cette privation relative en quoi consiste le sacrifice à un degré que Seul rend possible son Être divin.

 

Ainsi le Sacrifice du Christ est bien le même que celui de l’homme déchu, le même comme sacrifice et selon l’ontologie de la nature, non toutefois quant au degré eu égard à la Personne. Et à cause de cela, il est possible que ce Sacrifice singulier soit, lui seul, agréé « ratione Personæ », et qu’il restaure par conséquent en faveur de l’homme déchu le « droit gratuit » d’offrir un sacrifice derechef agréé.

 

[233] L’homme déchu est racheté parfaitement, en offrant, lui-même personnellement, le Christ S’offrant.

 

« Offrir à Dieu un sacrifice qui soit agréé » constituant, au sein de la finalité qui est propre à la créature, ce qui en est le principal, c’est seulement en l’acte d’une telle oblation que la Rédemption peut avoir pour l’homme lui-même son caractère parfait et achevé. C’est la raison pour laquelle le Sacrifice du Christ réalise primordialement la rédemption du « sacrifice comme tel », ainsi que nous l’avons expliqué ([232]).

 

La Rédemption ne laisse cependant pas d’être ordonnée aux « rachetés ». Tel est même le point de vue qui nous est le plus familier. Or le meilleur signe que ce point de vue ne soit pas, dans ce qui précède, écarté, consiste en ce que, nous l’allons voir, on y est nécessairement ramené. Car c’est l’exigence même de la Communication divinement gratuite du Sacrifice rédempteur qui, pour tout homme pécheur, subordonne expressément à un acte personnel le fait d’être racheté.

 

Autrement dit, la Rédemption ne peut avoir formellement pour objet le « sacrifice comme tel », qu’en ressortissant radicalement à l’ordre personnel. Plus précisément, la Rédemption procède de la personne vers la nature, primordialement dans le Christ, et partant en chacun de ceux qui deviennent Ses membres.

 

Saint Thomas a énoncé ce principe. « Le péché originel procède de telle manière qu’il affecte premièrement la nature, et ensuite la personne par la nature. Le Christ procède selon l’ordre inverse. Il répare d’abord ce qui est de la personne ; et puis, ensuite, Il réparera, simultanément pour tous, ce qui est de la nature » (IIIa q. 69, a. 3, ad 3).

 

La déformation procède de la nature vers la personne : c’est l’un des aspects du péché originel. Mais pourquoi la reformation procède-t-elle de la personne vers la nature ? C’est évidemment en la Cause même de la reformation qu’il en faut chercher la raison.

 

1. La reformation procède de la personne vers la nature, « ex parte Christi ». Autrement dit, le Sacrifice du Christ est agréé « ratione Personæ ». Ce Sacrifice s’achève en effet dans la Satisfaction, parce que Jésus est « le Fils bien-aimé » (Matth. vii, 5) ; non pas formellement parce que la nature humaine assumée pâtit, dans l’état de mort, une relative privation d’unité. Sans cette privation, il n’y aurait il est vrai, ni sacrifice, ni agrément propre au sacrifice mais la Complaisance de Dieu le Père pour le Christ a toujours le même fondement : quel que soit l’état de la nature assumée, celle-ci subsiste dans l’Être et dans la Personne du Verbe Incréé. Cette Humanité est « aimée », non pas primordialement en vertu de tel état dont elle se trouve affectée, mais inconditionnellement dans l’Amour même dont le Fils est aimé (Jo. iii, 55 : « Le Père aime le Fils » ; Jo. xiv, 31 : « Le Fils aime le Père »).

 

Il convient même de préciser que le Sacrifice du Christ est agréé exclusivement « ratione Personæ », exclusivement en raison de la Personne du Verbe incarné.

 

On pourrait en effet songer à une autre raison. La nature humaine assumée par le Verbe n’ayant pas été produite selon le processus naturel habituel, elle est de ce chef soustraite au péché originel. À supposer donc que cette nature humaine eût été celle d’un homme et non celle qu’assume le Verbe de Dieu, cet homme eût pu offrir un sacrifice que Dieu Se devait d’agréer ; il semblerait donc que le Sacrifice du Christ n’a pas été agréé seulement ratione Personæ. Mais cette conclusion négative vient de ce qu’on ne considère pas adéquatement toute la réalité. En effet, la production « extra-ordinaire » de la nature humaine du Christ suppose au moins en fait le statut « extra-ordinaire » de la Mère du Verbe incarné ; or ce statut suppose lui-même la Rédemption, laquelle requiert en fait à son tour que le Sacrifice du Christ ait été agréé. En sorte que l’agrément de ce Sacrifice tient absolument à ce qu’il est celui du Fils de Dieu, d’une part immédiatement eu égard à la Personne même du Christ, d’autre part médiatement si on considère la nature humaine du Christ et la personne de Sa Mère.

 

On voit donc que, si l’immolation dans laquelle se consomme le Sacrifice du Christ a pour objet l’ordre qui est immanent à la nature humaine assumée, absolument cependant, ce Sacrifice est agréé, non pas « ratione naturæ », mais bien « ratione Personæ ».

 

Il s’ensuit que la reformation dont le Christ est le Principe procède effectivement, en Lui, de la Personne du Verbe incarné ; bien qu’elle ait, pour « instrument conjoint », l’opération de la nature humaine assumée.

 

2. La reformation procède également de la personne vers la nature, « ex parte hominis ».

 

Et d’abord la reformation ne peut pas procéder de la nature.

 

Si en effet l’acte du sacrifice s’accompagne nécessairement en fait, dans l’homme déchu comme dans le Verbe incarné, d’une même relative privation d’unité, celle-ci ne peut ni être ni devenir pour le sacrifice offert par l’homme déchu ce qu’elle n’est pas pour le Sacrifice du Verbe Incarné ; elle ne peut en aucune façon constituer en propre la raison de l’agrément divin, et il n’y a aucun fondement dans la réalité à attribuer à la nature humaine en tant que nature, en vertu de la Rédemption acquise par le Christ, une qualification nouvelle que cette nature posséderait elle-même comme nature, indépendamment de tout acquiescement personnel.

 

La relative privation d’unité concomitante à l’acte du sacrifice est il est vrai la même, pour la nature humaine, dans le Christ immolé et pour l’homme, en état de péché. Cette identité joue, pour la communication dont le Sacrifice du Christ est le principe, le même rôle que la privation elle-même pour ce Sacrifice lui-même. Autrement dit, la norme est comme il se doit la même pour le principe et pour ce qui en procède.

 

La relative privation d’unité pour la nature humaine du Christ Se sacrifiant est la condition de possibilité en fait nécessaire de l’agrément du Sacrifice ; elle n’en est pas, dans le Christ, le fondement déterminant.

 

Pareillement, l’identité, dans le Christ Se sacrifiant et dans l’homme déchu offrant le sacrifice, de cette même relative privation d’unité est la condition en fait nécessaire pour que la Complaisance de Dieu le Père pour le Sacrifice du Christ s’étende au sacrifice offert par l’homme déchu ; mais cette identité ne constitue pas en propre, dans l’ordre créé, le fondement de cette « transvection » de l’agrément divin.

 

En second lieu, la reformation procède, dans l’homme pécheur comme dans le Rédempteur, de la personne vers la nature.

 

Car le fondement de la transvection dont il vient d’être question consiste en propre, dans l’ordre créé, en ce que l’homme – chaque homme personnellement – accueille et rend ainsi effectif le propos gratuit de Dieu.

 

Si l’homme déchu consent à ce que l’acte même de son propre sacrifice, acte tendantiel voué de soi à l’inachèvement, soit assumé dans l’Acte du Christ Se sacrifiant, alors la même Complaisance divine englobe le sacrifice de l’homme déchu en même temps que le Sacrifice du Christ. Le sacrifice de l’homme déchu est alors agréé ; car, dans ces conditions, il n’y a en acte qu’un seul sacrifice.

 

Cette unité in actu du Sacrifice du Christ et du sacrifice de l’homme déchu ne serait pas possible, s’ils n’étaient l’un et l’autre constitués, ex parte naturæ, par la même relative privation d’unité : voilà la « condition de Possibilité », elle concerne la nature. Mais cette unité in actu requiert en outre ce dont elle procède immédiatement : il faut que l’homme abandonne son acte à lui, plus exactement il faut que l’homme déchu, supposé en acte de sacrifice, soit, selon cet acte même, assumé par le Christ en acte de Son propre Sacrifice : voilà le « fondement propre », il concerne la personne. Il consiste en ce que la Personne Incréée assume mystérieusement à la faveur d’un acte singulier et en définitive en son Acte d’Être incréé (Cf. [322] 2.), l’acte du sacrifice c’est-à-dire l’acte qui est de soi le mieux expressif de la personne créée. Celle-ci est ainsi rachetée, mais c’est en l’acte même où elle laisse sa propre oblation être reposante en celle du Verbe incarné.

 

La reformation s’enracine donc au plus intime de la créature, au sein même du rapport entre la personne et l’être, mirabilius reformasti. Voilà ce qu’induit à expliciter la mystérieuse vérité qui ne stimule plus assez notre curiosité : le Christ rend réelle, en la réalité de son propre Sacrifice, la rédemption du sacrifice comme tel ; et Il rend possible, pour chacun des hommes appelés à devenir Ses membres, que la Rédemption soit en vérité une merveilleuse Reformation.

 

III. MARIE, OFFRANT LE CHRIST QUI SE SACRIFIE LUI-MÊME,

EST EN LUI AVEC LUI CO-RÉDEMPTRICE.

TOUT UNIMENT, MARIE EST RACHETÉ D'UNE MANIÈRE MERVEILLEUSE EN L'ACCOMPLISSEMENT MÊME DE CE SACRIFICE.

[31] La coordination, en la personne de Marie, entre l’exercice actif de la Rédemption

et la parfaite réception de la même Rédemption, ressortit au « Décret de la prédestination ».

Est-il légitime de dire, comme nous le faisons, que Marie soit rachetée en offrant le Christ qui Se sacrifie Lui-Même ? N’est-Elle pas, en effet, en cet instant, déjà rachetée ?

