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L'IMMACULÉE-CONCEPTION,

CLÉ DES PRIVILÈGES DE MARIE (I)

Par Mgr. Guérard des Lauriers

Note : cet article a été publié dans la Revue Thomiste, 1955 (3) pp. 477-518.

Il est arrivé qu’on présente les définitions du Magistère comme une nécessité malheureuse, un raidissement devant l’hérésie, un durcissement juridique, où l’appel à l’obéissance risque de voiler la valeur religieuse (1), voire comme un code du langage correct. Nous voudrions montrer qu’une définition dogmatique, en l’espèce celle de l’Immaculée-Conception, est plutôt semblable, à la dimension de l’Église et sous la motion de l’Esprit-Saint lui-même, à ce moment décisif pour la vie de l’esprit où une vérité est saisie à coup sûr sans cependant être exprimée avec toute la précision qu’elle implique. La définition ferme, définitivement, les issues seulement apparentes, invite à creuser dans les directions qu’elle laisse ouvertes. Force est de constater qu’un siècle après la définition de l’Immaculée-Conception, la notion de ce privilège marial n’est pas encore assez précise pour constituer un argument concernant d’autres points de la mariologie. Nous allons voir que la manière de concevoir la grâce originelle de Marie d’une part, commande d’autre part la question de sa Dormition et celle de sa co-Rédemption. Nous aurons bien montré ainsi que le progrès de la doctrine concernant la Sainte Vierge ne consiste pas seulement en la mise au point de nouveaux aspects ; il consiste, également et équivalemment, en l’approfondissement d’articles déjà définis, mais dont la définition a laissé subsister un flottement sémantique qui appelle une nouvelle précision. Et cela montre du même coup toute la portée d’une définition : prise de conscience, bien entendu, mais également stimulation de la recherche et de l’attente qu’unit ineffablement la curiosité de la foi : intellige ut credas, a dit aussi saint Augustin (2).

 

I. - IMMACULÉE-CONCEPTION ET DORMITION

La Sainte Vierge est-elle passée du régime de la foi à celui de la vision en suivant la loi commune : mourir ? Ou bien n’est-elle pas morte ? Laissons ici de côté la question du comment. Contentons-nous du fait (3). Il est d’ailleurs lié à tous les privilèges de la Sainte Vierge (4) : et ce serait encore une façon de saisir sur le vif l’unité de la mariologie ; mais nous nous bornerons à considérer le rapport de la Dormition avec l’Immaculée-Conception.

 

1. Mourir résulte du caractère composé de la nature humaine. Le concile de Milève, commentant Gen. ii, 17 et Rom. v, 12, condamne cependant sous peine d’anathème quiconque affirmerait qu’Adam serait mort, non en raison du péché mais par nécessité de nature, qu’il eût ou non péché (5). Mortalis erat [homo] conditione corporis animalis, immortalis beneficio Conditoris, dit excellemment saint Augustin (6). Et nous disons que le don de la grâce s’accompagna, entre autres dons préternaturels, de celui de l’immortalité.

 

2. Quant à la nature de cette immortalité, saint Thomas lui-même, nous renseigne (7). L’incorruptibilité peut ressortir aux trois ordres de causes : matérielles, formelles, efficientes. L’absence de matière, ou bien la détermination ad unum de la matière, ou bien le parfait assujettissement de la matière par la forme entraînent, respectivement, l’incorruptibilité. Reste l’ordre des causes efficientes, que concerne précisément l’immortalité originelle. « Le corps n’était pas indécomposable en vertu d’une forme d’immortalité existant en lui, mais il y avait dans l’âme une certaine force supernaturelle divinement donnée : force par laquelle l’âme, tant qu’elle demeurait soumise à Dieu, pouvait préserver le corps de toute corruption : sed inerat animæ vis quædam supernaturaliter divinitus data, per quam poterat corpus ab omni corruptione præservare, quamdiu ipsa Deo subjecta mansisset. » Cela, ajoute saint Thomas, était normal, puisque, l’âme excédant la mesure propre au corps matériel, elle était capable de le faire excéder sa mesure à lui.

 

Enfin, dernière précision fort importante, l’immortalité originelle n’est certainement pas la même (differt (8)) que l’immortalité glorieuse : l’une est une récompense, l’autre n’est qu’un don gratuit. En quoi consiste intrinsèquement la différence ? On le comprendra mieux en se référant au Christ. Il possédait, Lui, absolument, dans son âme, tant en vertu de la grâce d’union que de la grâce sanctifiante, cette force d’immortalité : par « posséder absolument », nous entendons que le Christ pouvait exercer cette force ou en suspendre l’effet, sans que son vouloir humain connût d’autre mesure et règle que la Sagesse incréée. « Nul ne me prend ma vie, je la donne. » Pour pouvoir mourir, Jésus a dû le vouloir. Cette possession parfaite de la force d’immortalité est, pour nous, réservée à la gloire. En ce qui concerne l’état originel, cette force n’appartient à l’âme que si l’âme est soumise (subjecta) à Dieu. C’est bien l’âme qui est le sujet de la force d’immortalité. Mais l’âme est plutôt instrument parfaitement apte à être mû que principe autonome de motion : movens motum. C’est ce que suggère le mot subjecta que nous venons de souligner, et plus encore le fait que, selon saint Thomas, l’immortalité originelle ressortit expressément à l’ordre des causes efficientes et non à l’ordre des causes formelles. La force d’immortalité n’est pas une vertu (virtus) appartenant à l’âme en tant que celle-ci est forme du corps, elle est participée par l’âme, en tant et pour autant que l’âme est soumise à Dieu. Il n’en résulte d’ailleurs pas que, dans la gloire, l’âme, plus que jamais soumise à Dieu, ait à abdiquer la possession propre de la force d’immortalité. Sujétion et autonomie s’opposent in via ; dans la gloire, l’adhésion de tout l’être remplace la sujétion, et la liberté de l’Esprit l’autonomie. Adhésion et liberté ne s’opposent plus : elles sont convertibles dans un plus-être qu’elles formalisent distinctement. Plus profondément relative à Dieu, la créature est aussi plus elle-même. Movens motum et movens per se ne s’opposent plus ; ils se résolvent mutuellement de par leur référence à l’Acte pur ; la force d’immortalité est à la fois mieux possédée personnellement et plus profondément participée actuellement (9) : cela dans l’acte même de béatitude et éternellement. Il est donc cohérent de distinguer comme nous venons de le faire les deux types d’immortalité : et nous pouvons retenir que l’immortalité originelle consiste essentiellement en une force qui atteint le corps, qui est actuellement participée par l’âme et dont Dieu est la source principale ; et que cela suppose la sujétion de l’âme à Dieu.

 

3. Est-ce la seule condition ? L’âme forme et principe d’être du composé humain peut, de soi, agir sur le corps : il ne s’impose donc pas qu’une disposition spéciale soit requise pour que le corps puisse participer à son tour ce que l’âme participe de Dieu. Cette participation hiérarchisée suppose cependant que l’ordre du composé humain est respecté. L’état de péché montre bien que l’exercice d’une vertu peut être compromis, ou en tout cas privé de certains de ses effets, par les mauvaises dispositions d’une partie inférieure à celle qui est sujet de la vertu : dispositions que nous appelons à bon droit mauvaises parce qu’elles sont la conséquence de ce mal premier qu’est la désordination du corps par rapport à l’âme, c’est-à-dire la conséquence du fomes peccati. Pareillement, et à plus forte raison, puisqu’il n’est pas question ici de vertu au sens moral du mot mais d’une qualité qui affecte le corps, l’exercice efficace de la force d’immortalité suppose-t-il l’ordination connaturelle du corps à l’âme. Que cette ordination requière ou non une disposition que la nature humaine ne possède pas ex puris naturalibus (et d’ailleurs, une telle disposition, Dieu, en Sagesse, devait la donner), le fomes peccati, disposition négative celle-là, suspendrait l’effet de la force d’immortalité, supposé par impossible qu’elle coexistât avec le fomes.

 

4. Pour mieux préciser ce point, et pour mieux distinguer ce qui a ou n’a pas raison de péché, substituons à fomes peccati l’expression de saint Bonaventure forma vitiositatis. Elle a l’inconvénient d’appeler forme un vice, c’est-à-dire une carence de forme ; mais elle a l’avantage de désigner, dans le fomes peccati, ce qui très précisément ressortit au corps. Cette forma vitiositatis n’a donc pas, ex se, raison de péché, mais elle affecte la nature comme telle, elle est transmise par génération, et elle véhicule en elle le péché. Nous disons donc que cette forme suffirait à suspendre le jeu de la force d’immortalité, supposé que celle-ci existât dans l’âme. La raison en est que l’âme est un esprit fait pour être uni à un corps, au point que l’âme séparée n’est pas une personne humaine (10). C’est bien le corps qui, conformément à la définition aristotélicienne de la matière (11), est relatif à l’âme (12) ; mais cette relationalité passive est tellement requise à l’âme que la communicabilité de l’âme au corps, et en particulier son opération sur le corps, se trouve intrinsèquement affectée par ce qui, de soi et immédiatement, ne concerne cependant que le corps. Complétons donc le précédent énoncé. L’immortalité originelle consiste en une force qui atteint le corps, qui est participée actuellement par l’âme et dont Dieu est la source principale. Elle suppose la sujétion de l’âme à Dieu, et dans le corps l’absence de vice, l’absence de forma vitiositatis. Voilà pour la nature intègre.

 

5. Voyons maintenant la nature rachetée. La force d’immortalité ne s’exerce plus, voilà le fait ; sauf peut-être en Marie : c’est la question.

 

Le fait lui-même peut tenir à deux causes. Que la force d’immortalité ne soit pas rendue en même temps que la grâce ; ou bien que l’exercice de cette force soit lié et son effet suspendu par la forme de vitiosité. La première hypothèse paraît peu conforme à la Sagesse de Dieu. Dieu est magnanime en sa miséricorde. C’est ce qu’enseigne toute la révélation, c’est ce que prouve concrètement la façon même dont s’est réalisée la Rédemption. En tout cas, en ce qui concerne Marie, l’accord est unanime : sa grâce l’emporte en excellence sur celle de nos premiers parents (13). Et si, comme certains le font, on insiste sur le fait que le régime de grâce de la Vierge doit être référé au Christ et non à la mesure originelle, on ne fait que confirmer l’argument. Jésus est mort parce qu’il l’a voulu : cela n’ôte pas qu’il possède la force d’immortalité. Nouvelle Ève ou Mère et Épouse du Christ, Marie également possède cette force. Mirabilius reformasti : voilà la part commune. Le nouvel état, au moins estimé du côté de la grâce, du côté de Dieu, ne peut être inférieur au premier et même s’il paraît l’être dans ses manifestations provisoires, il est, de tous points, substantiellement meilleur. Sublimiori modo redempta (14) : voilà la part propre de Marie. C’est-à-dire qu’elle participe mieux, en vertu d’une union plus intime avec le Rédempteur, un état meilleur que l’état originel par cela seul que le Christ devient pour elle, immédiatement, la mesure de ce nouvel état. Marie n’a pu mourir par le fait que la force d’immortalité eût été absente de sa plénitude de grâce.

 

Reste dès lors la deuxième cause : la mort, certaine pour nous, possible pour Marie, vient de ce que la forma vitiositatis lie la vis immortalitatis. C’est d’ailleurs ce que suggère saint Thomas (15) : « Bien que l’âme humaine ait recouvré la grâce [efficace] pour remettre la faute et pour mériter la gloire, elle ne l’a cependant pas recouvrée quant à l’effet de la grâce concernant l’immortalité perdue (quamvis gratiam [anima humana] recuperaverit ad remissionem culpæ et meritum gloriæ, non tamen ad amissæ immortalitatis effectum). » Notons bien ad effectum. Saint Thomas ne dit pas que la grâce recouvrée soit impuissante à rendre l’immortalité. C’est l’effet de cette grâce qui n’est pas recouvré en fait, bien que, ajoutons-nous, elle le contienne virtuellement, dans sa virtus.

