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Vacance du Saint-Siège

Une objection à la Thèse de Cassiciacum. Réponse du Père Guérard des Lauriers

 Par le Père Guérard des Lauriers

Note : cet article a été publié dans la revue Sodalitium n°61

Dernièrement a été émise une objection à la Thèse de Cassiciacum. Dans la société civile, si dans une nation s’installe un gouvernement illégitime, ses lois sont normalement invalides ; mais si certaines servent pour le bien commun, dans ce cas elles sont valides et donc obligatoires pour les sujets ; ce gouvernement peut aussi devenir légitime si à la longue il réussit à assurer le bien commun de la société. L’objection imagine donc que la même chose se produit actuellement dans l’Église : Benoît XVI serait pasteur légitime parce qu’il assurerait un certain bien commun, par exemple, en nommant les évêques dans les différents diocèses, et en empêchant que la partie juridique de l’Église finisse dans l’anarchie. Cette objection ne tient pas compte que dans l’Église la partie juridique dépend de la partie surnaturelle, dont elle reçoit force et vie. C’est pourquoi on répond facilement : la fin de toute société humaine est d’assurer le bien commun naturel ; la fin de l’Église est surnaturelle, assurer la gloire de Dieu et la salut des âmes (défini, par le P. Guérard, Bien-Fin de l’Église). Ce dernier ne peut être atteint qu’au moyen de l’assistance du Saint-Esprit ou de la communication de l’Autorité de la part de Jésus-Christ (“être avec”) à son Vicaire. Cette communication, Jésus la donne de manière permanente à celui qui a le propos habituel de vouloir assurer la gloire de Dieu et le salut des âmes. C’est pourquoi la personne élue par le légitime conclave doit avoir le propos habituel et objectif de vouloir le Bien-Fin de l’Église, propos visible par ses actes extérieurs. Son intention subjective ou les motifs plus profonds dont elle est animée regardent sa conscience dont Dieu seul est juge ; ils ne peuvent et ne doivent pas intéresser les fidèles. Si la personne élue n’a pas ce propos habituel, elle ne peut recevoir la communication de la part du Christ. Et Jésus-Christ ne donne pas la communication de manière discontinue ou temporaire : s’il en était ainsi, sur le trône de Pierre, il y aurait quelqu’un qui parfois est Pape et parfois ne l’est pas, et ceci détruirait le principe même de l’Autorité. Si cette communication manque, la personne élue ne peut atteindre la Fin de l’Église. Prétendre qu’elle puisse obtenir la Fin de l’Église sans cette assistance, ou penser que le bien commun de l’Église consiste dans le maintien de la hiérarchie et non dans la gloire de Dieu et le salut des âmes, veut dire attribuer à l’Église surnaturelle exactement les choses qui appartiennent formellement à une société humaine naturelle et c’est, en pratique, considérer l’Église comme une société naturelle. Au contraire, étant donné que l’Église est une société essentiellement surnaturelle, la nomination des évêques sur les diocèses concerne seulement son aspect matériel, et en assure la continuation. Cette objection avait déjà été émise à la Thèse il y a trente ans, et le P. Guérard avait répondu sur le premier numéro des Cahiers de Cassiciacum (1), aux pages 90-99, que nous publions à nouveau à la suite. Le sujet est également traité dans le livre de l’abbé Bernard Lucien “La situation actuelle de l’Autorité dans l’Église. La Thèse de Cassiciacum” (pp. 41-51).

 

d) Troisième opinion contraire à la thèse

Paul VI est pape quand il est catholique. Le cardinal Montini n’est pas “pape”, ou en tout cas n’a pas à être suivi, quand il n’est pas catholique.

 

da) Cette troisième opinion suppose qu’on ignore “l’intuition” qui fonde apparemment la deuxième opinion (2).

 

Admettre que le “pape” puisse être catholique, mais occasionnellement seulement, c’est admettre que l’Autorité est, dans l’Église, exactement ce qu’elle est dans tout collectif humain. L’autorité qui n’assure plus la responsabilité qu’elle devrait assumer, peut cependant porter des ordinations qui objectivement sont valides, et qui en fait obligent, parce qu’elles sont justifiées par le bien commun ; et parce que, dans l’ordre naturel, l’autorité “qui vient de Dieu” (Rom. XIII, 1) n’a pas d’autre fondement prochain que la réalisation du bien commun.

 

Par contre, dans l’Église, il ne peut en être ainsi.