 

Observons que si effectivement Marie est « déjà » rachetée lorsque Jésus est crucifié, le miracle que constitue en propre l’anticipation en faveur de Marie de la Rédemption communiquée, ne doit pas masquer l’essentiel qui transcende la durée. L’anticipation n’est, pour ainsi dire, qu’une gratuité de surcroît du côté de Dieu qui opère dans l’Éternité ; elle constitue également une difficulté de surcroît pour nous, eu égard au mystère avec lequel nous sommes confrontés. Nous prenons donc le parti de ne pas considérer ce qui est « second », en vue de discerner clairement et de mieux scruter ce qui est « principal », ce qui a valeur de principe.

 

Nous cherchons donc à déterminer, nous le répétons (Cf. [11]), comment pour Marie, l’ordonnancement de la Rédemption est immanent au Décret de la prédestination.

 

Procéder de cette manière n’implique d’ailleurs pas en l’occurrence l’inconvénient que l’on pourrait craindre : à savoir de s’écarter de la concrétude qui est propre au mystère. Ni pour Jésus ni pour Marie, quoique pour des raisons différentes, il n’y a en effet ombre de péché. La prédestination sous-tend donc une volonté parfaite dans l’usage de la liberté, laquelle déploie l’infaillible Sagesse dans la temporalité. Dans ces conditions, les notions mêmes de « prédestination » et de « Décret » se trouvent être existentiellement en conformité avec la Réalité, tout en permettant, en vertu de leur nature, de ne pas faire acception de la temporalité.

 

Observons d’autre part que la Bulle « Ineffabilis » se borne à rappeler un principe absolu, dont l’application est par conséquent universelle. Marie est, comme tout autre humain, rachetée par la mort du Christ. Et comme on se plaçait au point de vue du mérite, lequel s’acquiert dans le temps (Cf. [21]), il convenait d’écarter une objection liée à la temporalité. Marie est rachetée « en prévision des mérites du Christ », rachetée d’une manière « plus merveilleuse » que ne le sont les autres humains, puisque par anticipation. Mais c’est là un signe pour ainsi dire externe qui ne préjuge rien du « comment ». Comment la Rédemption, réalisée par la mort du Christ, est-elle participée ? Comment pour chacun des membres du Christ et de l’Église ? Comment par Celle qui est membre, en étant la Mère du Christ et de l’Église ? C’est précisément ce que nous allons examiner.

 

[32] Marie, « un » en acte avec Son Enfant qui S’offre Lui-Même,

est, en vertu même de cet Acte, constituée co-Rédemptrice comme Il est Rédempteur.

[321] L’assimilation dans le pâtir manifeste et consomme, entre Jésus et Marie, l’unité du Sacrifice rédempteur.

 

L’Agonie, la Passion, la Compassion, sont probablement ceux des mystères qui ont été le plus assidûment contemplés. « Se tenaient debout, auprès de Jésus en Croix, Marie Sa Mère… » (Jo. xix, 35). La meilleure tendresse dont le cœur humain soit capable a stimulé un élan spontané. « Ô vous tous, qui passez par le chemin, voyez s’il est une douleur semblable à ma douleur » (Thren. i, 12). C’est surtout l’aspect psychologique qui a fixé l’attention chrétienne. Le vouloir se présente alors comme étant enrobé dans une affectivité que rend communicable la connaturalité. En sorte que l’« analogie de la foi » (Rom. xii, 6) peut mettre en œuvre l’expérience familière, en vue de mieux étreindre la mystérieuse réalité.

 

Le commun pâtir, pour intime qu’il soit respectivement en Jésus et en Marie n’est cependant pas la « substance » de cette réalité.

 

« Il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie… » (Jo. xv, 13). Or une preuve, si adéquate soit-elle, n’est pas ce dont elle est preuve. L’immolation est la moitié généreuse de l’amour ; elle est la consommation de l’amour dans un être passible. Or l’achèvement, si organique soit-il, n’est pas ce dont il est l’achèvement, surtout s’il est lié à un caractère contingent.

 

Ainsi, considérée en son aspect affectif, la Compassion n’est pour ainsi dire que le signe de ce qu’elle est en réalité. Le signe vaut certes d’être considéré mais il doit reconduire la foi adorante à ce dont il est la preuve assurée, parce qu’il en est la manifestation spontanée.

 

[322] Le Christ Se sacrifiant assume en ce Sacrifice l’acte qui procède de Marie L’offrant, comme le Verbe S’incarnant assume en l’Acte de l’Incarnation ce qui procède de Marie Le concevant humainement. Tel est le principe de la « Corédemption par assimilation »(1), lui-même fondé sur le principe de relationalité. Nous allons rappeler quelle on est l’application, d’abord au point de vue de la psychologie pour Jésus et pour Marie (1.) ; ensuite au point de vue de l’ontologie, pour le Christ Lui-Même (2.), et pour le rapport que Marie soutient avec Lui (3.).

 

1. Étant toute relative à la Personne du Verbe en qui toutes choses sont créées (Jo. i, 3), Marie « la toujours Vierge » « suit, pour ainsi dire, le Verbe partout où Il va » (Apoc. xiv, 4), en subsistant en vertu de Lui, toujours d’une manière égale, conformément à la même relationalité.

 

Le Verbe S’incarnant, Marie qui Lui est originellement toute relative, le devient selon la chair ; c’est-à-dire que, le corps suivant l’âme, Elle devient Sa Mère. Le Verbe incarné accomplissant la Rédemption dans le pâtir, Marie qui déjà Lui est toute relative, le devient également quant à cet accomplissement ; c’est-à-dire que, coopérant à en intégrer l’Acte douloureux, Elle devient co-Rédemptrice.

 

L’Acte de la Rédemption a donc, comme celui de l’Incarnation, une unité d’ordre qu’il est possible d’analyser en se plaçant au point de vue de la psychologie. Jésus, par un choix gratuit, use en quelque sorte instrumentalement du vouloir de Marie, en vue de réaliser l’unité que doit avoir en acte le vouloir humain par lequel Il fait face à l’Agonie. C’est en quoi consiste la « Corédemption par assimilation ».

 

Cette explication montre bien comment l’Acte de la Rédemption subsiste et s’achève jusque dans l’« humain ». Mais elle ne précise pas quel est le statut de cet Acte au point de vue de l’ontologie. C’est donc cela qu’il convient maintenant d’examiner. Et cela d’autant plus que les [pseudo-] difficultés alléguées à l’encontre de la Corédemption tiennent à la méconnaissance – au moins pratique – de la métaphysique.

 

Et comme l’erreur concourt providentiellement à la manifestation de la Vérité, c’est la plus importante des « difficultés » alléguées qui met au mieux en évidence la valeur du principe qui a été posé.

 

Marie est toute relative à la Personne du Verbe. Tel est, pour l’Acte de la Rédemption comme pour celui de l’Incarnation, le fondement radical de l’explication.

 

En résulterait-il, entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice, une dualité qui irait à l’encontre de l’affirmation « unus mediator » (I Tim. ii, 5) : « le médiateur est un » ? Telle est la question.

 

Observons d’emblée qu’il est dit un : « un », et non pas « unique ». Quelle est cette « unité » ? C’est celle d’une opération dont le principe ne laisse pas de comporter distinction.

 

Que la chose ne soit pas impossible, la Spiration du Saint-Esprit suffit à le prouver. Mais l’explication positive ne peut procéder que de principes propres. Et Marie étant toute relative, c’est primordialement en la Personne même du Verbe incarné qu’il faut considérer toute question concernant le rapport que Sa Mère soutient avec Lui.

 

2. L’ontologie de l’Incarnation montre comment l’unité peut appartenir en acte à une opération dont le principe comporte distinction.

 

Une telle économie se réalise en effet dans le Christ habituellement en ce qui concerne l’agir : et cela, parce que radicalement en ce qui concerne l’être.

 

L’unité d’être propre au Verbe incarné est en effet une unité d’ordre.

 

Car la nature humaine assumée ne mesure pas l’Être du Verbe Incréé, Être en vertu duquel elle a cependant d’être et partant de subsister. En sorte qu’il y a deux réalités distinctes ; bien qu’il n’y ait pas, au point de vue formel de l’acte d’être, et partant à celui de l’unité, deux « principes » homologues réellement distincts.

 

La raison en est que le Verbe Incréé communique, à ce qu’Il assume, d’être et de subsister, non en « produisant » mais en « terminant ». Il suffit, pour le comprendre, de se référer à la structure ternaire de l’étant. L’étant possède, comme tel, trois caractères qui correspondent respectivement à trois points de vue formels : subsister (suppôt), être déterminé et mesuré (essence), être terminé (acte d’être). Ces points de vue formels ressortissent à l’abstrait, et sont distincts en vertu de leurs définitions. Les caractères correspondants, considérés au concret, sont réellement distincts dans l’étant créé, et s’identifient « in re » pour toute réalité incréée.

 

L’Humanité assumée par le Verbe subsiste dans l’Incréé ; mais elle ne laisse pas d’être « quelque chose de créé ». À ce second titre, « subsister », « être mesuré », « être terminé », sont, pour cette Humanité, trois caractères réellement distincts. « Être terminé » lui appartient exclusivement dans l’« Être du Verbe Incréé », et exclusivement en vertu de la Personne du Verbe Incréé. « Être mesuré » lui appartient en elle-même, et en vertu d’une opération commune à Toute Trinité. « Subsister » lui appartient dans le Verbe Incréé, et en vertu de cette même opération commune de Toute Trinité(2).

 

L’unité d’agir propre au Verbe incarné est également une unité d’ordre.

 

Cela résulte, nécessairement, de ce que « l’agir suit l’être » : les caractéristiques transcendantales, primordialement la nature et l’unité, sont, dans un même étant, les mêmes pour l’agir comme pour l’être.

 

L’unité est donc, pour l’Acte de la Rédemption, celle dont la nature vient d’être précisée. Cet Acte a d’« être terminé », exclusivement dans l’Être du Verbe à la fois Incréé et incarné, et exclusivement en vertu de la Personne du Verbe à la fois Incréé et incarné. Cet Acte a de « subsister » exclusivement dans la Personne du Verbe à la fois Incréé et incarné. Cet Acte a d’« être mesuré » en lui-même, en son être d’Acte.

 

Demeurent deux questions. En vertu de quoi l’Acte de la Rédemption a-t-il d’« être mesuré » ?

 

En vertu de quoi l’Acte de la Rédemption a-t-il de « subsister » ? Aux deux questions homologues concernant l’« Être », il faut répondre, nous l’avons rappelé : « en vertu de Toute Trinité ». Mais en ce qui concerne l’agir du Verbe incarné, intervient également de toute évidence la nature humaine assumée.