 

6. Dans cette perspective, il est clair que l’absence en Marie de la forma vitiositatis et l’immortalité s’impliquent mutuellement. Nous disons bien « dans cette perspective », qui consiste à comparer le cas de Marie à la loi commune. À quoi on pourrait faire une double objection : Dieu aurait pu donner à Marie l’immortalité tout en laissant subsister en elle la forma vitiositatis. Mais cela paraît peu conforme à la Sagesse de Dieu qui, pour l’ordinaire, respecte et met en œuvre l’ordre par Elle-même établi. À l’inverse ne convenait-il pas que Marie mourût, par conformité au Christ, même si la forma vitiositatis ne l’affectait pas ? Ce n’est pas le lieu de discuter cette question. Nous nous bornerons à observer que, dans de telles conditions, la mort de Marie suppose que le jeu de la force d’immortalité qu’elle possédait et qui n’était pas lié a été, en elle, suspendu : soit que Marie ait pu produire elle-même cet effet en elle, soit qu’elle l’ait demandé à Dieu, acquiesçant en tout cas à une inspiration divine tendant à la rendre plus conforme au Christ. Cela est certainement possible, bien qu’il ne soit possible ni de le prouver ni de l’infirmer. Nous sommes ici dans l’ordre de la gratuité absolue : aucune raison ne peut donc être déterminante. Autrement dit, la connexion entre la Dormition et l’Immaculée-Conception au sens fort serait bien une connexion nécessaire si on pouvait ne considérer la Sainte Vierge qu’en elle-même. Mais la non-mort de l’homme non-pécheur, et plus encore quoique pour d’autres raisons propres à Marie la Dormition, font expressément intervenir la volonté libre de Dieu ou du Christ (16). Non-mort et Dormition incluant, quant à leur exercice il est vrai, mais par essence, un élément transcendant, il est impossible de raisonner à partir d’elles rigoureusement comme on peut le faire à partir d’essences créées qu’il est possible de considérer circonscrites en elles-mêmes. La connexion entre Immaculée-Conception au sens fort et Dormition est donc bien nécessaire d’une certaine façon : mais il s’agit d’une nécessité sub conditione, nécessité relative à la libre Sagesse de Dieu, qui n’exclut pas la possible compatibilité entre la mort de Marie et l’Immaculée-Conception au sens fort. On voudra donc bien entendre avec ces nuances importantes la locution « connexion nécessaire » entre ces deux mystères. Nous la conservons cependant, eu égard à la comparaison entre les deux inférences : « Immaculée-Conception » – « Dormition » ; « Immaculée-Conception » – « co-Rédemption » ; la seconde affronte un degré de gratuité plus grand encore que la première. Ajoutons que si on distend la première on est conduit à resserrer la seconde. Si Marie est morte, ce ne peut être que par assimilation au Christ, et très précisément au Christ en tant qu’il est Rédempteur. Et il est curieux de constater que certains auteurs particulièrement réticents en matière de co-Rédemption sont fervents partisans de la mort de Marie. Cette inconséquence rappelle du moins opportunément qu’on ne peut pas tout dire en mariologie : à moins de ne pas peser les conséquences d’affirmations qui sont, de prime abord, indépendantes mais qui en réalité ne le sont jamais.

 

Le Christ est mort ; nous mourons. Mais pour des raisons radicalement contraires, bien que notre raison à nous puisse et doive, par la grâce, subir l’attraction de la sienne. Ce qui paraît donc le plus sage, concernant la Dormition, c’est de ne pas chercher à lui assigner une cause semblable à la cause propre de notre mort, ou semblable à la cause propre de la mort du Christ. Le plus sage c’est, en un mot, de raisonner ex propriis. Marie, elle-même, est la première rachetée, et l’« excellemment rachetée », d’une race mortelle par nature et immortalisée par le don actuel de la grâce. Dans cette perspective, les deux dilemmes immortalité-mort d’une part, absence ou présence de la forma vitiositatis d’autre part, sont convertibles (17). Au second, nous pouvons substituer : Immaculée-Conception au sens fort, Immaculée-Conception au sens faible. Il nous reste à montrer que ce dilemme n’est pas tranché par la Bulle Ineffabilis Deus (18).

 

7. Pie IX dit en effet que « la Vierge Marie a été et est ab omni originalis culpæ labe praeservata, immunis ». Et la même formule est passée dans les litanies : Regina sine labe originali concepta ; et dans les oraisons de la fête de l’Immaculée-Conception : ab originali culpa dans l’oraison de la vigile, labe dans l’oraison du jour (19). C’est le mot labe qui implique une irréductible épaisseur sémantique (20). Tache s’oppose à pureté, et c’est le péché, offense faite à Dieu, qui rend impur, en faussant la conformité à la Loi éternelle. Tache de la faute originelle signifie alors, dans cet état global que désigne la faute originelle, ce qui, formellement, a raison de péché. Mais il peut y avoir, dans cet état, des aspects n’ayant aucunement raison de péché et qui affectent Marie : et c’est l’Immaculée-Conception au sens faible ; labes a un sens précisif à l’intérieur de culpa : il diminue donc l’exemption de la faute. En second lieu, le mot tache lui-même est une image : on songera à la tache d’huile. Ainsi la faute originelle a développé ses conséquences dans toute la nature blessée, à la manière de l’huile qui, peu à peu mais irrésistiblement, s’infiltre partout. Eh bien, Marie est pure de tout cela, de tout ce qui a, avec le péché, quelque rapport que ce soit. C’est l’Immaculée-Conception au sens fort ; labes a un sens extensif par rapport à culpa : il accroît donc l’exemption de la faute.

 

Ajoutons que, si l’on tient pour le sens faible, il ne faut, de ce chef, voir en Marie aucune imperfection subjective, c’est-à-dire aucune imperfection imputable à la responsabilité de Marie : mais tout au plus une imperfection objective, c’est-à-dire un inachèvement, un état qui n’est pas encore la perfection maximum dont le sujet est capable. Précisons ce point à partir de saint Thomas. Il explique que l’inertie s’opposant au bien et l’inclination au mal ont la même source, qui est l’essence même du fomes : on ne peut donc penser que Marie eût été préservée de l’un et sujette à l’autre. Et comme, pour elle, l’inclination au mal est exclue, il faut conclure que le fomes a été, lors de la sanctification de Marie, ou ôté ou lié. Saint Thomas opte pour cette seconde opinion ; mais il ajoute que Marie a reçu, en concevant le Christ, le privilège que lui seul avait par nature et d’une manière propre : l’absence de fomes dès la conception (21). Or, du fomes lié à l’absence de fomes il y a, selon le vocabulaire de saint Thomas, la même différence et la même tension que de l’Immaculée-Conception au sens faible à l’Immaculée-Conception au sens fort. La Bulle Ineffabilis a précisé, définitivement, que Marie a été sanctifiée dans l’instant où elle a été conçue, mais elle laisse en son fond inchangé le dilemme qui rendit saint Thomas hésitant (22). Nous le transcrirons en employant l’expression bonaventurienne dont nous avons déjà dit l’avantage. Le fomes lié, s’il demeure en Marie, y est à la manière d’une forme qui serait privée de son effet propre : forme par conséquent viciée comme forme en même temps qu’elle constitue dans le cas ordinaire un vice pour la nature qu’elle affecte ; et ces deux privations superposées, à la fois lui méritent doublement le nom de forma vitiositatis et en font en définitive une perfection relative. Nous dirons donc que la forma vitiositatis, ainsi entendue, a pu demeurer en Marie attente d’une perfection qui devait accompagner l’acte de l’Incarnation. Que d’ailleurs il faille faire consister l’Immaculée-Conception, au minimum, en cette perfection encore imparfaite, cela, plusieurs passages de la Bulle Ineffabilis l’imposent, sans doute possible (ab omni contagione peccati libera…, ab omni peccati labe integram, ac liberam ab omni contagione et corporis et animæ et intellectus, ac semper cum Deo conversatam…, nunquam fuisse in tenebris sed semper in luce…). Le sens faible, s’il demeure possible, subit donc l’attraction du sens fort. Mais le sens fort lui-même ne s’impose pas absolument. Maints passages insistent, il est vrai, sur les grâces données à Marie : et nous aurons à y revenir dans notre seconde partie ; mais ces passages sont des allusions à des Pères de l’Église qui ne sont pas cités littéralement ; ils sont d’autre part rédigés en un style imagé : ces deux raisons rendent difficile d’en tirer une précision dogmatique. Le sens faible, lui-même réduit il est vrai, demeure donc possible (23). Il se peut qu’appartenant à une race traversée par le grand courant du péché, Marie ait pâti en son corps une sorte d’hystérésis (24), n’ayant aucunement le caractère de faute, rémanence certes dominée par l’âme, mais dominée non sans labeur, et pas assez pour que la force d’immortalité ait pu jouer librement.

 

8. La Sainte Vierge est-elle morte ou non ? — Mystère. La grâce originelle a-t-elle ou non réduit en Marie toute rémanence d’inertie charnelle ? — Mystère. Deux aspects du même mystère, nous pensons l’avoir montré. Nous venons d’employer trois fois le mot mystère. La dernière acception est cependant bien différente des deux premières. Le transitus de Marie, la mesure de la grâce originelle de Marie sont des questions provisoires, au moins telles que nous les avons formulées. Elles seront tranchées par oui ou non, soit en ce monde soit en l’autre, et elles s’intégreront alors au domaine de la foi ou à celui de la vision. La connexion entre ces deux questions, mystérieuse pour nous maintenant, nous est apparue comme nécessaire, au moins relativement. Cette nécessité même est l’indice d’un autre mystère, éternel celui-là : à savoir l’unité même de Marie.

 

Les symboles ne manquent pas, suggérant que Marie constitue un « ordre ». Cela signifie deux choses qui d’ailleurs s’impliquent. Ce qui appartient à Marie a un mode propre : Elle est un ordre non pas séparé mais à part, formellement s’entend ; ainsi son transitus n’est ni la mort propre au pécheur ni la mort propre au Rédempteur, bien qu’il ne soit pas sans rapport avec l’une et avec l’autre. On en dirait autant de chacun de ses privilèges. L’ordre de Marie est comme une tension subsistante entre le créé et l’Incréé (25). Ordre signifie autre chose : ensemble dont l’unité est fondée sur un principe immanent à tout ce qui, en vertu de cette immanence elle-même, appartient à l’ordre. La perfection d’un ordre est mesurée par le degré d’immanence de son principe à tous les éléments qui lui appartiennent.

 

La perfection de l’ordre de Marie consiste en ce qu’elle est tout entière en chacun du moindre de ses privilèges : tout entière dans sa Dormition, tout entière dans sa Conception. Nous élaborons des chaînes de raisons conduisant de l’un à l’autre (26). Le véritable et unique medium c’est l’unité de l’ordre de Marie. Si la raison semble avoir une part prépondérante dans la considération des mystères-question, seule la foi est capable, dans la contemplation, du mystère éternel qu’est Marie elle-même. On présente à bon droit la Sainte Vierge comme personnification de la Femme, comme figure, prototype, archétype… La Sainte Vierge, créature première et parfaite, est à l’aise partout, même dans la race pécheresse dont elle est issue ; elle l’est certainement aussi dans cet univers de types, assaisonnés à la mode de toutes les particules. Mais enfin, d’abord, Marie est Marie. C’est ce fait simple qu’impose inéluctablement toute connexion rigoureuse entre les privilèges de la Sainte Vierge. Parce que le vrai, seul fondement possible du nécessaire, est convertible avec l’être. Et c’est, nous l’espérons, sous le regard miséricordieux de la toujours Vierge que viennent mourir humblement nos chaînes de raisons.

 

II. - IMMACULÉE-CONCEPTION ET CO-RÉDEMPTION

Nous venons de voir que la question « Dormition » a pour corrélat, du côté de l’Immaculée-Conception, l’hypothèse d’une hystérésis charnelle, tenant simplement à la nature de la chair, coexistant en Marie avec la plénitude de grâce. Nous allons voir que l’incertitude qui pèse encore sur la notion de « co-Rédemption » peut être rattachée à l’hypothèse d’une hystérésis mentale tenant simplement à la nature du mens qui comporte la relationalité passive au corps (27). Qu’il ne soit pas impie d’admettre pareille hypothèse, la scène du recouvrement au temple suffit à le prouver : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas… Et ils ne comprirent pas (28). Jésus, dit en substance saint Ambroise, invite Marie à chercher divinement ce qu’elle cherchait humainement (29). Si nous disions « chercher divinement ce qu’elle cherchait trop humainement », le « trop » serait de trop. Il insinuerait une imperfection, à quoi répugne le sentiment de l’Église, pour le moins depuis saint Augustin. Parce qu’elle a cherché humainement, Marie n’a pas encore cherché assez divinement. La parole de Jésus n’est pas un reproche, c’est une invitation ferme. Invitation à faire un pas, non sans labeur, toute la scène le montre, à tous égards. En parlant d’une hystérésis mentale possible, nous ne faisons qu’assigner la cause secrète dont ce labeur est l’effet. Précision utile pour cheminer dans le mystère. Elle comporte cependant une large indétermination ; le péché et même l’imperfection subjective étant, dans notre cas, exclus (30), l’inertie rémanente, rejaillissant du corps sur l’âme comporte une infinité de degrés possibles. C’est le choix entre ces degrés qui commande, en profondeur, l’acception qu’un chacun donne à la co-Rédemption.