 

Le Pape ne peut pas être “catholique” occasionnellement seulement. Ou bien le Pape est “catholique”, et il est Pape dans tous les actes qu’il pose ; il doit être suivi dans chacune de ses ordinations, c’est-à-dire habituellement. Ou bien le pape n’est pas “catholique” ; et il n’a pas le droit d’être suivi, parce qu’il n’est pas Pape formellement. Soit l’un, soit l’autre. L’un exclut l’autre.

 

La raison en est, répétons-le (§ 2, b 2), que “réaliser le Bien-Fin” est seulement, dans l’Église, la condition sine qua non, et pour autant le signe de l’Autorité. Le “constitutif formel” (3) de l’Autorité c’est la Communication d’“être avec” exercée par le Christ à l’égard de la personne (physique et) morale qui est capable de la recevoir.

 

Cette Communication est permanente de la part du Christ, comme le propos d’accomplir le Bien-Fin doit être habituel dans l’Autorité.

 

Il ne s’agit pas d’une Communication per modum actus, qui serait donnée pour certains actes et pas pour d’autres, qui ferait le Pape “catholique” en certaines occasions, et pas en toute occasion. (…) Étendre ce régime à l’exercice du Magistère ordinaire, ce serait ruiner le principe d’autorité tel qu’il est institué dans l’Église. Cela reviendrait à dissocier l’une de l’autre deux entités ; d’une part, le pape comme personne physique, entité permanente ; d’autre part, le pape en tant que pape, entité sporadique n’existant que dans les actes où le Pape est “catholique”.

 

Cette troisième opinion est donc inacceptable.

 

Elle est gravement hypothéquée de naturalisme, puisqu’elle assimile l’Autorité telle qu’elle est, dans l’Église, divinement instituée, à ce qu’est l’autorité dans un collectif humain qui ressortit seulement à l’ordre naturel.

 

Cette troisième opinion vise à concilier le “devoir de désobéir“ et la reconnaissance de l’Autorité. Elle se néantise dans la non-cohérence. Car s’il y a Autorité, il y a devoir d’obéir ; et s’il n’y a pas Autorité, le “devoir de désobéir” est aussi absurde que celui d’obéir.

 

db) Cette troisième opinion est l’aboutissement de la thèse :

 

“Paul VI est un libéral ; tout s’explique parce que Paul VI culmine dans le libéralisme”.

 

Que le libéralisme rende compte du comportement adopté par le cardinal Montini, c’est possible. Mais il ne faut pas confondre la cause formelle avec la cause efficiente, confondre “ce qu’est une chose en elle-même” avec ce qui en concerne seulement la genèse. S’il est vrai “qu’on ne connaît bien que ce que l’on voit naître”, c’est l’erreur de l’historicisme et de la psychanalyse que d’identifier toutes les réalités, la personnalité humaine en particulier, avec ce qui en est seulement le processus à partir de l’origine.

 

Que le cardinal Montini soit “connaturellement” un libéral, et comment et à quel degré, Dieu le sait, Dieu Seul ; le cardinal Montini l’ignore viscéralement.

 

Que le cardinal Montini soit divinement inspiré en révélant quelle est, en vérité, la subversion dont l’Église est la proie, avec des manifestations spectaculaires de fornication mentale avec les ennemis de l’Église, cela Dieu le sait, Dieu Seul ; le cardinal Montini lui-même l’ignore très probablement ; il n’a pas à le savoir, en tant qu’exécutant.

 

Que le cardinal Montini “souffre persécution pour la justice”, qu’il soit violenté, réduit, bafoué, et le plus saint des Papes qui aient été, cela Dieu le sait, Dieu Seul absolument. Car, certainement, le cardinal Montini ne le sait que “peut-être”, puisque lui-même l’a affirmé : « Dans certaines de nos notes personnelles, nous trouvons à ce propos (de l’élection pontificale) : “Peut-être le Seigneur m’a-t-il appelé à ce service (du Souverain Pontificat) non parce que j’y avais quelque aptitude, non pas pour que je gouverne l’Église et la sauve de ses difficultés présentes, mais pour que je souffre quelque chose pour l’Église, et pour qu’il apparaisse clairement que c’est Lui, et non un autre, qui la guide et la sauve”. Nous vous confions ce sentiment, non certes pour faire un acte public – et donc vaniteux – d’humilité, mais pour qu’à vous aussi il soit donné de jouir de la tranquillité que nous éprouvons nous-même en pensant que ce n’est pas notre main faible et inexperte qui est à la barque de Pierre, mais bien la main invisible du Seigneur Jésus, sa main forte et aimante » (4).