 

Ici s’insère Marie.

 

3. L’unité de l’Acte rédempteur se trouve intégrée en vertu du Rédempteur, et avec Lui et en Lui, en vertu de la co-Rédemptrice toute relative à Lui.

 

L’Acte rédempteur, en tant qu’acte humain, est mesuré par le principe qui en est le « plus prochain » : savoir la nature humaine assumée, et principalement la volonté. Ce même Acte est également « mesuré » en Sagesse divine et donc en vertu de la Volonté divine du Verbe à la fois Incréé et incarné, cette Volonté divine constituant elle-même le principe en vertu duquel la volonté humaine se trouve normée. Qu’il existe deux principes réellement distincts en vertu desquels le même Acte soit simultanément mesuré, n’entraîne aucunement que l’unité de cet Acte soit altérée ; non seulement parce que le principe créé en est subordonné au Principe incréé, mais absolument parce que cet Acte a son être d’acte en tant qu’il a d’être terminé, et qu’il a d’« être terminé » exclusivement dans l’Être du Verbe à la fois Incréé et incarné, et exclusivement en vertu de la Personne du Verbe à la fois Incréé et incarné.

 

C’est la « terminatio » qui constitue le principe formel et propre de l’unité ; telle est la raison essentielle pour laquelle l’existence de principes de mesure à la fois réellement distincts et l’un à l’autre subordonnés n’altère en rien cette unité.

 

Ce qui est vrai de la mesure l’est également – et au même point de vue, spécifié par « en vertu de » et non pas « dans » – du subsister, puisque rien ne subsiste qui ne soit mesuré.

 

Le rapport que soutient avec l’unité de l’Acte rédempteur l’opération de la co-Rédemptrice, est normé par les principes mêmes qui émanent de la Personne du Rédempteur.

 

Le Christ choisit d’intégrer instrumentalement le vouloir de Marie, en vue de fixer son propre vouloir humain et de clore ainsi la « délibération » que comporte l’Agonie. Et comme ce vouloir humain est, pour la mesure de l’Acte rédempteur, le principe prochain, le vouloir actif de la co-Rédemptrice, ontologiquement tout relatif à celui du Rédempteur, se trouve par le fait constitué comme étant co-principe de mesure pour ce même Acte. Ainsi l’Acte de la Rédemption est-il « mesuré » – et pour autant « subsiste »-t-il – en son être d’acte, en vertu de principes distincts et hiérarchisés : le Vouloir divin du Christ, le vouloir humain du Christ, le vouloir de Marie. Le vouloir humain du Christ est normé par le Vouloir divin ; et, par ce vouloir humain, le Christ décide d’être ultimement fixé en vertu du vouloir de Marie, lequel est lui-même ontologiquement tout relatif au Vouloir total du Christ qu’il contribue à intégrer.

 

Or la raison pour laquelle la distinction, réelle dans le Christ, entre le Vouloir divin et le vouloir humain, n’entraîne, pour l’Acte de la Rédemption, aucune altération quant à l’unité, cette même raison vaut également en regard de la distinction, non moins réelle quoique à un titre différent, entre le vouloir humain du Christ et le vouloir de Marie. Cette raison consiste en effet, nous l’avons rappelé, en ce que l’Acte de la Rédemption a absolument et ultimement son unité propre d’acte et d’être, en ayant d’« être terminé » exclusivement dans l’Être du Verbe à la fois Incréé et incarné, et exclusivement en vertu de la Personne du Verbe à la fois Incréé et incarné. Or cette Réalité, Simple et Incréée transcende évidemment toute distinction dont l’un au moins des deux membres est constitué par une réalité créée.

 

Autrement dit, en ce qui concerne l’Acte de la Rédemption, le caractère composé du principe de la mesure n’entraîne, pour l’unité, aucune altération. Pas plus la composition inhérente au principe créé considéré en son unité (vouloir humain de Jésus et vouloir de Marie), que la composition entre ce même principe créé et le Principe Incréé (Vouloir divin de Jésus).

 

Le même Décret de Prédestination enveloppe, dans le même Mystère, le Rédempteur et la co-Rédemptrice. La fallacieuse « difficulté », soulevée par l’« unus mediator » indûment appelé « unique », montre en vérité la valeur des principes qui ont été posés. La « Corédemption par assimilation » découle organiquement de ce que « la toujours Vierge », conçue première de l’ordre créé, est toute relative au Principe en qui toutes choses sont créées, c’est-à-dire au Verbe Incréé.

 

[33] Marie, « un » avec et dans le Christ S’offrant Lui-Même, rend effective pour Elle-même, en la spécifiant personnellement, la Rédemption que l’Acte du Sacrifice réalise objectivement et universellement.

[331] Marie offre, en Jésus S’offrant, un Sacrifice qui est objectivement agréé, exclusivement « ratione Personæ ».

 

Le Sacrifice du Christ est agréé « ratione Personæ » c’est-à-dire exclusivement en raison de la Personne du Verbe incarné, et non en vertu de l’opération qui procède en propre de Marie, la « merveilleusement rachetée ».

 

Nous avons expliqué l’un et l’autre, la négation comme l’affirmation ([233] 1.). Nous n’y revenons pas. Mais il importe de préciser derechef quel est le point de vue auquel nous nous plaçons ; et de réaffirmer que si, selon ce point de vue, Marie ne joue aucun rôle dans l’agrément du Sacrifice, Elle ne laisse pas d’en intégrer activement et intrinsèquement l’accomplissement.

 

Croire, c’est regarder, autant que faire se peut, « avec l’œil de Dieu ». Nous nous y efforçons ; et c’est pourquoi, nous l’avons dit ([31]), nous nous plaçons au point de vue du Décret divin auquel répond la Prédestination. L’objet de notre recherche, c’est l’ordination intime du mystère de Marie, c’est l’« ordre de Marie » divinement conçu et divinement produit. Telle est l’œuvre de la Sagesse, objet de la contemplation, quoi qu’il en soit des chevauchements secondaires que l’Éternité peut introduire dans le cours du temps sous la forme de miraculeuses précessions.

 

À ce point de vue donc, Marie ne joue aucun rôle actif dans l’agrément du Sacrifice offert de Lui-Même par le Christ. Car Marie n’est agréée que dans cet agrément. Marie n’est objet de la Satisfaction que parce qu’Elle est enclose dans ce Sacrifice ; et parce que celui-ci est, « ratione Personæ », l’objet nécessitant de cette Satisfaction.

 

Mais, même à ce point de vue, celui du Décret de la Prédestination, et qui plus est primordialement à ce point de vue, Marie coopère activement au Sacrifice dont Elle intègre ainsi l’accomplissement.

 

Nous nous sommes placés au point de vue de la métaphysique pour rendre compte du comment ([322] 2. 3.). Nous pouvons maintenant faire état, a posteriori, de cette convenance que dévoile organiquement, entre le Christ et Sa Mère, l’économie de l’Incarnation et puis l’économie de la Rédemption. Parce qu’en effet, elle ressortit à l’ontologie, cette convenance renvoie, comme le fait un signe, à la réalité, au fait, dont elle est la manifestation, c’est-à-dire au Décret de la Prédestination.

 

Ce Décret consiste en ce que Marie est ordonnée à « suivre le Verbe partout où Il va » ([322] 1). C’est cela qui, pour la créature privilégiée, pour la « toujours Vierge » dans le Verbe en qui toutes choses sont créées, est, absolument, premier. Le reste, tout le reste y compris « le droit maternel qu’a Marie d’offrir Son Enfant » (Benoît XV), y compris par conséquent la participation tant active que passive de Marie à la Rédemption en découle ; c’est cela qu’il est maintenant possible de préciser.

 

[332] Le Sacrifice, dont Marie intègre activement l’accomplissement, est, absolument et objectivement, un « sacrifice agréé » ; il est donc objectivement, eu égard à la condition humaine de Marie, un « sacrifice racheté ».

 

Nous allons d’abord situer ce qu’on peut appeler le nœud de la question, qui en est d’ailleurs également le principe de résolution : à savoir l’ordination qui, concernant Marie, est immanente au Décret de la Prédestination. Ayant établi l’existence, nous déterminerons ensuite la nature de cette ordination. Delà résultera notre conclusion.

 

1. Il y a nécessairement, concernant Marie, une ordination qui est immanente au Décret de la Prédestination.

 

Le montrer requiert de « tenir » rigoureusement le point de vue auquel ce Décret correspond. Ce point de vue est celui de l’être et de l’Éternité, non celui de la temporalité. Nous allons, pour plus de clarté, le préciser. Et nous devons, pour le faire, rappeler quelles sont, à ce point de vue, les deux « données » :

 

(I) Marie est divinement ordonnée à être immaculée.

(S) Marie est divinement ordonnée à offrir le Sacrifice qui est nécessairement agréé.

 

Eu égard à l’ordre qui est propre au temps, lequel est celui de la réalisation concrète et de l’histoire événementielle, (I) se manifeste « avant » (S) ; il y a « précession » de (I) par rapport à (S). Si, fautivement d’ailleurs, on use du « modus significandi » qui correspond à l’ordre du temps, bien qu’on considère en réalité l’ordre de l’être en se plaçant au point de vue de l’Éternité, on dit qu’il y a « concomitance » entre (I) et (S).

 

En vérité, et à proprement parler, il n’y a entre (I) et (S), à ce point de vue de l’être et de l’Éternité, ni concomitance, ni précession ou succession. Il y a un ordre dans l’être. Et comme la succession observable dans l’ordre du temps ne constitue pas une prémisse dont on puisse inférer avec rigueur quoi que ce soit concernant l’ordre de l’être, il faut découvrir celui-ci par argument propre.

 

Le point de vue auquel nous nous plaçons étant ainsi précisé, il est aisé d’observer qu’il existe nécessairement, concernant Marie, une ordination qui est immanente au Décret de la Prédestination.

 

Les différents aspects de la Prédestination ne peuvent en effet, ni pour Marie ni d’ailleurs pour aucune créature, être « juxta-posés ». Car ils ne peuvent avoir de réalité que dans leur unité. Et comme, formellement, ils diffèrent entre eux, ils ne peuvent être « un » qu’en constituant un ensemble ordonné. Dès lors, l’un de ces aspects doit jouer le rôle de principe, par rapport aux autres qui lui sont sub-ordonnés.