 

A. Le mystère de la co-Rédemption considéré en fonction des rachetés

1. Précisons tout de suite que « co-Rédemptrice » n’a jamais pu signifier dans un esprit sain, et en particulier sainement thomiste, que le Christ soit co-Rédempteur, comme s’il y avait deux « co ». C’est la fameuse histoire du bateau. Dieu d’un côté, animus de l’autre, chacun sur sa rive, créée ou incréée, remorquant, avec un labeur qu’on consent il est vrai inégal, sur les flots contraires du fleuve de la vie, anima embarrassée de son corps. Si on aborde la théologie en portant par-devers soi, au lieu d’une élémentaire rigueur métaphysique, des schèmes empruntés au monde matériel, la mariologie très particulièrement devient un foisonnement de passionnantes questions : la Médiatrice est-elle entre Dieu et nous ; entre le Christ et nous, parce que le Christ étant trop loin de nous « nous sommes portés à chercher si [la distance] ne pourrait pas être diminuée »… et c’est un philosophe qui écrit cela (31) ! Est-elle de face ou de dos ou de profil ou de trois-quarts ; où bien n’est-elle pas par côté, la médiation latérale résolvant, enfin ! et d’un seul coup, tous ces épineux problèmes. Passons ; il y a un Rédempteur, unique Rédempteur : Marie est co-Rédemptrice. Il est simplement affligeant pour le niveau de la pensée théologique que ce titre soulève la difficulté qui vient d’être évoquée (32).

 

2. Qu’il convienne, au nom de la tradition, de l’attribuer à Marie, c’est ce que les travaux du R. P. Dillenschneider (33) et du R. P. Carol (34) établissent péremptoirement : bornons-nous à rappeler l’expression fameuse de saint Irénée : « Eva causa mortis, Maria causa salutis », et le commentaire qu’en donne le R. P. Sagnard (35). Il ne faut certes pas confondre les modes d’action de ces deux « causes ». Mais, à l’inverse, il ne faut pas les dissocier au point de refuser à Marie, dans l’œuvre du salut, toute influence positive, semblable à celle d’Ève dans la perdition. C’est cette nuance de positivité qui est l’enjeu de toutes les discussions. Le P. Dillenschneider l’exprime par le mot de communion, dans lequel il condense une minutieuse enquête de théologie positive. Communion active qu’il oppose à un simple acquiescement (36). Marie n’est pas seulement la première rachetée qui, recevant plus que tout autre et plus que tous les autres ensemble, devient par là même capable de communiquer. Marie communie à la Sagesse de Dieu, au vouloir du Christ qui commande immédiatement la réalisation du Sacrifice rédempteur. « Communion active à » : la tradition ne permet pas de dire moins (37).

 

3. Le P. Dillenschneider formule malheureusement sa conclusion en termes décevants, voire inacceptables : « L’Église, Épouse du Christ, ne pouvait entrer dans le mystère pascal de son Époux Rédempteur qu’après avoir été au préalable purifiée par son Sang. Marie, Épouse du Christ, déjà pleinement sanctifiée, en vertu de sa prédestination spéciale, était à même de communier pour toute l’Église au mystère de notre rédemption objective (38). » (Entendons par « rédemption objective » le fait que la Sainte Vierge ne se borne pas à nous faire bien recevoir, mais concourt à l’acquisition et à la communication de la grâce, autrement dit : l’acte par lequel le Christ nous incorpore à Lui.) Mais quelle est donc cette Église, Épouse du Christ, qui doit être purifiée avant d’entrer dans le mystère de son Époux ? Avant cette purification, il n’y a pas d’Église du tout. Que toute créature ait été créée, voilà qui n’entraîne nullement qu’il y ait jamais eu une créature à créer. Que l’Église, que chacun des membres de l’Église aient été purifiés n’entraîne nullement qu’il y ait ou qu’il y ait eu une Église ou un membre de l’Église à purifier. Avant cette purification, il n’y a ni Église ni membre de l’Église, il y a l’humanité ou il y a un homme (39). Et si, dans le passage cité, on remplace Église par Humanité, le rôle de Marie consiste à « communier pour toute l’Humanité » encore non rachetée au mystère de notre rédemption objective.

 

Mais autant il va de soi que, à l’intérieur du Corps mystique et en vertu de la charité, il y ait constante interaction entre les différents membres, autant il est impossible d’attribuer à une pure créature une action immédiate sur une autre créature, supposé que cette action fût ordonnée à introduire la créature qui en bénéficie dans la société de Dieu : ce rôle appartient au Christ seul parce qu’Il est Dieu, et par là même Chef de l’Humanité avant de l’être de l’Église. Une créature ne peut pas intervenir dans la création d’une autre, sinon pour ainsi dire par la médiation de Dieu c’est-à-dire en assistant, en approuvant, en devenant condition concomitante de l’acte de création, ainsi qu’il arrive pour les parents dans la création de l’âme ; mais non pas en agissant sur une créature qui est à créer. Pareillement la Sainte Vierge ne peut pas agir sur un humain à racheter : ce serait, cette fois, la faire pour tout de bon l’égale de Dieu ; Marie intervient, mais dans l’acte de Rédemption : son opération co-Rédemptrice ne peut être qu’incluse dans cet acte et non pas adjacente à lui. On croit maintenir Marie à sa juste place en définissant la co-Rédemption en fonction des rachetés, ou d’une sorte d’Église virtuelle qui n’est qu’une donnée imaginative. Cela semble moins compromettant que de situer la Mère du Christ en regard du Christ. Mais cette voie est aberrante, comme on vient de le voir.

 

4. Nous ne nous sommes attardé à critiquer cette conclusion maladroitement exprimée d’un érudit hautement qualifié, que parce qu’elle corrobore concrètement une vérité d’ailleurs évidente. Nul n’est membre du Christ qu’en vertu de son actuelle relation au Christ. Il est impossible de caractériser le rôle de Marie en fonction d’un membre du Christ ou de l’Église, sans le caractériser premièrement en fonction du Chef dont l’acte fonde les membres. Ou bien encore un membre comme membre n’a d’être que dans le Christ. Il est impossible de référer quoi que ce soit au membre comme membre sans le référer premièrement au Christ, en qui subsiste ce membre. Le mystère de la co-Rédemption se situe premièrement entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice, non entre la co-Rédemptrice et les rachetés. Le premier rapport commande le second, non pas réciproquement. Renverser cet ordre donne une consistance indue à des distinctions factices qui, ensuite, déconcertent et paralysent une recherche en elle-même difficile. Par exemple médiation ascendante ou acquisition de la grâce, et médiation descendante ou communication de la grâce recouvrent, au point de vue de la co-Rédemption, exactement le même noyau de mystère ; mais on ne le voit qu’en considérant dans le Médiateur l’unité en acte de ces deux aspects de la même médiation (40). Retenons de tout cela que c’est en fonction du Rédempteur, c’est-à-dire en fonction du Verbe incarné exerçant l’acte de Rédemption qu’il faut situer la co-Rédemptrice ; et que le rôle de celle-ci, loin de se borner à une simple acceptation de la Rédemption accomplie, inclut une communion, c’est-à-dire une contribution positive à la Rédemption en l’acte de son accomplissement.

 

B. Le mystère de la co-Rédemption considéré en fonction du Rédempteur

1. C’est d’ailleurs de la co-Rédemption ainsi comprise que le R. P. M.-J. Nicolas s’est efforcé de rendre compte. Il montre que l’Immaculée-Conception « a rendu possible la co-Rédemption » (41). Son argument, simple et profond, que nous allons retracer, va d’ailleurs plus loin : il établit que l’Immaculée-Conception et la co-Rédemption se résolvent en une seule et même vérité. La Rédemption, totale et définitive, consiste ; pour chaque racheté, à recevoir librement une première grâce, absolument gratuite et qu’il ne peut mériter ; et puis à mériter la gloire, en mettant en œuvre, non sans le secours de Dieu, cette grâce première. Marie réalise en sa personne pour la rédemption de toute l’Église ce que chaque racheté réalise en sa propre personne pour sa propre rédemption. Il y a une première grâce absolument gratuite et non méritée, qui est donnée à Marie pour Marie et pour toute l’Église. À partir de quoi, non sans le secours actuel de Dieu, spécialement du Verbe incarné, Marie mérite la gloire pour elle-même et pour toute l’Église. C’est au fond ce que veut dire le P. Dillenschneider. Mais il faut bien comprendre que cette opération propre à la co-Rédemptrice n’est, pas plus logiquement qu’ontologiquement, antérieure ou postérieure à celle du Rédempteur. Elle lui est concomitante ; elle y est à la fois incluse et radicalement sub-ordonnée. Il ne faut pas dire que Marie coopérerait à purifier l’Église, tandis qu’il reviendrait seulement au Christ de l’épouser. Marie fait tout ce que fait le Christ ; mais à sa place à elle, et en opérant en son opération à lui (42). Marie fait même pour nous, mais en lui et en vertu de lui, quelque chose que lui-même ne peut pas faire pour nous : à savoir prendre acte, au nom de l’humanité, de la satisfaction du Christ, en sorte que l’homme ait en quelque sorte, comme le remarque saint Thomas, la dignité de pouvoir se racheter lui-même (43).

 

Si maintenant nous considérons cette première grâce absolument gratuite et non méritée, donnée à Marie pour elle-même et pour toute l’Église, elle est d’un autre ordre que la grâce première donnée à chacun des rachetés, puisqu’elle contribue à la mériter. En disant « d’un autre ordre », nous ne songeons pas à nier que la grâce est de même nature dans le Christ et dans chacun de ses membres, en Marie par conséquent. Mais on distingue la grâce du Christ par son degré : infini. Or il est dommage que les théologiens soient encore aux prises avec une conception quantitative de l’infini, et pour autant avec une conception négative (non-fini), alors que depuis plus d’un demi-siècle on a découvert, dans l’infini, de la qualité (44). En disant que la grâce du Christ est d’un ordre à part, on veut donc simplement signifier que ce qui en propre la distingue ressortit radicalement à la qualité. Pareillement de la grâce de Marie. Ainsi la grâce de la co-Rédemptrice doit être à la fois la même que la nôtre et cependant d’un autre ordre. Si enfin nous considérons que cette grâce première de Marie est absolument gratuite comme toutes les grâces premières, nous dirons, en vertu de l’harmonie entre les ordres de causes formelles et efficientes, que cette gratuité est elle-même d’un autre ordre. Autrement dit, la co-Rédemptrice est la première rachetée : c’est le même degré, c’est le même ordre ici et là. Nous retrouvons que Marie est Marie et qu’elle est toute en chacun de ses aspects. La co-Rédemptrice ne peut être qu’une rachetée d’un ordre à part. Elle est en effet cette rachetée qui n’a jamais fait partie de la massa peccati : sublimiori modo redempta. L’exigence prérequise à la co-Rédemption est éminemment réalisée par l’Immaculée-Conception.

 

2. Notons d’ailleurs qu’on ne saurait déduire rigoureusement l’un de l’autre ces deux privilèges. L’Immaculée-Conception réalise une condition qui aurait pu être réalisée autrement. En retour l’Immaculée-Conception fonde adéquatement la co-Rédemption, mais elle ne l’entraîne pas nécessairement. La gratuité divine est aussi inépuisable que conforme à la Sagesse : la première grâce fonde les autres sans les recouvrir. Quel est maintenant le fond commun de ces grâces au sujet desquelles on pourrait parler d’un développement homogène ? Si elles se raccordent parce que, nous venons de le voir, Marie est toute en chacune d’elles, quelle est cette qualité propre à l’ordre de Marie que nous avons circonscrite pour ainsi dire du dehors sans encore l’avoir saisie ? La co-Rédemption considérée conformément à la tradition nous a renvoyés à l’Immaculée-Conception. Cherchons s’il n’y aurait pas dans ce fait l’indice d’une similitude de structure entre les deux mystères.

 

C. Le mystère de la co-Rédemption.

Le rapport entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice : structure et analogie du mystère

1. L’acte de justification, considéré en celui qui est justifié, a fait l’objet de minutieuses analyses. Liberté et gratuité, qui semblent s’opposer irréductiblement dans l’étalement de la psychologie humaine, s’harmonisent si on n’omet pas la référence de l’acte de justification à Dieu qui en est le principe. La grâce en acte de communication fonde l’acte libre requis à la réception et à la possession de la grâce : la liberté est enchâssée dans la gratuité. En ce qui concerne la cause de la justification, c’est le même recours qui est source d’intelligibilité. Comment le Rédempteur qui est homme peut-il mériter pour d’autres et communiquer à d’autres la Vie même de Dieu, dont Dieu seul peut disposer ? L’Humanité sainte est instrument conjoint, toute relative au Verbe dans son opération comme dans son être. Voici maintenant un nouvel aspect de la métaphysique de la justification. Dieu produit la grâce ; le Rédempteur mérite et communique la grâce ; la co-Rédemptrice mérite et communique la grâce. Comment donc situer cette co-Rédemptrice ? Surgissent immédiatement toutes les difficultés qu’on pourrait dire habituelles parce qu’elles sont, au fond, toujours les mêmes.