 

Mais ces choses que nous sommes voués, en définitive, à ignorer, précisément nous n’avons pas besoin de les connaître parce que primordialement nous n’avons pas à les connaître. Il n’est ni indispensable, ni même utile pour les fidèles, de scruter quelles peuvent être au for interne les dispositions du cardinal Montini, de chercher à déterminer s’il est “libéral” et à quel degré, s’il ne serait pas la réplique néo-testamentaire du prophète Osée (5), ou bien un martyr immolé à la Vérité ?

 

Ces dispositions, par leur nature et considérées en elles-mêmes, ressortissent au rapport que le cardinal Montini soutient avec Dieu. Nul n’en peut ni n’en doit juger : “Ne jugez pas !” (Matth. VII, 1) ; “de la disposition d’âme ou intention, laquelle par nature est intérieure, l’Église ne juge pas ; mais l’Église en doit juger en tant qu’elle est manifestée” (6). Ce que les fidèles ont besoin de savoir, ce n’est pas quel peut être le libéralisme, ou le prophétisme, ou la sainteté du cardinal Montini. Ce qu’ils ont le devoir de chercher à connaître, à partir de ce qu’ils observent du cardinal Montini, est ceci : Formaliter est-il pape ou non ? EST, NON, tertium non datur.

 

S’il est Pape formaliter, il faut lui obéir. S’il n’est pas pape formaliter, il ne faut pas faire état de lui : pas même et surtout pas en sollicitant quoi que ce soit de lui ; ou en le nommant “una cum Ecclesia sancta catholica”, au cours du Canon qu’il a en vain tenté d’abroger. C’est cette seconde attitude qui nous paraît être la vraie, parce que seule elle est cohérente avec les faits.

 

Dimanche de Pentecôte, 14 mai 1978.

​M.-L. Guérard des Lauriers o.p.

 

Notes et références

1) Cahiers de Cassiciacum, Études de Sciences Religieuses, vol. 1, chap. IV : “Le cardinal J.-B. Montini n’est plus pape formaliter. Preuve de cette affirmation”. Association Saint-Herménégilde, Nice, mai 1979, pp. 90-99.

2) Ndr : le P. Guérard avait parlé de cette « intuition » aux pages 88-89, en répondant à la seconde objection, que nous reproduisons ici. « Seconde opinion contraire à la “thèse”. Paul VI est pape ; il a donc le droit à l’obéissance inconditionnelle. Cette opinion repose sur une intuition qui est juste en soi, même si concrètement elle repose sur un faux argument. Si le Pape est vraiment Pape, c’est lui qui est juge du rapport qui soutient cette détermination éventuelle avec le Bien-Fin qui est confié à l’Église. Si donc le Pape est vraiment Pape, il faut lui obéir ; c’est au Christ Lui-même que l’on obéit dans la personne de son Vicaire : “qui vous écoute, M’écoute” (Lc X, 16). Si le Pape est vraiment Pape, il est vain, pour refuser un de ses ordres, d’alléguer que cet ordre va à l’encontre du Bien divin qui est la Fin de l’Église. Ceci est vain parce que, toujours, il appartient à l’Autorité de juger quel est le rapport d’une chose avec la fin commune ; et parce que, s’il est Pape, il est vraiment Pape, il a l’Autorité. Ceux qui soutiennent cette opinion se fondent donc sur une intuition juste, c’est-à-dire que dans l’Église l'Autorité implique toujours une absoluité propre : formaliter, elle procède “d’en-Haut” ; la référence au Bien-Fin en est la condition sine qua non, et pour cela le fondement dans l’ordre créé ; il n’en est pas le constitutif institué par Dieu ».

3) Nous appelons « constitutif formel » de l'autorité, « ce qui constitue formellement l’Autorité », ou « la réalité déterminante qui en propre lui confère l’être ».

4) Paul VI, audience générale du 21 juin 1972 (Documentation catholique n° 1613, 16 juillet 1972, p. 660).

5) Ndr : Osée vécut au VIIIème siècle avant J.-C. ; il prophétisa avec douleur les malheurs qui arriveraient à Israël pour ses infidélités envers le Seigneur.

6) « De mente vel intentione, utpote quæ per se quidam est interius, Ecclesia non iudicat ; at quatenus extra proditur, judicare de ea debet » (Léon XIII, Lett. Enc. Apostolicæ Curæ, 13-9-1898, DS 3318).

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