 

Il s’ensuit qu’objectivement et ontologiquement, aussi bien naturellement que surnaturellement, les deux données (I) et (S), « données » dont le caractère révélé garantit la réalité, soutiennent nécessairement entre elles un rapport de sub-ordination.

 

Sub-ordination de (I) à (S) ? Sub-ordination de (S) à (I) ? Telle est la question.

 

2. Le Décret de la Prédestination consiste, pour Marie, en ce que (I) est sub-ordonné à (S).

 

En voici trois raisons. La première, négative, est contraignante. Les deux raisons positives s’enchaînent et sont mieux éclairantes.

 

(1) (I) est sub-ordonné à (S), car il est impossible que (S) le soit à (I).

 

C’est en effet le Sacrifice nécessairement agréé qui est au principe de la Communication dont Marie est originellement gratifiée. Cela, c’est en substance ce qu’affirme la Bulle Ineffabilis, en usant du « modus significandi » qui est propre à la temporalité. En d’autres termes, la Communication gratuite en vertu de laquelle Marie est Immaculée, est sub-ordonnée au Sacrifice nécessairement agréé.

 

Or, si la sub-ordination qui existe – nécessairement nous l’avons rappelé – entre (I) et (S), n’est pas identique à celle qui existe entre les Réalités qui fondent divinement et qui spécifient respectivement (I) et (S), il est impossible que ces deux ordinations soient l’une à l’inverse de l’autre. Il est impossible que, l’une étant supposée par exemple être de (I) vers (S), l’autre soit alors du fondement de (S) vers le fondement de (I) ; car une telle opposition serait contradictoire au point de vue de l’être.

 

Donc, le fondement de (I) étant sub-ordonné au fondement de (S), il est impossible que (S) soit sub-ordonné à (I).

 

Donc (I) est sub-ordonné à (S).

 

(2) (I) est sub-ordonné à (S), car ce qui concerne la créature en elle-même est sub-ordonné à ce qui concerne le rapport que la créature soutient avec Dieu.

 

Ce principe suppose que l’on considère au même point de vue la créature en elle-même d’une part, le rapport de celle-ci à Dieu d’autre part. Et comme ce principe est évident lorsque ce point de vue est celui de l’être, il se trouve par là même universellement fondé.

 

Le principe a donc une portée réelle ; il a même, selon l’« analogie de la foi » (Rom. xii, 6), la portée maximale qui puisse être, lorsque la mise en oeuvre en est, si l’on ose dire, spécifiée par l’union entre Marie et Dieu-Trinité.

 

Or, à ce point de vue, le fait, pour Marie d’être originellement Immaculée concerne Marie en Elle-même.

 

La grâce rend il est vrai possible d’« actualiser » la relation théologale, c’est-à-dire la relation du mens à Dieu-Trinité. Il n’en résulte cependant pas, ni pour Marie ni pour quiconque, que la grâce soit d’essence relationnelle.

 

D’une part en effet, la grâce est une qualification entitative du mens en lui-même ; en sorte qu’objectivement et ontologiquement, la grâce ne peut découler de la relation théologale comme d’un principe, puisqu’elle est au contraire au principe de cette relation en tant qu’elle en est le fondement.

 

D’autre part, si la relation théologale dont la grâce est le fondement, a, lorsqu’elle est actuée, d’« être déterminée » conformément à Chacun des Trois distinctement, elle ne laisse pas de l’être uniment « en vertu de » et « en » Toute Trinité ; non pas « en vertu de » ou « en » Tel des Trois d’une manière privilégiée. Or cela manifeste que la grâce est un effet créé commun à Toute Trinité. Et cela montre par conséquent que la grâce est dans la créature. La grâce est une qualification entitative qui appartient à la créature en elle-même ; elle n’est pas une détermination qui serait immanente au rapport que la créature soutient avec Dieu.

 

Or, à ce même point de vue, celui que spécifie l’union entre Marie et Dieu-Trinité, le fait pour Marie d’offrir le Sacrifice nécessairement agréé concerne la relation que soutient Marie, distinctement avec la Personne du Verbe à la fois Incréé et incarné, et ainsi avec Toute Trinité.

 

C’est précisément cela qui a été établi. Si l’unité de l’Acte rédempteur se trouve intégrée en vertu du Rédempteur, et également avec Lui et en Lui en vertu de la co-Rédemptrice, c’est parce que Celle-ci est toute relative à Lui et en Lui ([322] 3.).

 

L’unité de cet Acte n’est possible que parce que celui-ci a d’« être déterminé », exclusivement en vertu de la Personne et dans l’Être du Verbe à la fois Incréé et incarné ([322] 2.). Le fait, pour Marie, de contribuer à intégrer cette unité n’appartient donc à Marie que « médiatement », par refluence et par concomitance. Car cette sorte d’« assomption », en l’unité de l’Acte rédempteur, de l’opération qui est propre à la co-Rédemptrice, n’a de réalité que dans ce qui en constitue le sujet propre, à la fois entitativement et immédiatement, à savoir dans la relation que Marie soutient avec le Verbe à la fois Incréé et incarné en Acte de Son propre Sacrifice. Les « composantes » de l’unité comme telle ont en effet le même statut ontologique que l’unité elle-même ; si elles appartiennent formellement à l’unité, elles appartiennent réellement à ce dont il y a unité. Le fait que Marie contribue à intégrer l’unité de l’Acte rédempteur appartient donc : immédiatement, à cet Acte lui-même, lequel subsiste dans le Rédempteur et en vertu de Lui ; ensuite, à la relation que la co-Rédemptrice en acte soutient avec le Rédempteur en Acte ; enfin, à Marie Elle-même.

 

Si donc on considère Marie Elle-même, distinctement, il faut conclure que le fait, pour Elle, de contribuer à intégrer l’unité de l’Acte rédempteur, ne Lui appartient pas en Elle-même ; mais Lui appartient seulement dans la relation qu’elle soutient avec le Rédempteur en Acte à la fois divinement et humainement de Son propre Sacrifice, et seulement en tant qu’Elle est Elle-même le sujet de cette relation.

 

De ces deux observations, résulte la conclusion.

 

Si on considère (I) et (S), qui constituent les deux « données », au point de vue que spécifie l’union entre Marie et Dieu-Trinité, ce qui, à ce point de vue, concerne immédiatement Marie en Elle-même, savoir l’ordination divine à être Immaculée, est sub-ordonné à ce qui, à ce même point de vue, concerne immédiatement la relation de Marie à Dieu-Trinité, savoir l’ordination divine à offrir le Sacrifice nécessairement agréé.

 

C’est-à-dire que (I) est sub-ordonné à (S).

 

(3) (I) est subordonné à (S) ; car, dans l’ordre de la Rédemption, ce qui concerne la « nature » est sub-ordonné à ce qui concerne la « personne ».

 

Nous avons établi ce principe, « ex propriis ». Fondé, « ex parte Christi » ([233] 1.), il vaut, en conséquence, « ex parte hominis » ([233] 2.). Il est donc maintenant hautement vraisemblable, par induction, que le principe vaille également en ce qui concerne Marie Elle-même.

 

Cependant, ni l’un ni l’autre des arguments qui concernent respectivement le Christ Rédempteur et l’homme pécheur ([233] 1. 2.) ne s’applique adéquatement à Celle qui est une créature et qui est sans péché.

 

Il convient donc de montrer que, si le principe énoncé en (3) se présente comme étant vraisemblable, c’est parce qu’il est vrai absolument. Or, le principe énoncé en (2) étant vrai absolument, ce qui en découle nécessairement l’est également. D’où l’argument suivant.

 

Le principe énoncé en (3) constitue une application particularisée du principe général énoncé en (2).

 

Il suffit en effet de considérer au point de vue de l’ontologie et dans un même regard de l’esprit les deux rapports qui interviennent, respectivement, dans les deux énoncés (2) et (3), pour découvrir, entre ces rapports, une analogie de proportionnalité qui est immanente à la réalité.

 

Termes mentionnés en (2) Termes mentionnés en (3)

À = Ce qui concerne la créature elle-même a = Nature

B = Ce qui concerne le rapport de la créature à Dieu b = Personne

 

Au point de vue propre de l’ontologie, et plus précisément au point de vue de l’unité dont le mode est convertible avec celui du subsister, le rapport de a à b est analogiquement semblable au rapport de A à B. C’est ce que montrent les deux observations suivantes.

 

Premièrement : a correspond à A, et ne correspond pas à B.

 

D’une part en effet, la nature n’a de réalité que dans la créature dont elle est concrètement la mesure. Et la nature n’a d’unité qui lui soit propre, que dans l’unité du sujet qu’elle détermine et dont elle rend ainsi possible le subsister. Ainsi, a correspond à A.

 

D’autre part, c’est en vertu de la nature que la créature peut être posée dans l’être distinctement du Créateur. Car ce selon quoi le rapport de la créature au Créateur est réalisé positivement, c’est l’être ; ce n’est ni le suppôt ni la nature. Ainsi, a ne correspond pas à B.

 

Deuxièmement, b correspond à B, plutôt qu’à A.

 

Rappelons que nous nous plaçons au point de vue de l’unité, dont le mode est convertible avec celui du subsister. Or, si l’unité de la personne concerne évidemment la créature elle-même et en elle-même, elle ne lui appartient pas en vertu d’elle-même. « Durer dans l’être, c’est-à-dire subsister », est convertible pour le sujet composé avec « avoir et conserver l’unité ». Et comme cela n’est possible qu’en vertu d’une Communication qui procède de Dieu, on voit qu’au point de vue propre de l’ontologie, l’unité de la personne se réfère primordialement au rapport que celle-ci soutient avec le Créateur, et non à la créature en elle-même.

 

Dans l’ordre de la Rédemption, ce qui concerne la « nature » est subordonné à ce qui concerne la « personne ».

 

Ce principe est ainsi établi. Il est d’ailleurs fondé « ex parte Christi » ([233] 1.). La mise en œuvre en est dès lors assurée, en ce qui concerne Marie.

 

L’argument développé en (2) consistait à référer le couple (I)-(S) au couple A-B. Nous référons maintenant le même couple (I)-(S) au couple a-b. C’est la correspondance, comme telle, entre les couples qui constitue l’instrument de preuve. Cela est encore mieux manifesté par un déplacement sémantique dont on ne doit pas être surpris quand on prend comme couple « référend » a-b, au lieu de A-B.