 

2. La liberté s’oppose à la gratuité parce que l’homme libre, personnage singulièrement gênant, vient s’interposer entre Dieu et l’homme justifié. Or comment l’homme libre pourrait-il poser l’acte libre d’acceptation de la grâce sans être déjà l’homme justifié ? Réponse : c’est Dieu même qui, faisant l’unité entre ces deux hommes, prévient et suspend leur ronde stérile : la grâce justifiante fonde l’acte libre. De par Dieu, l’homme cesse d’être entre Dieu et l’homme : parce que l’homme libre est en quelque sorte conjoint au Dieu justifiant. Le Rédempteur paraît s’interposer entre Dieu et l’homme racheté, parce qu’il se présente comme un homme ordinaire, faisant nombre par conséquent avec les autres hommes ; il peut être capable d’opérer sous la motion divine en respectant l’immédiation de vertu, mais ne rompt-il pas, comme toute cause seconde, l’immédiation de suppôt ? Réponse : c’est Dieu même qui, fondant l’unité entre le Christ et chaque racheté, résout en sa propre simplicité toute médiation de suppôt. De par le Verbe, l’Humanité sainte n’est pas entre Dieu et l’homme justifié, parce qu’elle est l’instrument con joint de la production de la grâce. La co-Rédemption est « entre le Rédempteur et les rachetés », « entre le Médiateur et les hommes » ; voilà de nouveau une créature entre Dieu et l’homme, et voilà qu’il n’y a plus « un seul Rédempteur » et « un seul Médiateur » (45). Ne conviendrait-il pas d’examiner qui est cette créature ? Et si, précisément, elle ne soutient pas avec Dieu et avec le Rédempteur un rapport de telle nature que la dualité qu’on redoutait à bon droit se trouve encore une fois résolue ? Voilà l’induction. Creusons.

 

3. Le rapport de la co-Rédemptrice au Rédempteur doit, en fonction de tout ce qui précède, répondre aux conditions suivantes :

L’acte de Rédemption doit être un, comme son principe : unus Redemptor ;

Marie est rachetée, et sous ce rapport toute relative an Rédempteur ;

Marie apporte à l’acte de Rédemption une contribution qu’on peut appeler communion pour la distinguer d’une pure acceptation passive.

 

Si nous considérions cette contribution positive de Marie relativement aux rachetés, il n’y aurait pas, présentement, de difficulté spéciale. Le schème du movens motum permettrait aisément d’exprimer le rôle de Marie à la fois rachetante et rachetée, l’un fondant l’autre. Mais nous avons vu que cette façon de voir, qui se présente d’abord comme la plus simple, aboutit à une impasse : on voile le mystère sous des images. C’est donc, répétons-le, en fonction du Rédempteur lui-même qu’il faut situer la contribution positive de la co-Rédemptrice, comme si le motum agissait positivement sur le movens lui-même ou du moins sur leur acte commun. Est-ce là une difficulté vraiment nouvelle ?

 

4. Sans doute le movens, ici, est Dieu ; mais cela est également vrai des deux premiers aspects de l’acte de justification. Nul ne refusera pour autant que le vouloir du sujet justifié ne se termine positivement et pour autant opère, non certes en Dieu, mais dans l’acte de justification qui procède simultanément de Dieu et de lui-même. L’acte de la co-Rédemptrice ne serait-il pas semblable ? Il y a une double différence : l’acte du justifié a pour terme et pour mesure le justifié lui-même. L’acte de la co-Rédemptrice a une mesure ecclésiale : il la tient, il est vrai, de la plénitude de grâce originelle, et de ce côté-là il n’y aurait pas de difficulté. Mais quel en est le terme ? Laissant de côté les rachetés à cause de la difficulté qui a été dite, il ne reste, pour terme de cet acte de la co-Rédemptrice, que l’acte même du Rédempteur. Comment un acte peut-il agir sur un acte, comment l’acte d’une créature peut-il agir sur l’acte d’un Dieu ? Telles sont les deux questions que suggère d’examiner le rapprochement entre la co-Rédemption et le premier aspect, personnel, de l’acte de justification. Le second, relatif au Christ, nous instruit d’autre chose. La volonté humaine du Christ ne modifie pas le décret éternel de Sagesse concernant l’Incarnation rédemptrice : cependant elle a bien sa consistance propre ; on ne peut concevoir l’exercice de cette volonté, ni comme une passivité ni comme une autonomie (46). Une volonté créée peut donc, dans le même acte, se mouvoir librement et se faire toute conforme à la Sagesse de Dieu. Ce mystère-là éclairera singulièrement celui de la co-Rédemptrice.

 

5. Venons à nos deux questions. Et d’abord un acte peut-il se terminer à un autre acte ? Précisons : un acte de volonté peut-il prendre pour objet le vouloir d’un autre ? C’est bien cela cependant que montre l’acte de la prière. L’impétrant fléchit le vouloir de celui à qui il s’adresse. Il est aisé de justifier cette assertion, bien qu’elle paraisse relever du pur volontarisme. Tel bien peut présenter, pour moi, une plus-value qui tient à ce que je suis hic et nunc. Cette appréciation est fondée sur un jugement, mais elle se traduit en moi dans un désir. Faire part de ce désir à quelqu’un qui me porte intérêt, ce qui est tout l’acte de la prière, c’est modifier pour lui la valeur qu’il attribue au rapport de mon bien à moi. Ce bien est toujours sous-jacent à la communication entre les vouloirs : c’est ce qui le fonde et ce qui le justifie : les puissances et les actes sont bien mesurés par les objets. Cependant, ce qui intervient formellement dans l’acte de la prière ce n’est pas la présentation faite par l’impétrant de la valeur objective de ce bien, c’est la communication du désir, et par le fait même c’est la présentation d’une plus-value subjective de sa valeur. Exaucer la prière suppose la prise en considération de ce désir, suppose l’estimation de la valeur de bien qu’il représente et constitue, suppose donc un jugement. Mais l’acte d’exaucer est posé par la volonté. Les deux vouloirs de l’impétrant et de celui à qui il s’adresse deviennent alors un même vouloir, spécifié par le même « objet » : qui n’est pas seulement l’objet « objectif », mais également l’objet en tant que désiré. Tout se passe comme si le vouloir qui exécute était mû par le vouloir qui désire : nous dirons donc, formule abrégée, qu’il y a motion d’un vouloir par un autre, sous-entendant que cette motion inclut actuellement comme on vient de le rappeler une médiation d’objet : celle du rapport de l’impétrant à son propre bien.

 

Ajoutons que l’« idem velle » caractéristique de l’amour se réalise en fait par une constante et mutuelle motion d’un vouloir sur l’autre. Le jeu de l’amour prévient la prière et la rend inutile mais c’est bien, ici et là, la même économie. En rectifiant mon vouloir pour le rendre conforme à celui de l’aimé, j’aime en même temps cela même qu’il estime son bien ; mais ce qui, formellement, suscite l’inflexion de mon vouloir, c’est le rapport que l’aimé établit entre son propre bien et lui-même : attendu que ce bien pouvait m’être et peut me demeurer en lui-même tout à fait indifférent. Si ce bien peut n’être mon bien que parce qu’il est le bien de l’aimé, c’est la preuve que mon vouloir concret n’est pas spécifié précisément par ce bien, mais par le rapport qu’y a l’aimé : rapport lui-même actué dans le vouloir concret de l’aimé ; concrètement, quoique médiatement, mon vouloir est spécifié par celui de l’aimé. Et, en retour, ce vouloir meut mon propre vouloir, à la façon dont meut tout bien quel qu’il soit : par spiration. L’idem velle de l’amour est, sur terre et dans son jeu concret, une équation en perpétuel devenir : elle peut se rompre à chaque instant ; mais elle est reformée, avant d’être rompue, par une constante intervention des deux vouloirs. Cela, il est vrai, n’est justifié et possible que par l’identité permanente, dans les deux aimants, d’un même amour fondamental et stable, spécifié par le même idéal ; mais, quelles qu’en soient les conditions, il suffit pour notre objet de retenir que la chose est possible, qu’elle est même d’observation constante. Un acte de volonté peut agir, médiatement mais radicalement, sur un autre vouloir ; un mutuel amour réalise d’une manière habituelle ce type d’interaction.

 

6. Ce qui précède peut-il éclairer ou préciser le mystère de la co-Rédemption ? La co-Rédemptrice peut-elle, par son désir, agir sur le vouloir du Rédempteur ? Et nous devons préciser : sur le vouloir du Rédempteur en tant qu’il est Rédempteur ; vouloir réalisant efficacement le salut par la Croix. Nous allons montrer qu’une telle action est effectivement possible : et qu’elle trouve ses conditions de possibilité dans l’Immaculée-Conception au sens fort. Il sera ensuite aisé de conclure à la haute convenance de l’Immaculée-Conception et de la co-Rédemption ainsi entendues : tant en raison de la co-Rédemption elle-même que de l’unité, déjà invoquée, de l’« ordre de Marie ». Nous procéderons en quatre étapes :

En quel sens Marie peut-elle agir sur le vouloir du Rédempteur.

Ce que suppose cette opération en Marie considérée dans son rapport au Rédempteur.

Ce que suppose cette opération en Marie considérée en elle-même.

Ce qui est supposé c’est l’Immaculée-Conception au sens fort, et d’une manière précise l’absence d’hystérésis mentale.

 

Nous grouperons les trois derniers points dans la cinquième et dernière section de cette seconde partie. Le premier point, qui est le plus délicat, fera l’objet de la quatrième. Nous examinerons successivement comment une créature peut agir sur le vouloir du Verbe incarné et ensuite comment la co-Rédemptrice agit sur le vouloir du Rédempteur. Nous conclurons, au terme de cette enquête, que le Rédempteur et la co-Rédemptrice rachètent ensemble en vertu d’un idem velle qui résulte de l’intégration, à la fois du vouloir de Marie dans le vouloir du Christ et du vouloir du Christ par le vouloir de Marie. C’est à cette unité organique et en un sens involutive que nous nous référerons en appelant co-Rédemption par assimilation la théorie de ce mystère que nous nous permettons de soumettre, sous toutes réserves, à la réflexion des théologiens que les techniques positives n’ont pas encore saturés.

 

D. Le mystère de la co-Rédemption.

Le rapport entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice : la co-Rédemption par assimilation

1. a) Nous venons de rappeler que, de soi, un vouloir peut mouvoir un autre vouloir. N’y a-t-il pas une difficulté spéciale lorsque le vouloir mû est un vouloir divin non spécifié par le bien propre auquel le vouloir moteur est connaturel ? Précisons en quoi consiste cette difficulté. L’acte libre, spécifié en droit par le bien propre du sujet, est, en fait, conforme ou non à ce bien. Dans le premier cas il est conforme au vouloir divin. Mais il ne l’est pas moins, quoique indirectement, dans le second cas. En effet, manquant la fin, il se détruit métaphysiquement comme acte libre parce qu’il est un « moins être » ; mais, de plus, convertissant en privation l’exigence de la fin, il manifeste que le sujet porte toujours inscrite en lui comme sa mesure cette même fin et partant la même Sagesse de Dieu. On ne peut donc dire que le vouloir divin soit modifié par l’acte libre avec lequel il compose cependant réellement. L’acte du moteur est bien mesuré par le mû et conformément à la nature du mû, mais, radicalement, il est mesuré conformément à lui-même, puisqu’il produit la nature même du mû : à savoir l’autoperturbation de l’être qui se détourne de sa propre fin. En sorte que le schème métaphysique du mouvement : deux entelekeia intégrant une seule energeia s’applique parfaitement ; l’entelekeia du mû ne mesure l’energeia que d’une manière subordonnée : en la recevant du moteur qui en demeure la source autonome, et non pas en imposant à celui-ci une actuation qui ne serait pas sienne. Mais ne serait-il pas au contraire contradictoire que l’entelekeia du mû, toute subordonnée à celle du moteur, communique cependant à l’energeia une détermination positive, certainement étrangère à l’entelekeia du moteur puisque contraire à ses déterminations connaturelles ? Telle serait pourtant la traduction rigoureuse du fait dont nous évoquons la possibilité : motion positive d’un vouloir divin par un vouloir créé. Il convient toutefois de préciser : vouloir du Verbe incarné, et cela seul permettra de donner un sens à notre assertion.