 

(I) Concerne formellement la nature, et non la personne.

 

La grâce doit être référée à la personne et non au rapport que celle-ci soutient avec Dieu : voilà ce que nous disons en (2).

 

Si, maintenant, nous nous plaçons à un autre « point de vue formel », lequel consiste à comparer la personne, non plus avec le rapport que celle-ci soutient avec Dieu mais avec la nature, alors il faut dire que la grâce concerne, dans telle personne, cette partie concrète qu’est la nature, et non la personne comme telle. Cela résulte de ce que la grâce est une « participation à la nature divine » (II Pet. i, 4) qui s’insère et se ramifie, en les exhaussant, dans les différentes puissances dont l’ensemble constitue la nature.

 

Et d’une manière plus précise, en ce qui concerne la Prédestination de Marie, l’ordination à être Immaculée concerne formellement, en cette personne qui est Marie, la nature. Car la nature, étant le sujet propre de la privation qui est consécutive à la perte de la grâce originellement reçue, l’est également de la plénitude qui, pour Marie, prévient cette privation.

 

(S) concerne formellement la « personne », et non la « nature ».

 

L’ordination à offrir le Sacrifice qui est nécessairement agréé (ordination que nous avons désignée par (S)) concerne, non la personne elle-même, mais le rapport que celle-ci soutient avec Dieu : voilà ce que nous avons dit en (2).

 

Si, maintenant, nous nous plaçons à un autre « point de vue formel », lequel consiste à comparer la personne, non plus avec le rapport que celle-ci soutient avec Dieu, mais avec la nature, alors il faut dire que (S) concerne la personne.

 

Puisqu’en effet (S) concerne immédiatement le rapport que la personne soutient avec Dieu, si (S) est référée au couple personne-nature, (S) concerne formellement celui des deux termes qui concrètement est convertible – c’est-à-dire en mutuelle implication – avec le rapport que la personne soutient avec Dieu. Or, ce terme est évidemment la personne elle-même comme telle, et non la nature qui est seulement une partie de la personne.

 

L’argument s’achève comme en (1).

 

La sub-ordination dont on a établi (1.) qu’elle existe nécessairement, soit de (I) à (S), soit de (S) à (I), ne peut être à l’inverse de celle qui existe entre les termes qui correspondent respectivement à (I) et à (S). Et comme, dans l’ordre de la Rédemption, ce qui concerne la « nature » [c’est-à-dire, en l’occurrence (I)] est sub-ordonné à ce qui concerne la « personne » [c’est-à-dire, en l’occurrence (S)], il est impossible que (S) soit sub-ordonné à (I). Donc (I) est sub-ordonné à (S)(3).

 

3. L’ordination divine à offrir le Sacrifice qui est nécessairement agréé, enclôt en elle-même que, pour Marie, l’oblation relative à ce Sacrifice est une oblation « rachetée ».

 

Les déterminations qui appartiennent à un principe sont généralement manifestées dans ce qui en procède. Mais ce qui appartient intrinsèquement au principe étant, par rapport à ce qui procède, primitif et ab-solu comme le principe l’est lui-même, cela donc ne peut être ni conditionné ni modifié par ce qui procède du principe. Et comme, au sein d’« un ordre », tout ce qui est subordonné au principe de cet « ordre » nécessairement en procède, il s’ensuit que ce qui appartient intrinsèquement au principe n’est ni conditionné ni modifié par ce qui est subordonné.

 

Or (I) est sub-ordonné à (S) (2.).

 

Donc (S) n’est ni conditionné ni modifié par (I).

 

Expliciter cette conclusion schématiquement exprimée, c’est simplement voir « comme Dieu voit » l’ordre de la Rédemption tel qu’il est dans la réalité.

 

Selon l’ordination divine, et partant en Sagesse et en Vérité, que Marie participe activement à offrir le Sacrifice qui est nécessairement agréé, cela n’est ni conditionné ni modifié par le fait que Marie soit ordonnée à être Immaculée (c’est même l’inverse qui est vrai, comme nous l’explicitons ci-après [333]).

 

L’Oblation, en tant qu’elle procède de Marie, est donc « ab-solue » comme elle l’est en elle-même en vertu de l’Acte en lequel elle s’accomplit : Acte du Verbe à la fois Incréé et incarné, S’offrant Lui-même, et « assumant » pour le faire l’opération de Marie ([322] 3.). « Absolue », c’est-à-dire subsistante et qualifiée exclusivement en vertu de l’ontologie qui lui est propre, et indépendamment de quoi que ce soit d’étranger à cette ontologie. Ou encore, l’Oblation en tant qu’elle procède de Marie, c’est l’Acte même du Sacrifice en tant que Marie s’en trouve constituée co-Principe au point de vue de l’ontologie.

 

L’Oblation, en tant qu’elle procède de Marie, n’est donc pas qualifiée par ce qui concerne Marie à un autre point de vue que celui de l’ontologie impliquée en fait dans l’Acte du Sacrifice ; elle n’est pas qualifiée, en vertu de ce que Marie est ordonnée à être Immaculée.

 

Dans ces conditions, l’Oblation, en tant qu’elle procède de Marie, est une oblation rachetée.

 

En vue de l’exprimer avec clarté, désignons par deux vocables différents deux aspects réellement différents de la même réalité :

 

« Oblation » = Acte du Sacrifice considéré en son unité. Et comme constituant le terme, « terminus ad quem », de l’opération par laquelle le Christ S’offre Lui-Même ; en intégrant pour le faire, en cette Opération qui est Sienne, celle de sa Mère.

« oblation » = Acte du Sacrifice en tant qu’il procède de Marie.

 

En d’autres termes :

 

« oblation » = opération de Marie en tant qu’elle est, en celle du Christ et sub-ordonnée à elle, le « terminus a quo » de l’Acte du Sacrifice. Nous avons insisté sur l’unité de ces deux opérations ([322] 2.). Nous considérons maintenant celle de Marie distinctement, et nous la désignons par le mot « oblation ».

 

Ces précisions de vocabulaire permettent d’exposer l’argument fort simplement.

 

L’« Oblation » est agréée, « ratione Personæ » : en vertu de la Personne du Verbe à la fois Incréé et incarné ([233] 1.).

 

L’« oblation », « ratione personæ », n’est pas agréée.

 

C’est-à-dire qu’eu égard à la personne de Marie, considérée comme il se doit présentement exclusivement au point de vue de l’ontologie, l’oblation n’a pas à être agréée. Car Marie appartient à une race qui se propage sous l’emprise du péché, race par laquelle Dieu a été « déserté », et que Dieu par conséquent n’a plus à considérer [Benignissimus Dominus… eos quos « de tenebris transtulit in admirabile lumen suum » (I Pet. ii, 9)… non deserens nisi deseratur (Vatican I Constitutio « Dei Filius ». c. 3 ; Denz. 3014). Nous soulignons : « Dieu ne délaisse que s’Il est délaissé »]. Il faudrait, il est vrai, en rigueur formelle, dire que si l’« oblation » n’est pas agréée, c’est « ratione naturæ » : c’est en raison de la nature selon laquelle la personne [de Marie] est « spécifiée ». Mais si le non-agrément de l’« oblation » tient formellement à la nature, la privation qu’il constitue concerne, comme telle, la personne. Il peut donc être, sans inconvénient et pour simplifier, référé à la personne.

 

L’« oblation » est, « ratione Oblationis », c’est-à-dire dans l’Oblation et en vertu de l’Oblation, objectivement agréée.

 

Car l’oblation ne subsiste, elle n’a comme telle de réalité, que dans l’Acte du Sacrifice, et donc en tant que celui-ci a d’« être terminé » ([322] 3.), c’est-à-dire conformément à notre convention de langage, en tant que l’Acte du Sacrifice est Oblation.

 

Ne subsistant en réalité que dans l’Oblation, l’oblation se trouve par le fait même objectivement agréée, dans l’Oblation qui l’est nécessairement.

 

L’« oblation » est donc objectivement agréée bien que, « ratione personæ », elle soit non agréée. Donc l’« oblation » est objectivement rachetée ; et c’est « ratione personæ » qu’elle est dite avoir objectivement cette qualité.

 

Est en effet « racheté » ce dont la perte est pâtie comme étant une privation, et qui se trouve recouvré en vertu d’une certaine compensation.

 

Or, eu égard à la personne de Marie, considérée selon (S), et donc au point de vue de l’ontologie, l’« oblation » a de « n’être pas agréée » ; elle se trouve par conséquent en état de privation par rapport à l’exigence de sa propre nature. Et comme, référé à cette privation, le fait que l’« oblation » est agréée objectivement constitue un recouvrement, l’« oblation » doit être dite « rachetée ».

 

Et cela, très précisément, en tant qu’elle est affectée de privation c’est-à-dire en tant qu’elle procède de la personne de Marie, elle-même située selon (S) et partant au point de vue de l’ontologie. La personne de Marie étant ainsi considérée, c’est donc bien « ratione personæ » que l’« oblation » doit être dite « rachetée ».

 

Le rachat de l’« oblation » accomplie par Marie est donc immanent à l’Acte du Sacrifice. Il n’est pas, à proprement parler, un fruit que Marie recevrait du Sacrifice supposé accompli. Il n’est pas non plus par conséquent une condition réalisée en faveur de Marie ou une disposition immanente à Marie, condition ou disposition requise pour que Marie puisse participer activement à l’offrande du Sacrifice.

 

[333] Marie est rachetée. Et Elle l’est en l’accomplissement même de ce qui, ab-solument, est l’essentiel, savoir l’ordination à offrir le sacrifice qui est immanente à la créature comme telle. Marie est rachetée d’une manière « plus merveilleuse », parce qu’en vertu de l’Acte même qui la constitue co-Rédemptrice.

 

N’est racheté que celui à qui le mérite du Christ est communiqué. Nous l’avons rappelé ci-dessus ([12]) avec le Concile de Trente. User, comme il se doit, de ce « modus significandi », entraîne d’affirmer que Marie fait partie de l’ensemble des rachetés, « ex praevisis meritis Christi » (Bulle Ineffabilis). Cela, au vrai, signifie simplement ceci ([31]) : d’une part Marie est rachetée ; d’autre part, comme tous les hommes qui sont rachetés, Elle l’est en vertu du Sacrifice offert par le Christ.

 

Il y a également, entre Marie et les autres humains, ceci de commun. La reformation procédant, pour tous, de la personne vers la nature ([332] 2. (3)), un acte personnel est requis de la part de quiconque désire être racheté. Cet acte consiste, pour tous et pour chacun, à se situer librement par rapport à la Norme nouvelle ([21] 2.) gratuitement proposée par Dieu, savoir le Christ S’offrant Lui-Même. Et si, pour tous également, le choix est d’abord refus ou acceptation, l’acceptation elle-même consiste à se situer « positivement » par rapport à l’Acte du Sacrifice, mais de manières qui peuvent être différentes.

 

Comment, à cet égard comme à tout autre, Marie constitue-t-Elle un « ordre à part » ?

 

Cette question prend une forme plus précise, si on tient compte, pour la poser, de l’économie qui est propre au Sacrifice.

 

Les quatre caractères qui appartiennent intrinsèquement au Sacrifice du Christ constituent, nous l’avons vu ([22]), un ensemble ordonné dont le principe est constitué par l’« Anaphore » et la « Satisfaction » ; le « rachat » et le « mérite » montrant d’ailleurs comment la « Satisfaction » et l’« Anaphore » sont « un ». Comment cet ensemble ordonné se présente-t-il, respectivement pour le Rédempteur et pour l’homme pécheur ? Et comment, pour la co-Rédemptrice qui ne laisse pas d’appartenir à la race pécheresse ? C’est ce que nous allons examiner.

 

Nous nous placerons d’abord au point de vue qui est le principal, celui du Rédempteur. Ensuite au point de vue de l’homme pécheur. Nous pourrons alors situer ce qui concerne Marie, enfant d’Ève et Mère de Jésus.

 

1. La réalisation du Sacrifice rédempteur, telle qu’elle s’« ordonne » pour le Rédempteur.

 

« Le Christ S’offre lui-même » (Heb. ix, 14). C’est-à-dire que le principe et l’objet de l’acte d’oblation s’identifient « in re », en l’entité même de l’acte exercé. Cependant, l’immolation en laquelle cet acte est consommé ne concerne, de l’« Objet », que l’Humanité assumée, non pas évidemment la Divinité. Il s’ensuit que le Sacrifice du Christ porte, immanent à lui-même, un fruit propre pour l’Humanité assumée.

 

L’ordonnancement est alors, schématiquement, le suivant :

 

(R) Anaphore. Oblation-immolation-Satisfaction. Mérite.

 

L’« Anaphore » est l’Acte du Sacrifice, en tant que celui-ci procède du Christ offrant, c’est-à-dire S’offrant Lui-Même.

 

L’« Oblation » est l’Acte du Sacrifice, en tant que celui-ci s’achève dans l’Agrément de Celui à qui il est offert. L’« Oblation » ainsi entendue est à l’« Anaphore » ce que le « terminus ad quem » est au « terminus a quo ».

 

L’« immolation » est l’accomplissement de l’« Oblation » dans l’Humanité assumée ; c’est la séparation de l’âme et du corps qui continuent de subsister, respectivement et distinctement, en la Personne du Verbe à la fois Incréé et incarné.

 

La « Satisfaction » est, comme on l’a expliqué ([211] 3.), le réfléchissement dans la plus haute œuvre appartenant à l’ordre créé, de la Béatitude de l’Égal intime à Toute Trinité.

 

Le « Mérite » c’est le fruit que le Christ recueille nécessairement de Son propre Sacrifice en cette partie de Lui-Même qui est immolée, savoir la nature humaine assumée. « Père, glorifiez-moi auprès de vous, de la gloire que j’avais auprès de vous avant que le monde fût » (Jo. xvii, 5). « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît toutes ces choses pour entrer dans sa gloire ? » (Luc. xxiv, 26). De ces deux affirmations, il est habituel de conclure que le Christ en tant qu’Il est homme acquiert, du fait de Son Sacrifice, un titre nouveau à entrer dans Sa gloire.

 

C’est ce titre, ou droit nouveau à la gloire, qui constitue, au sein du Mérite, ce qui en est le principal. C’est-à-dire ce qui, intrinsèquement, y joue le rôle de « principe » : en ce sens – propre – que le « Mérite » est expressément ordonné, par Sagesse et par Miséricorde, à être communiqué. Le « Mérite » est d’abord, nécessairement dans le Christ, et personnellement pour le Christ en tant que le Christ est homme ; mais il est en fait essentiel au « Mérite » d’être communicable, car la gloire du Christ en intègre en fait la communication.

 

Nous désignons donc par le mot Mérite (avec une majuscule) ce Mérite du Christ, à la fois personnel et communicable, bien qu’il ne soit pas en fait universellement communiqué.

 

L’enchaînement (R) est l’expression schématique de l’ordre à la fois génétique et ontologique : c’est de cette façon que s’est accompli l’Acte de la Rédemption.

 

Cet ordre, que nous avons analysé ([21], [22]), nous le considérons donc maintenant comme une donnée. Chaque terme « découle » de ceux qui le précèdent d’une manière à la fois gratuite et nécessaire ; nous laissons de côté cet aspect du mystère.

 

Et comme comparer entre elles plusieurs choses requiert de les considérer au même point de vue, l’ordre que doivent décrire les deux schémas qui concernent les membres du Christ est de même nature que celui qui concerne le Christ. (R) décrivant l’ordre à la fois génétique et ontologique, il va en être de même pour (H) et pour (M).

 

2. La réalisation du Sacrifice rédempteur, telle qu’elle est ordonnée pour l’homme pécheur.

 

Cet ordonnancement est, « génétiquement et ontologiquement », le suivant :

 

1. Le Christ, en état de Sacrifice, exerce une communication, en vertu de laquelle se trouve étendue à ceux à qui Il communique, la Satisfaction dont Il est Lui-Même l’Objet. Cette communication est, selon le « modus concipiendi » adopté par le Concile de Trente, celle du « Mérite ».

2. L’homme est alors virtuellement racheté. Il l’est effectivement, s’il accueille au titre de Norme immanente et surnaturelle le Christ en état de Sacrifice : cela exige concrètement qu’il consente à être lui-même en état de sacrifice.

3. L’homme peut alors participer à l’offrande du Sacrifice, à l’Anaphore dont le Christ est à la fois le Prêtre et la Victime.

4. L’homme peut, en vertu de cet acte, avoir part à la communication qui procède du Christ, c’est-à-dire mériter et pour autant racheter.

 

Le schéma est donc, au point de vue de l’homme pécheur, le suivant :

 

acquiescement libre réceptif du Mérite

Rédemption passive (reçue par l’homme) Rachat

participation active au Sacrifice du Christ

mérite participation active à la Rédemption

 

L’acquiescement libre de l’homme pécheur est lui-même mérité par le Christ. Nous n’avons pas à examiner ici la question de la justification. La Rédemption n’est reçue que dans cet acquiescement, donc dans un acte. Cependant, la Rédemption peut être dite « passive » en tant qu’elle est reçue par l’homme, tandis qu’elle est active en tant qu’elle procède du Christ.

 

On voit que, si la Rédemption s’achève dans l’assimilation au Christ, elle s’inaugure dans une certaine extériorité, celle-là même qu’entraîne le désordre du péché. Le Christ agit d’abord au titre de Cause, par Son Mérite [première colonne du schéma (H)]. Et c’est là, génétiquement et ontologiquement, la condition pour que puissent se réaliser les trois autres phases en lesquelles la Rédemption se consomme en assimilation.

 

Ainsi, l’homme pécheur doit recevoir le Mérite que le Christ communique en vertu de Son Sacrifice, pour pouvoir participer activement à ce même Sacrifice offert par le Christ. En sorte que l’homme pécheur ne peut être converti que la Rédemption une fois accomplie. Il est donc impossible aussi bien génétiquement qu’ontologiquement, que l’homme pécheur soit avec le Christ-Rédempteur « ab initio », à l’origine de la Rédemption. Autrement dit, le Rédempteur comme Tel ne possède pas l’homme pécheur « dès le commencement de Ses voies à Lui ».

 

3. La réalisation du Sacrifice rédempteur, telle qu’elle se trouve ordonnée en faveur de la « co-Rédemptrice » « merveilleusement Rachetée ».

 

Marie est « toute relative » au Christ, personnellement. Marie appartient par nature, à la race humaine. Il convient donc de situer l’ordonnancement du Sacrifice tel qu’il est pour Marie, en fonction de ce qu’il est d’une part pour le Rédempteur, d’antre part pour l’homme pécheur.

 

Nous allons préciser l’un et l’autre. Et nous observerons, par mode de conclusion, qu’au point de vue de l’ordonnancement du Sacrifice comme à tout autre, ces deux références de Marie, l’une au Rédempteur l’autre à l’homme pécheur, sont entre elles solidaires : la seconde étant en effet normée par la première.

 

L’ordonnancement du Sacrifice est le même pour Marie comme pour le Christ, parce que la réalisation en est, pour Elle, essentiellement sub-ordonnée à ce qu’elle est pour Lui.

 

Marie, première de cet ordre qui est au sens propre celui du créé [L’Humanité du Christ n’est pas une créature, bien qu’elle soit quelque chose de créé], est toute relative au Verbe en qui toutes choses sont créées. Tel est le principe de rationalité, sur lequel est fondé, nous l’avons rappelé ([322]), la « Corédemption par assimilation ».

 

Ce même principe vaut évidemment pour l’Acte du Sacrifice. En sorte que si on distingue les phases de celui-ci en se référant au Christ, c’est respectivement en chacune d’elles que l’opération de Marie est sub-ordonnée à celle du Christ. Il s’ensuit que l’enchaînement des phases est le même, pour Elle comme pour Lui. Autrement dit, l’ordonnancement du Sacrifice est le même, pour Marie comme pour le Christ.

 

Et si cette identité quant à la structure découle en un sens de ce que Marie est toute relative au Christ, elle induit en retour à découvrir comment le mystère de la co-Rédemptrice merveilleusement rachetée est enté en celui du Christ qui S’immole Lui-Même pour le péché. C’est ce qui résultera du schéma suivant et des explications qui l’accompagnent.