 

b) Qu’elle soit exempte de contradiction, une comparaison, au préalable, le suggérera. Voici une source, lumineuse, sonore ; elle est le siège d’un mouvement vibratoire qui se propage, se réfléchit, reflue vers la source. Un régime permanent en résulte. On sait que la théorie – élémentaire – du phénomène consiste à considérer les points de réflexion, qui peuvent être multiples, comme autant de sources synchrones de la source primitive et qui, en vertu de ce synchronisme, donnent naissance à l’interférence et au régime permanent. Celui-ci est une unique energeia qui manifeste une unique entelekeia : celle de la source d’où procède tout le dynamisme. Il est cependant exact que les points de réflexion, récepteurs du mouvement incident, sont sources du mouvement réfléchi ; ils sont entelekeia, ils communiquent immédiatement et au titre de composantes nécessaires leur propre détermination à l’energeia et pour autant à l’enteleheia de la source. Cela d’ailleurs n’est possible que parce que les points de réflexion ne sont sources qu’en vertu de la source, dans la virtus de la source : cette unité – une seule energeia – est seule capable de réaliser le synchronisme rigoureux requis à l’interférence. La motion de la source n’est mue par les co-sources que dans la mesure où celles-ci lui sont radicalement subordonnées ; la contradiction se dissout dans le « moment » où elle semblait maximum ; la source, absolument, n’est pas mue : c’est elle-même qui meut sa propre motion, bien que par la médiation des co-sources. Pareillement, le vouloir du Verbe incarné, absolument, n’est pas mû ; cependant il peut se mouvoir lui-même comme vouloir par la médiation d’un vouloir créé : c’est cela qu’il nous faut expliquer.

 

c) Observons d’abord que le Christ a choisi de subir les lois de l’univers physique telles que nous les subissons nous-mêmes. Par exemple, il se déplace comme nous le faisons : il n’use qu’exceptionnellement du pouvoir qu’il a de passer d’un lieu à un autre (47). Il est fatigué (48), il a faim (49), etc. Sans cet assujettissement, le Verbe eût paru avoir assumé un corps glorieux, et la foi en l’Incarnation n’eût pas été fondée. Mais le Christ choisit aussi de subir les lois de ce que l’on pourrait appeler l’univers mental humain. Il exauce les prières. Plus humainement, il pratique certainement le conseil qu’il donne : « Si quelqu’un veut t’obliger à faire mille pas, fais-en avec lui deux mille (50). » Il accepte les invitations, d’où qu’elles viennent, semble-t-il : les époux de Cana (51), Simon le Pharisien (52), les disciples d’Emmaüs (53)… Et même il prévient les désirs celui de Zachée par exemple (54), ou se laisse émouvoir par la peine (55)… En un mot Jésus est sociable, complaisant, accordant par conséquent sa volonté à celle des autres. Il accepte même, comme une donnée de fait qui s’impose également à lui, cet univers propre de la contingence humaine que constitue la psychologie des foules : différant sa montée « officielle » à Jérusalem en fonction de l’« heure » de sa Passion (56). Il semble donc que la réponse à la question que nous nous posons soit toute donnée dans l’Évangile : l’expression ultime et déterminante du vouloir humain de Jésus tient compte, et cela d’une manière habituelle, des vouloirs des créatures : amis ou ennemis, proches ou étrangers, influences personnelles ou interférences sociales ne font pas acception sur ce point. Dans la vue de l’infini les finis sont égaux (57) : il n’y a pas plus de difficulté à admettre que le Verbe incarné subisse les lois de l’univers physique ou bien celles de l’univers mental. Et subir ces dernières lois c’est se soumettre à un vouloir créé.

 

d) Les perspectives, assez banales, que nous venons d’évoquer constituent sans doute un argument en faveur de la motion du vouloir rédempteur par une créature. Cependant elles conduisent surtout à préciser la véritable difficulté. L’Incarnation rédemptrice suppose que Dieu réalise son dessein par le jeu des causes secondes, celui des vouloirs libres inclus. Il suit que l’homme a contribué à cette réalisation ; ou, ce qui revient au même, que le vouloir du Rédempteur comme Rédempteur a composé avec des vouloirs créés. Mais ceux-ci ne sont intervenus qu’implicitement et médiatement. Par « implicitement » nous entendons qu’aucun vouloir créé n’a eu formellement et donc consciemment pour objet l’acte rédempteur ou telle modalité lui appartenant en propre. Vouloir la mort du Christ, rival des grands prêtres ou ennemi de César, n’était pas vouloir l’acte rédempteur : il n’y avait que materialiter une coïncidence qui fut à la fois l’effet et l’instrument de la Sagesse de Dieu. Par « médiatement » nous entendons précisément qu’un vouloir créé ne conditionne le vouloir du Rédempteur qu’en s’intégrant à un complexe global produit par Dieu lui-même comme étant la condition de son dessein, et non pas une motion directe. Jésus tient compte des dispositions des Pharisiens et de la foule, alors amie, pour fixer le moment de sa montée à Jérusalem ; mais il ne se rend à aucun désir particulier, et même il dissocie expressément son agir à lui de l’agir de ses « frères ». Ainsi les causes secondes et notamment les vouloirs humains ont agi sur le vouloir de Jésus implicitement et médiatement, ils n’ont pas agi explicitement et immédiatement sur le vouloir du Rédempteur comme Rédempteur. Or tel est bien le type d’action que nous cherchons à mettre en évidence en vue de l’attribuer à la co-Rédemptrice. L’action implicite et médiate, Marie l’a exercée plus que tout autre : mais ce n’est pas là ce qui peut la constituer en son degré et ordre propres, et qui doit être en un sens incomparable. Nous allons, en vue de cette conclusion, chercher à préciser en quoi peut consister une motion explicite et immédiate du vouloir du Christ.

 

2. a) Nous nous proposons de montrer qu’aux trois sciences du Christ sont respectivement associés trois modes de son vouloir humain, et qu’on meut réellement ce vouloir lui-même si on le meut selon celui de ses modes qui est associé à la science acquise. Nous n’avons pas à reprendre ici la question des sciences du Christ. Nous tenons pour assurée la conclusion de saint Thomas : science acquise, science infuse, science de vision, formellement distinctes et respectivement fondées, interfèrent constamment dans le jeu concret de la psychologie du Christ. La première nous est commune avec lui quant à son contenu et quant à son mode : à ceci près que, à la faveur d’un même enseignement reçu, le Christ a découvert ce que, nous, nous apprenons réellement (58). La science de vision est tout à fait propre au Christ, et quant à son contenu et quant à son mode : « nul sur terre n’a vu Dieu (59) ». La science infuse est pour le Christ ce que sont pour nous la foi et les dons du Saint-Esprit : communauté de contenu, au degré près bien entendu, disparité de mode. Il convient toutefois, pour bien entendre cette correspondance, d’ajouter une importante précision. Le fait que la science infuse du Christ joue pour lui le rôle que la foi joue pour nous ne doit pas donner à penser que la science acquise ne ressortirait qu’à l’ordre naturel. Du point de vue psychologique, notre propre connaissance de foi est enrobée dans la connaissance d’ordre naturel : puisque l’acte de révélation consiste précisément à faire de la sémantique naturelle le fondement de l’analogie de la foi. Pareillement, le Christ a découvert humainement, par l’étude des Écritures et la mise en œuvre de sa science acquise, des vérités qu’il savait de science infuse, par exemple, celles qui le concernaient lui-même (60). Que la science acquise du Christ ne puisse, de soi, s’étendre aux réalités que concerne la science infuse n’ôte pas que cette science acquise constitue un instrument normalement mis en œuvre dans l’exercice de la science infuse. Autrement dit, pour le Christ encore plus que pour nous, la science acquise est prolongement et enracinement plus humain du savoir proprement surnaturel, plutôt que domaine particulier de connaissance (61).

 

Le volontaire, appétit du niveau intelligible, a de soi pour objet le bien infini. Il reçoit, touchant le bien particulier, sa spécification de l’intelligence, seule apte à discerner l’immanence du bien universel et par suite la connexion que soutiennent avec lui les biens particuliers. De cette loi, qui est d’une si constante application en thomisme, suit qu’à toute détermination intelligible on doit associer une détermination volontaire homologue. Les trois sciences humaines du Christ commandent trois modes du vouloir humain du Christ. Cette conséquence n’a pas échappé à saint Thomas qui distingue explicitement, à propos du mérite du Christ, un double exercice de son vouloir humain : Nec tamen per charitatem meruit, in quantum erat charitas comprehensoris, sed in quantum erat viatoris (62). La charitas comprehensoris et la charitas viatoris se distinguent si bien que la seconde seule mérite (63). Elles ont il est vrai l’une et l’autre comme sujet la volonté de la sainte Humanité. Comment donc se distinguaient-elles, sinon en vertu des sciences qui respectivement les fondent et d’ailleurs les désignent ? Les commentateurs ont repris cette distinction (64). Jean de Saint-Thomas ajoute même une précision qui intéresse notre objet (65). Il estime que, même si le Christ n’avait eu ni la grâce ni aucun don surnaturel, il aurait mérité parce que ses actes, ayant une mesure infinie ratione suppositi, non seulement sont proportionnés à l’ordre de la grâce mais l’excèdent et cela même en ce qui concerne le mérite. Cela signifie que le vouloir purement humain du Christ, c’est-à-dire non spécifié par la science infuse ou par la science de vision, était en droit capable d’un exercice propre, puisqu’il eût été capable de mériter ; exercice d’ailleurs réellement distinct de celui de la charité (comprehensoris et viatoris), puisque ne ressortissant pas formellement à l’ordre surnaturel. Et ce vouloir, nécessairement spécifié dans son exercice concret, et qui ne l’eût été ni par la science de vision ni par la science infuse, surnaturelles l’une et l’autre, n’aurait pu l’être que par la science acquise. Le passage de saint Thomas que nous avons cité, et les commentaires qui en ont été donnés confirment donc, comme on devait l’attendre, l’existence d’une triple spécification du vouloir humain du Christ, correspondant à ses trois sciences.

 

b) Dirons-nous qu’il y a trois vouloirs comme il y a trois sciences ? Ce ne serait pas tenir compte suffisamment de la différence entre l’intelligible et le volontaire : différence de vocabulaire correspondant à une différence objective. Au point de vue formel, la distinction du vouloir est de même ordre que celle de la science. Mais, concrètement, c’est-à-dire dans les actes du Christ réellement exercés, la distinction volontaire est beaucoup moins accusée que la distinction intellectuelle. Précisons ce point. Il faut certes respecter le mystère de la psychologie humaine du Christ, mais on est assuré de ne manquer ni à la discrétion ni à la vérité en excluant toute contradiction. Dire que le Christ ne pouvait, dans un même acte de connaissance touchant le même objet, user simultanément de ses trois sciences, ce serait concevoir sa psychologie à lui sur le type de la nôtre. Mais, supposé que cette simultanéité se soit réalisée dans un même acte, il est impossible de la concevoir par mode d’inclusion comme si l’exercice de la science de vision eût pu être immanent à celui de la science infuse ; et l’exercice de la science de vision ou de la science infuse immanent à celui de la science acquise. Cela eût, respectivement, détruit la science infuse ou la science acquise. Nous dirons donc qu’il existe toujours, même au concret, entre les trois sciences du Christ, une distinction qui exclut leur immanence mutuelle. Et, quoi qu’il en soit du fait qui nous demeure mystérieux, il est nécessaire de maintenir en droit que le Christ pouvait, simultanément mais selon deux sciences différentes, à la fois connaître et ignorer le même objet : qu’il s’agisse d’ailleurs de l’ordre naturel ou de l’ordre surnaturel, puisque, nous l’avons vu, le mode acquis s’étend à l’ordre surnaturel lui-même. On ne pourrait donc pas, sans imprécision, parler d’un acte de connaissance du Christ : les trois sciences constituent de soi et ont pu constituer en fait une partition de cet acte.