 

Les flèches doubles indiquent la totale relationalité, laquelle, immanente à Marie (I) et à chacune de ses opérations (II), est pour celles-ci au principe même de subsister.

 

Les flèches simples indiquent l’ordre génétique soit procédant de Marie vers l’Acte du Sacrifice (1) ; soit refluant par immanence dans le Christ (3), et en Marie (2, 4) dont l’opération propre subsiste en vertu de cet Acte et dans cet Acte.

 

La première ligne du schéma (M), lequel, concerne Marie, reproduit le schéma (R) qui concerne le Christ. Les termes s’y suivent selon l’ordre génétique, tel que le Christ Lui-même l’a réalisé ; et c’est dans cet ordre que la réalisation propre à Marie se trouve entée.

 

L’« oblation », qui est l’Acte du Sacrifice en tant qu’il procède de Marie ([332] 3.), subsiste dans l’Anaphore et concourt à en intégrer l’unité ; car celle-ci a d’« être terminée », dans l’Être et en vertu de la Personne du Verbe à la fois Incréé et incarné ([322] 3.). Et ainsi Marie est constituée co-Rédemptrice, en vertu même du Rédempteur, Lui-Même exerçant l’Acte de la Rédemption ([32]).

 

Il s’ensuit que l’« oblation » est toute reposante (flèche 1) dans l’Oblation-immolation en laquelle se consomme l’Anaphore, et qu’elle se trouve par conséquent englobée dans la Satisfaction c’est-à-dire agréée. Marie offre donc, d’une manière qui lui est propre à Elle, un Sacrifice qui objectivement est agréé, bien que cette « oblation » soit, eu égard à la condition humaine de Marie, une oblation « rachetée » ([332] 3.).

 

Et comme, en général, la Rédemption se réalise primordialement pour l’homme dans l’ordination de celui-ci à Dieu par le Sacrifice ([21], [233]), Marie est Elle-même rachetée en vertu de l’acte de l’« oblation », et dans cet acte même. C’est ce que signifie la flèche 2. L’agrément du Sacrifice, qui consiste formellement en ce que l’Oblation-immolation débouche dans la Satisfaction, reflue en Marie qui, par l’« oblation », est intégrée au principe de ce même Sacrifice.

 

Enfin, le fait que Marie en acte d’« oblation » est, conjointement au Christ S’offrant Lui- Même et en Lui, objet de la Satisfaction divine, entraîne pour Elle le même fruit que pour Lui.

 

Référée au Christ en Acte d’immolation, la Satisfaction fonde divinement, pour et dans le Christ, le Mérite à la fois personnel et communicable (flèche 3). Le Christ acquiert un nouveau titre à « entrer dans Sa gloire » ; et Il acquiert le droit de faire dériver pour ainsi dire, en « tout homme de bonne volonté », la Satisfaction dont Il est Lui-Même l’Objet.

 

Pareillement, référée à Marie en acte d’« oblation s (flèche 4), la Satisfaction fonde divinement pour et en Marie le fait de mériter. Et parce que l’« oblation est toute relative et sub-ordonnée à l’Anaphore, en laquelle elle subsiste, le mérite de Marie est également tout relatif et sub-ordonné au Mérite du Christ, en lequel il subsiste.

 

Il s’ensuit que le mérite de Marie consiste avant tout, radicalement et intégralement, à « recevoir » le Mérite du Christ.

 

Mais on ne le comprend aisément et avec exactitude qu’en se plaçant au point de vue de Dieu. Le mérite consistant en ce que la créature est, en vertu de tel acte qu’elle pose, objet de la Satisfaction divine, et l’« oblation » de Marie ne subsistant que dans l’Anaphore du Christ, la Satisfaction en tant qu’elle concerne Marie ne peut qu’être en quelque sorte « englobée » en cette même Satisfaction en tant qu’elle concerne le Christ. Autrement dit, l’Objet de la Satisfaction, c’est le Christ en acte de l’Anaphore ; et uniment, en Lui au point de vue propre de l’acte, c’est Marie en acte de l’« oblation ». La fruition de la Satisfaction, c’est-à-dire le mérite, ne peut donc appartenir à Marie qu’en appartenant primordialement au Christ. En ce sens, Marie n’a de mérite que dans le Mérite du Christ ; et on peut l’exprimer en disant que le mérite de Marie consiste avant tout, et quelles que soient les modalités qu’il puisse revêtir, à recevoir le Mérite du Christ.

 

Mais ce « modus significandi » ne doit pas induire à penser que Marie ne mérite qu’en « recevant » passivement. Si Marie ne mérite que dans le Christ, c’est bien cependant en vertu de l’acte qui la constitue co-Rédemptrice, par totale relationalité au Rédempteur Lui-Même en Acte.

 

Le mérite étant, pour Marie, enté en ce qu’il est pour le Christ, il revêt pour Elle les deux mêmes modalités que pour Lui.

 

Marie mérite pour Elle-même, comme le Christ mérite pour Lui-Même. Et comme le Christ ne mérite pas ce qu’il possède par nature, mais mérite seulement un nouveau titre à le posséder, ainsi Marie ne mérite-t-Elle pas ce qui Lui est gratuitement départi, mais seulement de le mettre dignement en œuvre, conformément au Décret de Sa propre Prédestination. À ce premier point de vue le mérite est évidemment incommunicable puisqu’il concerne formellement la personne qui mérite.

 

Marie, également, mérite pour tous, en méritant dans le Christ qui mérite pour tous.

 

Il faut, pour le comprendre, se reporter derechef à la définition théologale du mérite. Le Mérite du Christ est communicable, en ce sens que le Christ a acquis le droit de faire dériver en « tout homme de bonne volonté » la Satisfaction dont Il est Lui-Même l’Objet. Or, Marie est, si l’on peut dire, la première bénéficiaire de cette dérivation de la Satisfaction, dérivation en laquelle consiste la communication du Mérite. Il s’ensuit que Marie est englobée dans la Satisfaction en tant que celle-ci est rendue objectivement diffusive par le Christ qui en est primordialement l’Objet. Et comme Marie est, en l’acte de l’« oblation s, toute relative au Christ Lui-Même en Acte de l’Anaphore, c’est de et dans l’Acte même du Christ que Marie « reçoit » la Satisfaction. C’est donc de la Satisfaction telle qu’elle est en vertu de l’Acte du Christ, c’est-à-dire en acte de diffusion, que Marie a la fruition. Et comme avoir la fruition de ce qui est acte requiert d’être en acte, Marie ne jouit de la Satisfaction en acte de diffusion qu’en exerçant Elle-même l’acte de diffusion dont Elle est en quelque sorte investie.

 

Cela signifie, en terme de « mérite », que si Marie ne mérite, en recevant la Satisfaction qui est en acte de diffusion, que dans le Christ, Marie, par le fait même, mérite pour tous comme le Christ, à savoir en exerçant Elle-même cet acte de diffusion dont l’Acte du Christ est, immanent à Elle, le principe d’actuation.

 

On peut user de la distinction classique le Christ mérite « de condigno », Marie mérite « de congruo ». Cependant on n’exprime ainsi, en se plaçant d’ailleurs à un point de vue juridique, que l’aspect « subjectif » de la Communication qu’implique la Rédemption. C’est-à-dire qu’eu égard aux « sujets » qui exercent cette Communication, cet exercice est « de condigno » pour le Christ et « de congruo » pour Marie ; cela signifie, en réalité et du point de vue de l’être, que, Marie étant « toute relative » au Christ, l’oblation qui procède de Marie ne subsiste qu’en intégrant objectivement, avec et dans l’Anaphore, l’unité du même Acte.

 

Mais, pour important qu’il soit, cet aspect « subjectif » ne doit pas voiler l’aspect « objectif » qui l’est plus encore. S’il y a, pour la Communication de la Satisfaction, deux principes qui personnellement sont distincts et qui soutiennent entre eux en acte une unité d’ordre, la Communication elle-même est une ; elle est la Satisfaction en acte de diffusion. En sorte qu’il n’y a pas, et qu’il ne peut y avoir, dans le fruit de cette Communication, une part qui reviendrait au Christ, une autre à Marie ; ce fruit est au contraire intégralement du Christ et intégralement de Marie, bien que le produire en soit, à partir de Marie, sub-ordonné à ce qu’il est à partir du Christ.

 

On comprend ainsi comment Marie est co-Rédemptrice eu égard à l’accomplissement de la Rédemption dans l’universalité des rachetés, parce qu’Elle l’Est et comme Elle l’est au principe de l’Acte rédempteur.

 

Et comme l’« oblation » ne subsiste que dans l’Anaphore et ne peut donc lui être ontologiquement ni antécédente ni conséquente, ainsi la Communication de la Satisfaction n’est pas d’abord « reçue » par Marie et ensuite exercée par Marie, parce que la Satisfaction en acte de diffusion étant immanente à Marie, elle est, en vertu de l’unité de cet acte, à la fois « reçue » par Marie et communiquée par Marie. Se trouve ainsi confirmé a posteriori ce qui va de soi a priori. C’est la totale relationalité de Celle qui est la première de l’ordre créé au Verbe en qui toutes choses sont créées, qui fonde, entre Lui et Elle, l’unité de la Rédemption : dès l’origine, tout au cours de l’accomplissement, dans l’achèvement.

 

L’ordonnancement du Sacrifice rédempteur, tel qu’il se réalise pour Marie, ne laisse pas d’assumer, mais seulement quant à certaines parties, l’ordonnancement que présente le même Sacrifice pour l’homme pécheur. Et, s’il en est ainsi, si l’ordonnancement du Sacrifice rédempteur présente, pour Marie et pour les autres humains, des caractères communs, cela tient à ce que les normes métaphysiques de l’agir s’appliquent dans l’ordre surnaturel comme dans l’ordre naturel.

 

Pas de « réception » sans « actuation ». C’est-à-dire qu’un sujet ne peut recevoir et assimiler quoi que ce soit, qu’en s’actuant. Le Mérite du Christ n’est, comme le dit le Concile de Trente, « communiqué » que dans un acquiescement qui est, pour l’homme, expressif de la liberté. Or, un tel acquiescement existe bien et éminemment, pour Marie. Il est en effet impliqué dans l’« oblation » cela, au point de vue du Décret de la Prédestination. Et, quant au déroulement manifesté dans la temporalité, l’acquiescement de Marie est constitué par le Fiat de l’Annonciation. Marie, à cet égard, « reçoit » donc comme le font tous les humains.