 

Il en va autrement du côté volontaire : et cela de par la nature même des choses. La volonté est la faculté de la fin. Une fin « intermédiaire » ou provisoire n’exerce la motion par spiration propre à la fin qu’en vertu de sa référence actuelle à la fin ultime, laquelle est, à proprement parler, l’unique fin. Il suit que le vouloir en tant qu’il vise la fin ultime est actuellement immanent à tout vouloir visant une fin intermédiaire : immanence nécessairement requise puisque c’est précisément le vouloir de la fin ultime qui soutient du dedans et pour ainsi dire sustente tout autre vouloir. Il y a dans le vouloir une unité propre, corollaire de son dynamisme ou plus précisément de son ordination à la fin. Si l’exercice concret du vouloir d’une même fin comporte plusieurs modalités, celles-ci ne peuvent soutenir entre elles une distinction qui exclurait leur mutuelle immanence. Or les trois sciences du Christ se distinguent par leur mode, non parce qu’elles concerneraient des réalités différentes : le vouloir qui leur est associé est donc un, puisqu’il concerne, quelle que soit la science considérée, la même réalité et partant la même fin. La distinction entre les sciences du Christ, appréciée du point de vue volontaire, tient formellement à l’ordre entre la fin et les moyens. De science acquise, le Christ peut découvrir par exemple qu’il est précisément le Serviteur souffrant dont parle Isaïe : il l’infère de ses propres dispositions, du fait qu’il les retrouve décrites par le prophète : à la façon dont un autre être humain pourrait le faire ; il découvre ainsi la fin de l’Incarnation rédemptrice dans le plus haut « moyen » qu’y préordonne la Sagesse divine : à savoir lui-même. Tandis qu’il connaît, de science infuse ou de science béatifiante, et l’essence de la fin et les moyens qu’elle impère. Voilà qui confirme, selon la métaphysique de la finalité, la distinction, suggérée ci-dessus par la considération du mérite, entre le vouloir associé à la science acquise et les vouloirs associés aux deux autres sciences.

 

— Nous voyons cependant que cette distinction qui consiste en une inversion d’ordre dans la lecture du rapport entre fin et moyen, ne fait pas acception d’une pluralité hypothétique dans la fin. On s’exprimerait donc improprement en disant qu’il y a trois vouloirs : il y a en réalité trois modes d’un même vouloir, le vouloir associé à la science de vision ou à la science infuse étant immanent au vouloir associé à la science acquise. Dans notre exemple, l’acquiescement du Christ à la destinée de « Serviteur souffrant » est bien spécifié par la science acquise ; mais ce vouloir acquiesçant, déterminément exercé donc selon la science acquise, inclut en lui, peut-être non consciemment à certains moments, mais actuellement et objectivement, l’unique vouloir de l’Incarnation rédemptrice en son entièreté, vouloir qui peut être également spécifié séparément ou simultanément par les deux autres sciences. Autrement dit, le vouloir n’étant pas spécifié en lui-même mais seulement dans son exercice, il est tout entier agissant dans chacun des modes selon lesquels il est respectivement associé à chacune des trois sciences. La connaissance humaine du Christ comporte donc une partition en trois sciences qui sont réellement distinctes et qui peuvent demeurer séparées même dans leur exercice. Le vouloir humain du Christ comporte trois modes réellement distincts, mais inséparables en ce sens que l’exercice de chacun d’eux inclut la totalité du vouloir et par là même tous ses modes, au moins implicitement. C’est d’ailleurs ce que suggère l’expression de saint Thomas. Il y a bien deux modes réellement distincts de la charité du Christ puisque le mérite n’est associé qu’à l’un d’eux. Il n’y a cependant pas deux charités. La même charité, une et unique, peut être exercée par le Christ « possédant » ou par le Christ « pérégrinant », c’est-à-dire peut être spécifiée par la science de vision ou par la science infuse. Elle ne laisse pas d’être toute la charité, même lorsqu’elle s’exerce selon la science infuse : et ainsi elle inclut implicitement, dans son acte, son propre exercice en tant que celui-ci peut être spécifié par la science de vision.

 

— Cette unité entre les trois modes réellement distincts du vouloir humain du Christ a une conséquence aussi importante qu’immédiate : c’est agir réellement sur le vouloir humain du Christ que d’agir sur lui – supposé que ce soit possible – selon tel de ses modes, en particulier selon celui de ses modes qui est associé à la science acquise. Tandis que cette conclusion ne vaudrait pas relativement au connaître. La Sainte Vierge a, de toute évidence, agi sur la science acquise du Christ. Il n’en suit pas, et il est faux, qu’elle ait agi sur la science infuse, encore moins sur la science de vision. Cette motion « médiate », c’est-à-dire motion qui atteint une réalité dans son unité totale bien que s’exerçant immédiatement sur l’un de ses modes, est donc en droit inexistante dans l’ordre intelligible, et, en droit également, toujours réalisée dans l’ordre volontaire. La motion médiate du vouloir comporte en fait des degrés : ils concernent justement la « médiation », et résultent d’une connexion plus ou moins étroite entre fin et moyens, c’est-à-dire entre les objets dont l’ordre fonde l’unité du vouloir. Le caractère plus ou moins immédiat de la motion suit normalement au caractère plus ou moins nécessaire de l’unité du vouloir sur lequel elle s’exerce. C’est donc relativement aux plus hauts objets que la motion « médiate » atteint au maximum le vouloir lui-même dans son unité. On pressent la portée de cette remarque en ce qui concerne la co-Rédemption par assimilation.

 

c) Retenons pour le moment l’existence de trois modes différents du vouloir humain du Christ. Nous pouvons, pour plus de clarté, les désigner par trois noms différents. Ce qu’on vient de préciser évitera toute confusion : la trilogie du vouloir correspond à la trilogie des sciences, bien qu’elle n’ait pas la même portée. Nous appellerons vouloir de fruition l’exercice ou le mode du vouloir humain du Christ associé à la science de vision. La fruition est en effet, du point de vue de la psychologie du sujet, l’expression propre de la possession de la fin : or la vision assure la possession de la fin. Nous appellerons vouloir d’adhésion l’exercice ou le mode du vouloir humain du Christ associé à la science infuse. Faire la volonté de Dieu, ou plus précisément, le Christ étant Fils, la volonté du Père, telle est en effet, la règle de conduite de Jésus dans l’ordre de l’agir. Or le Christ connaît cette volonté de Dieu par la science infuse tout comme nous la connaissons par la foi et les dons du Saint-Esprit. Il est donc normal de trouver dans l’aspect volontaire de la foi, savoir l’adhésion, la dénomination qui convient analogiquement à ce second mode du vouloir humain du Christ. Précisons que « adhésion » ne doit aucunement ici évoquer « sujétion ». L’adhésion c’est la communion de l’idem velle propre à l’amour, mais signifiée en fonction des deux aimants et en fonction d’un ordre entre eux que même l’égalité ne détruit pas. Nous désignerons quelquefois par vouloir supérieur l’ensemble de ces deux premiers modes du vouloir humain du Christ. Enfin nous appellerons vouloir de désir et de soumission l’exercice ou le mode du vouloir humain du Christ qui est associé à la science acquise. Nous avons vu ci-devant que le mode associé à la science acquise se distingue des deux autres en fonction du rapport entre moyen et fin : la perception première et immédiate pouvant porter sur l’un ou l’autre des deux termes. Or « désir » s’oppose relativement à « fruition », et « soumission » à « adhésion » (66). Désir et soumission désignent donc d’une manière propre, puisque conforme à sa nature, la distinction qui existe entre le troisième mode du vouloir et les deux premiers.

 

d) Le vocabulaire que nous nous permettons d’adopter désigne les trois modes du vouloir associés aux trois sciences, en insistant comme il se doit sur ce qui les constitue chacun en propre et pour autant les distingue. Distinction qui n’ôte pas l’unité. Nous avons rappelé que, en raison même de la spiration de la fin, le vouloir que nous appelons vouloir de fruition doit être immanent aux autres, en particulier au vouloir de désir et de soumission. Cela ne signifie pas que la fruition soit immanente au désir, puisque précisément elle s’y oppose relativement. Mais le vouloir de fruition est immanent au vouloir de désir en ce sens que le même vouloir de la sainte Humanité, qui est fruition en tant que spécifié par la vision, inclut, en tant que spécifié par la science acquise, un désir qui d’ailleurs ne le mesure pas, parce qu’aucun désir ne correspond adéquatement à la fruition de Dieu. Les modes du vouloir sont spécifiés diversement, et là est la distinction. Mais le vouloir, tout entier, s’exerce selon chacun de ses modes, et c’est là l’unité.

 

La conclusion à laquelle nous étions arrivés s’énonce donc maintenant comme suit. Supposé que le vouloir humain de Jésus soit mû selon son mode de désir et de soumission, alors ce vouloir, globalement et dans son unité, se trouve mû, puisqu’il se porte concrètement, dans l’unité de son acte, sur la fin en même temps que sur les moyens. Cette motion est d’autant plus profonde que le moyen visé immédiatement par le vouloir de désir soutient avec la fin une connexion plus étroite.

 

e) Ces considérations laborieuses pourraient paraître vaines en regard de cette observation évidente : le Christ, ayant voulu se faire l’un des nôtres, a voulu, par le fait même, subir les influences et les désirs d’autrui comme nous les subissons nous-mêmes. Mais, répétons-le, il ne peut s’agir de résoudre la question de la co-Rédemption par cette sorte de motion indirecte et médiate du vouloir du Christ. Nous recherchons s’il peut exister une motion directe et immédiate. Autrement dit, le jeu des causes secondes a interféré avec le vouloir du Christ s’exerçant à l’endroit de circonstances ou d’objets particuliers ; tandis que le vouloir du Rédempteur comme tel transcende tout bien particulier : il n’est pas même mesuré par l’Église puisque le Christ pouvait fonder une Église infiniment plus parfaite que celle qui sera, en fait, réalisée 67. Or c’est bien, nous l’avons vu, en fonction du Rédempteur et non premièrement en fonction des rachetés qu’il faut traiter de la co-Rédemption. Dès lors, la co-Rédemption concernant un vouloir qui transcende tout objet créé ne saurait être, sans autre précision, assimilée à ce que décrivent ou laissent entendre les récits évangéliques concernant les vouloirs de Jésus proportionnés aux réalités familières. Nous pensons donc utiles les précisions qui viennent d’être données : c’est par son mode de désir et de soumission que, ultimement, le vouloir humain de Jésus émet en quelque sorte des ondes dans l’univers mental humain. C’est selon ce même mode que ce vouloir humain reçoit les ondes de retour, ondes que, d’ailleurs, il ne cesse actuellement d’entretenir. De cette « interférence », résulte l’exercice concret du vouloir de Jésus tel qu’il est en fait, approuvé en Sagesse ; ce vouloir, absolument parlant, n’est conditionné par aucune volonté créée, puisque c’est lui qui fonde les actes dont il est aussi, en un sens, le terme ; mais, en retour, ce vouloir ne s’impose pas du dehors, comme un impératif inconditionné, aux vouloirs avec lesquels, précisément, il interfère. Le vouloir du Rédempteur ainsi conçu c’est, concrètement, l’ordre de l’Incarnation rédemptrice : et cet ordre, nous l’allons préciser, inclut la co-Rédemptrice.

 

Notes et références

1) Les PP. Labourdette et M.-J. Nicolas ont déjà insisté sur cette erreur, à propos de la définition de l’Assomption. Cf. RT L, 1950, p. 249.

2) On fait état, à juste titre, du crede ut intelligas, auquel fit écho le fides quærens intellectum de saint Anselme. Cette vérité est fréquemment développée par saint Augustin (Sermo cxviii, PL xxviii, c. 671-673 ; In Joan., tract. xxix, PL xxxv, c. 1628-1632), et le De utilitate credendi (PL xlii, c. 65-92) a pour but d’en développer la conviction.

Cependant ce n’est là qu’une partie de la vue de saint Augustin. Il faut croire avant de comprendre parce que la raison, faussée, est vouée à l’erreur si elle est laissée à elle-même. Mais croire n’est qu’un point de départ : la raison vraie, et elle seule est compatible avec la foi, cherche à comprendre ce que d’abord elle a dû croire : crede ut intelligas.

Saint Augustin montre combien les livres saints l’emportent en intelligibilité sur tant de doctrines qui sont la pâture de la crédulité (Conf., l. vi, cap. 5 ; PL xxxii, c. 722-723).

Mais c’est surtout la lettre 120, à Consentius (Ep. cxx, PL xxxiii, c. 452-462), qui développe cette thèse de la valeur de l’intelligence jouant à partir et à l’intérieur de la foi, en vue de pénétrer les objets de la foi.

1°/ Consentius, apercevant les erreurs auxquelles conduit, en matière de foi, le jeu de la raison, prétend rejeter la raison hors la foi et estime meilleur de croire sans comprendre que de chercher à comprendre ce que l’on croit. Comme il demande des explications concernant différentes doctrines, et notamment la Trinité, saint Augustin répond aux difficultés soulevées, mais, du même coup et par le fait même, il montre le service que l’intelligence peut rendre à la foi. On croit mais en comprenant qu’on ne comprenait pas. Les remarques de saint Augustin sont particulièrement opportunes en un temps où le matérialisme, contaminant même la pensée chrétienne, voudrait réduire la théologie à une somme de technique et masque cette paresse d’esprit sous ce prétexte que l’exercice de l’intelligence contredirait au sens du mystère.