 

Pas d’« actuation » sans « réception ». C’est-à-dire que si un sujet s’actue, il « reçoit » par le fait même, comme fruit, l’achèvement qui est immanent à cette actuation. Ayant « reçu » le Mérite du Christ à la faveur d’un acquiescement libre, l’homme peut participer activement à l’offrande du Sacrifice que le Christ fait de Lui-Même ; et, ainsi, l’homme mérite, pour lui-même nécessairement, pour les autres gratuitement. Pareillement, Marie mérite pour Elle-même et pour les autres, en participant activement, par l’« oblation », à l’Oblation que le Christ accomplit de Lui-Même. Marie est donc, derechef, un membre de l’humanité semblable à tous les autres.

 

Il est donc vrai que la Corédemption est exercée par tous les membres du Christ.

 

Mais il est fallacieux d’ajouter, comme le fait un mariologue cependant réputé, que cette Corédemption au sens large est la seule à exister et qu’elle ne diffère, en faveur de Marie, que par le degré. La différence concerne l’ordre de la réalisation, et par conséquent la nature même de la réalité. C’est ce que nous allons maintenant préciser.

 

L’ordonnancement du Sacrifice rédempteur est autre pour Marie et autre pour l’homme pécheur, en raison de la relation d’ordre personnel que Marie et Elle seule soutient avec le Rédempteur.

 

Que cet ordonnancement diffère, pour Marie et pour les autres humains, cela est clairement manifesté par la comparaison des deux schémas (M) et (H), et plus précisément par celle des situations qu’occupe, respectivement en chacun d’eux, le schéma (R).

 

L’ordonnancement (R), qui concerne le Rédempteur Lui-Même, est en effet la trame sur laquelle est ontologiquement enté ce qui concerne Marie tandis qu’il s’intercale entre le commencement et l’achèvement de la Rédemption tels qu’ils se réalisent pour l’homme.

 

Ou bien, ce qui revient au même au point de vue de l’ordre à la fois génétique et ontologique décrit dans les schémas, (H) présente des phases qui, génétiquement, sont soit antécédentes soit conséquentes à celles de (R) tandis que les phases de (M) sont identiquement celles de (R).

 

Ou enfin, si on considère l’Acte de la Rédemption tel qu’il est accompli par le Christ comme constituant « un ordre », cet « ordre » est le même, quant à la structure et quant à la « Terminatio » ([322] 3.), si on considère ce même Acte en tant qu’il est également accompli par Marie. Tandis que la participation de l’homme pécheur à l’Acte rédempteur constitue un autre « ordre » ; « ordre » au sein duquel cet Acte compose avec un acte humain qui peut en contrarier l’effet, et qui par conséquent s’en distingue réellement quant à la « terminatio », et pas seulement quant au sujet. Cette troisième manière d’exprimer la différenciation dont il est question, manifeste, nous l’allons voir, quelle en est la cause.

 

L’ordonnancement du Sacrifice est différent pour Marie de ce qu’il est pour tout autre humain, parce que Marie et Elle seule Se trouve intégrée dans l’« ordre » que constitue l’Acte de ce Sacrifice, immédiatement en fonction du Rédempteur qui est le Principe de cet Acte et de cet « ordre ».

 

Il suffit, pour le comprendre, de se référer à la métaphysique de l’ordre. « Un ordre » se présente comme étant un et simple ou bien comme étant multiple et complexe, selon que l’élément à partir duquel on le considère en est ou n’en est pas le principe. C’est qu’en effet l’unité d’« un ordre » n’est réalisée, et ne peut donc être saisie, qu’en vertu du principe de cet « ordre ».

 

Il s’ensuit que ce qui s’insère dans « un ordre » à partir du principe s’insère par le fait même en tous les éléments qui composent cet « ordre », et épouse les connexions que ceux-ci soutiennent entre eux. Ce qui, au contraire, s’insère dans « un ordre » à partir d’un élément qui n’en est pas le principe, ne s’insère donc dans le principe lui-même que médiatement, et dans les autres éléments qu’indirectement ; en sorte que la réalité ainsi insérée présente une ordination propre, différente de celle qui existe entre les éléments de l’« ordre ».

 

Génétiquement, ce qui joue le rôle de principe pour l’Acte de la Rédemption, c’est l’Anaphore. Or, Marie, et Elle seule, s’insère dans cet « ordre », par l’« oblation » : c’est-à-dire dès le principe et en fonction du principe. En conséquence, l’opération par laquelle Marie participe à l’Acte de la Rédemption a la même ordination que l’Acte lui-même, et se trouve intégrée en l’unité même de cet Acte. Tandis que l’homme pécheur ne s’insère dans l’« ordre » que constitue l’Acte rédempteur qu’en raison et en fonction du Mérite, lequel n’est pas le principe de l’« ordre ». Il s’ensuit que l’opération par laquelle l’homme participe à la Rédemption présente une ordination qui est plus complexe que celle de l’Acte rédempteur lui-même. Racheté, par la communication du Mérite, quant à la viciosité de la nature, l’homme pécheur n’est plénièrement racheté, conformément à l’attente de la créature (Rom. viii, 19) ([233]), qu’en offrant personnellement le Sacrifice. Le premier est le seuil du second, mais s’en distingue puisqu’il inclut l’acte de la conversion.

 

On peut dire, par comparaison, que la participation à l’Acte rédempteur est pour Marie, simple et plénière parce qu’elle se réalise dans et dès le principe même de cet Acte. Tandis que cette participation est complexe et progressive pour l’homme pécheur, parce qu’elle se réalise à partir d’un aspect dérivé du même Acte.

 

Ou, si l’on s’exprime au point de vue de Dieu, on attribuera au « Rédempteur » ce que l’Écriture affirme du « Seigneur » : « Il m’a possédée au commencement de ses voies » (Prov. viii, 22). Le Rédempteur communique le Mérite de Sa Passion à tous les hommes « de bonne volonté ». Mais le Rédempteur, en tant qu’Il est Rédempteur, ne possède dès l’origine et dans le principe même de l’Acte Rédempteur, c’est-à-dire « dès le commencement de Ses voies à Lui », que la Vierge Marie : Elle Seule, et non pas, de cette même façon, l’homme pécheur.

 

Ainsi, Marie est-Elle « mirabiliori modo Redempta », non seulement par le degré ou par la précession quant à la « réception » des fruits dont l’Acte rédempteur est le principe, mais également et primordialement en vertu de la relation qu’Elle seule soutient dans l’ordre personnel avec le Rédempteur, et qui fonde pour Marie de participer activement à l’Acte de la Rédemption. Cette relation est expressément de personne à Personne, si intime à Marie qu’elle est en Elle totale relationalité, et si reposante en Dieu que Lui Seul opère et connaît dans Son Verbe comment Marie est par Lui « possédée ».

 

Telle paraît être, divinement exprimée, l’unité du Décret qui lie Jésus et Marie dans la même Prédestination. Qu’il s’agisse de la Création, de l’Incarnation, ou de la Rédemption, le principe est le même : « Dominus possedit me in initio viarum suarum ».

 

Au commencement de Ses voies à Lui : voilà, pour ainsi dire, « toute Marie ». Possédée par le Verbe Incréé, au commencement de Ses voies à Lui, Marie est la première de l’ordre créé. Possédée par le Verbe incarné, au commencement de Ses voies à Lui, Marie est la « toujours Vierge », l’absolument Immaculée. Possédée par le Rédempteur immolé, au commencement de Ses voies à Lui, Marie est la co-Rédemptrice merveilleusement rachetée.

 

L’ordre de Marie est un ordre à part, bien que Marie ne soit pas à part de l’humanité. Et c’est pourquoi l’homme ne peut être fixé dans l’ordre de Dieu qu’en se laissant insérer, comme dans un vivant cheminement de transcendance, dans l’ordre de la Mère de Dieu.

 

Notes et références

1) Cf. « L’Immaculée Conception, clé des privilèges de Marie ». Revue thomiste, 1955, pp. 477-518 ; 1956, pp. 43-87.

(2) La théologie de l’Incarnation confirme donc, dans la lumière de la Foi et dans le mystère, que l’étant a une structure ternaire. Tel caractère de l’Humanité assumée peut en effet lui appartenir, soit en elle-même, soit dans le Verbe ; et ce même caractère peut procéder soit uniment de Toute Trinité, soit exclusivement du Verbe Incréé. Il semble donc a priori qu’il y ait quatre caractères « possibles ». Mais l’Humanité assumée étant « quelque chose de créé », un caractère lui appartenant en elle-même résulte nécessairement d’un produire. Un tel caractère ne peut donc provenir de l’opération assomptive, dont l’effet est exclusivement de « terminer » ; il est donc produit par Toute Trinité. Ce caractère, c’est le fait d’ « être mesuré ». Restent dès lors les caractères qui appartiennent à l’Humanité assumée dans le Verbe Incréé. Et comme il y a pour eux deux fondements, il y en a deux. L’un est produit par Toute Trinité, et c’est le fait de « subsister ». L’autre procède exclusivement du Verbe Incréé, et c’est le fait d’« être terminé ». Ainsi « subsister », « être mesuré », « être terminé » sont trois caractères réellement distincts pour tout étant créé, primordialement pour l’Humanité assumée. Ces trois caractères se réfèrent respectivement au « suppôt », à l’« essence », l’« acte d’être ».

(3) Il serait plus simple, pensera-t-on, de formuler le même argument d’une manière positive : « Ce qui concerne la nature est subordonné à ce qui concerne la personne. Or (I) se réfère à la nature, et (S) à la personne. Donc (I) est subordonné à (S) ». – Mais, ainsi exprimée, l’inférence est privée de portée réelle parce qu’elle manque de rigueur au point de vue métaphysique. La correspondance exprimée par le mot « concerne » n’est pas assez précise pour permettre de déduire positivement et « ex propriis » la sub-ordination de (I) à (S), de la sub-ordination de la « nature » à la « personne ». La rigueur est l’humble honnêteté de l’esprit dans l’approche du mystère… dont l’obscurité est ainsi pâtie, dans la raison, sous la forme d’une laborieuse « complication ». « Fides quærens intellectum ». Cette quête n’est possible qu’en vertu de l’Amour. Nous nous permettons de le rappeler au lecteur.

bottom of page