2°/ Voici les trois considérations principales de saint Augustin :

Puisque vous (Consentius) me demandez de rectifier certaines erreurs concernant la doctrine faussement interprétée, c’est donc que vous reconnaissez l’existence d’une interprétation vraie (c. 453, n. 2).

S’il est raisonnable de penser qu’il faut croire avant de comprendre, l’affirmation de cette dernière vérité (à savoir la précession de la foi) montre du moins que la raison, en un sens, précède la foi (ibid., n. 3).

L’intelligence s’exerçant à l’intérieur de la foi vaut mieux que la foi sans intelligence. Ceux qui le nient ignorent à quoi sert la foi : précisément à fonder l’exercice de l’intelligence touchant les objets de la foi (c. 456, n. 8).

Mais, dira-t-on, comment oser chercher à comprendre la Trinité ? Ce mystère-là, au moins, ne met-il pas en échec cette belle confiance en l’intelligence ? Saint Augustin répond que le mens est image et qu’on peut y lire quelque chose du Mystère (c. 458, n. 12).

3°/ Voici maintenant quelques textes

… ut ea quæ fidei firmitate jam tenes, etiam rationis luce conspicias (c. 453, n. 2).

… ut fidem tuam ad amorem intelligentiæ cohorter, ad quam ratio vera perducit, et cui fides animam præparat (c. 454, n. 6).

(Les apôtres sont devenus meilleurs) : non solum credendi firmissimo robore, verum etiam intelligendi certissima veritate (c. 455, n. 6).

… qui vera ratione jam quod tantummodo credebat intelligit, profecto præponendus est ei qui cupit adhuc intelligere quod credit (c. 456, n. 8).

Intellectum vero valde ama (c. 459, n. 13).

3) Nous n’avons pas à examiner comment la Sainte Vierge est passée d’un régime à l’autre, supposé qu’elle ne soit pas morte. Le terme traditionnel « Dormition » équivaut, selon l’usage des premiers siècles, à « mort ». Sa signification demeure cependant « ouverte » puisqu’aussi bien il ne signifie pas toujours « mort » : Lazare, dit Jésus, kekoímêtaï (Jo. xi, 11). Or Jésus le dit peri toù thanátou aútoù, tandis que les Apôtres le comprennent peri tês koïmêseôs toù ‘úpnou (verset 13). Les Apôtres savent cependant Lazare gravement malade : cela seul justifiait l’appel de ses soeurs (verset 3) ; et ils ne l’estiment pas hors de danger, il a encore à être sauvé (verset 12). Cela montre du moins que koïmêsis n’a pas nécessairement le sens de mort, bien qu’il l’ait habituellement.

D’ailleurs la mort de la Sainte Vierge, si elle a eu lieu, a pu n’être pas semblable à la nôtre de tous points. Dans ce paragraphe nous opposerons « Dormition » et « mort » : Dormition équivaudra donc à « non-mort ».

Nous n’examinons pas ici dans son ensemble la « question de la Dormition » : mais simplement la connexion avec l’Immaculée-Conception de la Dormition considérée comme possible.

4) En particulier à la co-Rédemption : laquelle ne constitue pas selon nous un argument en faveur de la mort de Marie ; nous n’avons pas à l’examiner ici.

5) Denzinger 101.

6) De Gen. ad litt., l. vi, cap. 25 ; PL xxxiv, c. 354.

7) Ia q. 97, a. 1.

8) Ia q. 97, a. 1, ad 4um.

9) Selon saint Thomas, corps et âme postulent respectivement, conformément à leur nature propre, corruption et immortalité. Mais l’exercice effectif de la force d’immortalité requiert une intervention sur naturelle : « Aptitudo quædam naturalis ad [immortalitatem] convenit homini secundum animam ; complementum autem ejus est ex supernaturali virtute » De Malo, q. 5, a. 5, in fine.

C’est le statut de ce complementum qui distingue l’immortalité originelle de l’immortalité glorieuse. Le complementum est toujours, du côté de Dieu, gratuitement donné ; et toujours, du côté de l’homme, il n’atteint le corps que par l’âme, conformément à l’ordre créé par Dieu : en ces deux choses pas de différence entre les deux immortalités. Mais cette force d’immortalité, procédant de Dieu, ou bien appartient à l’âme ou bien ne fait que traverser l’âme, selon que celle-ci est ou n’est pas radicalement fixée en Dieu. L’âme non fixée est seulement movens motum a Deo : et c’est l’immortalité originelle ; l’âme, fixée, est à la fois movens motum a Deo et movens per se : parce que, étant un avec Dieu, elle est en lui et avec lui principe de la motion que lui-même exerce sur le corps avec elle et par elle ; et telle est l’immortalité glorieuse.

L’immortalité (originelle) n’est ni du type « surnaturel quoad substantiam » ni du type « charisme ». Il est certain que Marie l’emporte sur le couple originel au premier point de vue. Il est fort possible en retour que le premier couple humain ait eu certains privilèges du type « charisme » en une façon qui n’a pas appartenu à Marie. Mais on ne peut, de cela, rien conclure de décisif quant à la Dormition ou à la mort de Marie.

10) Ia q. 75, a. 4 ; De Potentia, q. 9, a. 2, ad 14um.

11) Τϖυ προς τι ή ΰλη (Phys. II, 194 b 9).

12) Nous voulons dire que le corps est relatif à l’âme, en vertu de laquelle il subsiste : conformément d’ailleurs à la nature de la matière. L’âme, à laquelle le corps est relatif, est affectée de relationalité passive en regard du corps. Le mens, c’est l’âme, désignée cependant comme : 1° créée distinctement par Dieu, 2° éternelle, 3° image de Dieu. En retour, l’âme c’est le mens en tant qu’il est forme du composé humain. Nous emploierons ci-après la dichotomie augustinienne animus, anima ; elle correspond à mens, âme.

13) Et même sur celle de toutes les créatures ensemble, selon plusieurs documents de Pie IX et de ses successeurs.

C’est d’ailleurs là une manière de signifier que Marie constitue, en un sens, un ordre propre. Comme l’a remarqué saint Thomas, Marie est en quelque sorte infinie : Humanitas Christi, ex hoc quod est unita Deo, et beatitudo æterna ex hoc quod est fruitio Dei, et beata Virgo ex hoc quod est mater Dei habent quandam dignitatem infinitam ex bono infinito quod est Deus… (Ia, q. 25, a. 6, ad 4um). La locution « dignité infinie » demeure vague, à dessein sans doute. L’analyse moderne de la notion, définie négativement, d’in-fini, a montré que, positivement, cette notion inclut de la qualité. Il y a des types d’infinitude différents (cf. p. 21, n. 44). Dans la perspective moderne on peut dire que l’humanité du Christ est infinie, que la béatitude est infinie, que Marie est infinie : sans avoir à craindre de confondre ces choses, sans surtout avoir à craindre de les égaler à Dieu. Toutes ces réalités ont en commun de dépasser l’univers fini de l’expérience sensible, elles sont in-finies ; mais chacune a son type d’infinitude propre ; et, en particulier, Dieu n’a de commune mesure avec aucune d’entre elles : elles ont chacune quelque limite si on les compare à Dieu, et pour autant elles peuvent être dites finies, bien qu’elles soient in-finies par rapport aux réalités inférieures. Marie, donc, a son type d’infinitude, qui l’emporte sur le reste de la création. Et c’est ce type d’infinitude qui la caractérise comme constituant un ordre propre, « à part » bien que non séparé.

14) Expression de Pie IX (cf. p. 8, n. 18). On peut simplement l’entendre de la façon suivante. Le processus de communication du péché tendait vers Marie, mais seulement avant qu’elle ne fût constituée une personne. Mais ce processus ne pouvait pas atteindre Marie une fois constituée personne (J. Kunicic, o. p., Sublimiori modo redempta, dans Divus Thomas (Plaisance) lvii, 1954, pp. 220-229).

15) Ia, q. 97, a. 1, ad 3um.

16) Cette référence au Christ, à la Sagesse de Dieu, constitue d’ailleurs selon nous un argument en faveur de la Dormition, à laquelle, personnellement, nous croyons. C’est même l’argument majeur, capable d’entraîner la conviction, à défaut d’une preuve apodictique ici impossible. La Dormition de Marie ne nous paraît pas justifiée en vue de la glorification de Marie elle-même, mais en vue de manifester la Sagesse de Dieu. Le dessein primitif, c’était l’accès de l’homme à la fruition de Dieu sans passer par la mort (cf. Denz. 101). La Dormition signifie que ce dessein premier, au moins dans un cas, s’est réalisé : la magnifique libéralité de Dieu trouvant une réponse sans défaut, la créature étant en équation avec son Créateur d’une manière parfaite, virginale. Mais cela, en fait, n’a été possible qu’en fonction de la seconde économie. Marie participe cette perfection autant qu’une créature le peut : sublimiori modo Redempta, co-Redemptrix. En sorte que Marie réalise, à sa mesure, mais conjointement, la perfection des deux économies : l’intégrité propre à la première économie, dont la Dormition est l’indice sensible et décisif ; la surabondante miséricorde incluse dans la seconde économie dont la co-Rédemption active et subordonnée est la plus délicate expression. La Dormition concourt simplement, selon nous, à ce que Marie soit comme l’abrégé de la pleine Sagesse de Dieu. Si Marie n’est pas morte, ce n’est pas pour elle ; c’est pour manifester pleinement cette Sagesse.

17) Convertibles, relativement, ainsi qu’on l’a expliqué quelques lignes plus haut.

18) Const. apost. Ineffabilis Deus, 8 décembre 1854 : … declaramus pronunciamus et definimus, doctrinam, quæ tenet, beatissimam Virginem Mariam in primo instanti suæ Conceptionis fuisse singulari omnipotentis Dei gratia et privilegio, intuitu meritorum Christi Jesu Salvatoris humani generis, ab omni originalis culpæ labe præservatam, immunem, esse a Deo revelatam, atque idcirco ab omnibus fidelibus firmiter constanterque credendam (Denz. 1641).

Indiquons dès maintenant trois séries d’expressions utilisées par la Bulle. Elles concernent respectivement : l’acte de Rédemption dont Marie est la bénéficiaire privilégiée ; le fruit, en Marie, de cette Rédemption, fruit signifié : soit négativement comme une préservation, soit positivement comme la plénitude de la grâce. Nous donnons les références aux pages du livre : Lettres apostoliques de Pie IX, Grégoire XVI, Pie VII, Paris, Bonne Presse. (Les italiques sont de nous.)

A. — Textes concernant le mode de la rédemption de Marie :

1° quod in primo Adamo casurum erat in secundo felicius erigeretur (p. 102).

2° intuitu meritorum Jesu Christi [Alexander VII, Denz. 1100] (p. 108).

3° ob prævisa Christi Domini Redemptoris merita nunquam originali subjacuisse peccato, sed præservatam omnino fuisse ab originis labe, et idcirco sublimiori modo redempta… (p. 112).

4° singulari omnipotentis Dei gratia et privilegio, intuitu meritorum Christi Jesu Salvatoris humani generis (p. 124).

B. — Textes exprimant par mode de préservation le fruit de la Rédemption en Marie :

1° Ipsa ab omni prorsus peccati labe semper libera (p. 102).

2° ab ipsa originalis culpæ labe plane immunis (ibid.).

3° prærogativa immunitatis ab hæreditaria labe… asserebatur (p. 104).

4° sine labe originali conceptam (p. 106).

5° Il s’agit de la conception elle-même, non de la sanctification après conception, et de la conception au premier instant (p. 106).

6° primo instanti creationis, atque infusionis in corpus fuisse… a macula peccati originalis præservatam immunem [Alexander VII, 8 déc. 1661, Denz. 1100] (p. 108).

7° a peccato originali præservatam… animam beatæ Mariæ Virginis in sui creatione, et in corpus infusione (ibid., p. 110).

8° numquam originali subjacuisse peccato, sed præservatam omnino fuisse ab originis labe (p. 112).

9° ab omni peccati labe integritatem (p. 114).

10° ejusque ab omni peccati labe integritatem (ibid.).

11° summam, originalemque… integritatem (p. 116).

12° eamdem beatissimam virginem fuisse per gratiam ab omni peccati labe integram, ac liberam ab omni contagione et corporis, et animæ, et intellectus, ac semper cum Deo conversatam, et sempiterno foedere cum illo conjunctam, nunquam fuisse in tenebris, sed semper in luce, et idcirco idoneum plane extitisse Christo habitaculum, non pro habitu corporis, sed pro gratia originali (p. 118).

13° carnem Virginis ex Adam sumptam maculas Adæ non admisisse (ibid.).

14° [Locution d’usage traditionnel, que la Bulle reprend à son compte :] immaculatam omnique ex parte immaculatam… integritatem et virginitatem (p. 120).

15° ab omni originalis culpæ labe præservatam, immunem (p. 124).

16° sine labe originali conceptam (p. 126).

C. — Textes exprimant par mode de plénitude le fruit de la Rédemption en Marie :

1° In illa una sibi propensissima voluntate complacuerit (p. 102).

2° Longe ante omnes angelicos Spiritus, cunctosque Sanctos cælestium charismatum copia de thesauro divinitatis deprompta ita mirifice cumulavit (ibid.).

3° Tota pulchra et perfecta, eam innocentiæ et sanctitatis plenitudinem præ se ferret, qua major sub Deo nullatenus intelligitur, et quam præter Deum nemo assequi cogitando potest (ibid.).

4° summam Virginis sanctitatem, dignitatem (p. 114)

5° [Les Pères ont interprété de multiples images comme signifiant le triomphe de Marie et également] excellentissimam innocentiam, puritatem, sanctitatem, ejusque ab omni peccati labe integritatem, atque ineffabilem coelestium omnium gratiarum, virtutum, ac privilegiorum copiam, et magnitudinem (ibid.).

6° excelsam Deiparæ dignitatem, ejusque illibatam innocentiam, et nulli unquam nævo obnoxiam

sanctitatem (p. 116).

7° omnium divinarum gratiarum sedem ; omnibusque divini Spiritus charismatibus exornatam, immo eorumdem charismatum infinitum prope thesaurum ; abyssumque inexhaustam, adeo ut nunquam maledicto obnoxia, et una cum Filio perpetuæ benedictionis particeps ab Elisabeth divino acta Spiritu audire meruerit Benedicta (ibid.) [termes repris par Pie XII dans Fulgens Corona].

8° La plénitude de Marie non seulement dépasse celle de toute créature humaine et angélique, mais elle est inconcevable pour une créature :

Hinc non luculenta minus, quam concors eorumdem sententia, gloriosissimam Virginem, cui fecit magna, qui potens est, ea coelestium omnium donorum vi, ea gratiæ plenitudine, eaque innocentia emicuisse, qua veluti ineffabile Dei miraculum, immo omnium miraculorum apex, ac digna Dei Mater extiterit, et ad Deum ipsum pro ratione creatæ naturæ, quam proxime accedens omnibus, qua humanis, qua angelicis præconiis celsior evaserit. Atque idcirco ad originalem Dei Genitricis innocentiam, justitiamque vindicandam, non Eam modo cum Heva adhuc virgine, adhuc innocente, adhuc incorrupta, et nondum mortiferis fraudulentissimi serpentis insidiis decepta sæpissime contulerunt, verum etiam mira quadam verborum, sententiarumque varietate prætulerunt. Heva enim serpenti misere obsequuta et ab originali excidit innocentia, et illius mancipium evasit, sed beatissima Virgo originale donum jugiter augens, quin serpenti aures unquam præbuerit, illis vim potestatemque virtute divinibus accepta funditus labefactavit (ibid.).

9° beatissimam Virginem tabernaculum esse ab ipso Deo creatum, Spiritu Sancto formatum (p. 118).

10° ac sola tota facta domicilium universarum gratiarum Sanctissimi Spiritus et quæ, solo Deo excepto, extitit cunctis superior, et ipsius Cherubim et Seraphim, et omni exercitu Angelorum natura pulchrior, formosior et sanctior, cui prædicandæ coelestes et terrenæ linguæ minime sufficiunt (p. 120).

Il y a un quatrième groupe de textes concernant la co-Rédemption. On les trouvera plus loin (p. 16, n. 37).

19) Dans leur forme actuelle, les deux messes du 8 décembre et de la vigile ont été instituées respectivement en 1863 et 1879. La collecte seule du 8 décembre est reprise d’une ancienne messe composée sous Sixte IV par un protonotaire apostolique et abandonnée par le Missel de saint Pie V. Le texte de cette collecte était identique à l’actuel, sauf la variante ut sicut ex morte ejusdem Filii sui prævisa ; le texte actuel remplace sui par tui (cf. Missale Romanum, Mediolani, 1474 ; éd. R. Lippe, t. ii, Londres 1927 ; p. 166). Il est peu probable que ces oraisons aient existé antérieurement dans des liturgies particulières autres que la liturgie romaine. Les oraisons de la messe de la vigile s’inspirent de celles de la vigile de l’Assomption. (Nous devons ces renseignements au R. P. Gy.) Ce qui précède confirme bien, en faveur de l’Immaculée-Conception, le fondement traditionnel que la Bulle revendique largement ; mais il n’est pas possible d’en tirer la précision dogmatique que nous cherchons.

20 On aura noté que, dans la Bulle Ineffabilis, toutes les mentions positives du privilège de Marie, exprimé par mode de préservation, comportent le mot labes (ou macula, ou contagio). Il y a, dans les textes rapportés p. 8, n. 18, trois exceptions : B7, B8, B11. Mais B7 est une citation d’Alexandre VII ; B8 n’est pas une mention positive : « Marie n’a jamais été sous le régime du péché originel », mais on ne lui attribue pas, à elle, un certain type de préservation. Reste B11 : peut-on faire état d’une exception pour résoudre le dilemme qu’on va expliquer dans un instant ? Nous ne le pensons pas : d’autant que le texte même de la définition est B15 et pas B11. Qu’elle résulte de la pensée réfléchie ou de la pensée spontanée, la mention habituelle de labes ne peut être due au hasard ou à l’exigence du style. Elle vient de l’inspiration, médiate ou immédiate, voilà tout. Il est donc requis d’en tenir compte.

21) IIIa q. 27, a. 1.

22) Il s’avère d’ailleurs de plus en plus vraisemblable qu’au moins en certains passages, saint Thomas a admis l’Immaculée-Conception : au sens faible, nous venons de le dire ; mais rien d’autre, actuellement, n’est défini. Parmi les nombreux articles parus récemment sur cette question signalons tout spécialement : G.-F. Rossi, Quid senserit Angelicus Doctor S. Thomas de Immaculata Virginis Conceptione, dans Divus Thomas (Plaisance) LVII, 1954, pp. 333-392 ; L’autenticità dei testi di San Tommaso d’Aquino : « Beata Virgo a peccato originali et actuali immunis fuit », « B. Virgo nec originale… peccatum incurrit » rispettivamente degli anni 1254 e 1273, ibid., pp. 442-466. L’auteur établit d’abord deux points importants : 1° le fait que (pour saint Thomas) la conception est antécédente à l’animation entraîne que contrahere originalem est différent de habere culpam originalem. Contrahere originalem consiste seulement en un defectus carnis tenant à la race d’Adam : et que nous appelons forma vitiositatis. 2° Saint Thomas n’a pas changé d’avis sur la question.

À partir de ces deux principes, l’auteur pense prouver, par les textes qu’il cite, que saint Thomas a tenu la doctrine de l’Immaculée-Conception. Il existe, on le sait, trois textes principaux : In I Sent., d. 17, q. 2, a. 4, ad 3um ; ibid., d. 44, q. 1, a. 3, ad 3um ; In salutationem angelicam expositio. On concédera aisément au R. P. Robilliard que le premier texte n’est pas ad rem (RSPT XXXVIII, 1955, p. 465). La depuratio ab omni peccato dont parle saint Thomas est ordonnée à l’obtention de la pureté maximum ; elle peut s’entendre de la purification in utero comme saint Thomas l’explique souvent. Le second texte ne saurait être assimilé au premier. Il n’est plus question en ce passage d’un progrès de la pureté ou de la charité mais d’une hiérarchie de perfection. Il n’est pas question de la pureté de Marie à la fin de sa vie, mais de la pureté qu’elle a contractée au moment où elle aurait pu ne pas l’avoir, c’est-à-dire au moment originel : a peccato originali et actuali immunis fuit. Ce texte est parfaitement clair. Son authenticité, indûment mise en doute par M. l’abbé Laurentin (BT VIII, 1947-1953, p. 1094), est maintenant confirmée. Et la précision dont saint Thomas est coutumier ne permet pas d’en édulcorer la portée. Quant au troisième texte, il est bien établi par 35 manuscrits sur 49 collationnés par le P. Rossi : [Beata Virgo] nec originale nec modale nec veniale peccatum incurrit. Il s’agit, dira-t-on, d’un discours oral, connu seulement par reportatio. Mais la concordance des manuscrits ne laisse pas de doute sur le sens. Et, d’autre part, il est très vraisemblable que sur un point difficile et débattu, saint Thomas se soit contenté dans ses écrits d’exposer au moins habituellement l’opinion qui passait pour la plus sûre, accréditée, semblait-il, par la liturgie romaine. Tandis que dans une communication orale il était beaucoup plus libre de livrer toute sa pensée. Nous croyons même qu’il ne pouvait pas ne pas la livrer ; non en vertu d’une loi s’imposant du dehors, mais en vertu de cette loi de nature beaucoup plus infaillible : la spontanéité du prêcheur qui « ne peut pas ne pas parler » et qui, partant, dit tout juste ce qu’il porte en lui. Par cette raison, le commentaire sur l’Ave Maria nous paraît être, en faveur de la conception immaculiste de saint Thomas, une preuve beaucoup plus décisive que tout autre texte.

23 Cette possibilité semble cependant être diminuée par des documents plus récents. Certains passages de la Bulle Ineffabilis sont repris littéralement (cf. p. 8, n. 18). La lettre encyclique Ad Cæli Reginam (11 octobre 1954) (AAS XXXXVI, 1954, pp. 625-640) reprend C2 p. 636.

La lettre encyclique Fulgens Corona (8 septembre 1953) (AAS XXXXV, 1953, pp. 577-592) reprend : A2, p. 581 ; B1, p. 587 ; C3, p. 580 ; C5, p. 579 ; C7, p. 579.

Mais la même encyclique emploie des expressions qui, au moins littéralement, ne sont pas celles de Pie IX :

1° Quisnam dubitare audeat eam quæ purior Angelis et quæ omni tempore pura exstitit, quovis, etsi minimo horæ momento, fuisse omne genus peccati labis expertem ? (p. 580).

2° plenissimam postulat divinam gratiam animamque a quavis labe immunem (ibid.)

3° præservata a quavis hereditaria peccati labe immunis (p. 581 ; p. 584, avec omission de hæreditaria).

4° cujusvis originalis labis esse voluit [Deus] expertem [Mariam] (p. 853).

5° omnimodæ ejus animi innocentiæ ab omni labe immuni, mirabili quadam congruentique ratione respondit amplissima virginei corporis « glorificatio » (ibid.).

Le quavis des textes 2°, 3° ou le cujus vis du texte 4° n’est-il pas plus fort que le omnis employé habituellement par Pie IX ? D’autant que le quavis porte dans le texte 4° sur labe employé séparément, c’est-à-dire sans être accouplé ni à peccatum ni à originalis ; le texte 5° mentionne lui aussi labe séparément. Marie serait donc indemne de quelque tache que l’on veuille : de quelque façon qu’on la considère, Marie est sans tache : c’est l’Immaculée-Conception au sens fort. Enfin l’expression omne genus du texte (1°) est l’indice de la même évolution vers le sens fort.

Suivant le conseil de S. S. Pie XII lui-même, il convient de ne pas majorer ces précisions ; mais le moins qu’on en puisse conclure c’est qu’elles réduisent beaucoup la possibilité du sens faible, quoi qu’en puisse redouter une « excessive pusillanimité mentale » (cf. p. 12, n. 25).

24 Expliquons ce mot. Il désigne d’ailleurs un phénomène si familier qu’on ne prend plus la peine de l’observer. Un barreau de fer doux, placé dans le champ d’un courant électrique, devient aimanté : l’aimantation étant concomitante au passage du courant ; tel est le principe de la sonnerie électrique. Cependant l’observation et l’analyse précise montrent que l’aimantation ne cesse pas en même temps que le passage du courant : elle tend vers zéro et ne serait nulle rigoureusement qu’au bout d’un temps infini. (Pratiquement, sa valeur est négligeable au bout d’un temps très court.) C’est cette permanence indéfinie de l’aimantation après la cessation du courant qui l’a provoquée, qu’on appelle hystérésis. Un barreau qui a été, un moment, aimanté, ne sera plus jamais comme s’il ne l’avait pas été. Telle matière sujet, qui a reçu une forme accidentelle, conserve toujours quelque chose de cette détermination, tant qu’elle n’est pas détruite comme sujet. Il y a une inertie de la matière dans sa passibilité à l’égard de la forme. — Cela étant rappelé, la comparaison évoquée par l’emploi du mot hystérésis est alors la suivante. Le fomes peccati est au péché considéré formellement comme péché ce que l’aimantation résiduelle est au courant qui l’a causée. La cause cesse, l’effet demeure, atténué mais indélébile : voilà en propre l’hystérésis. Le péché n’existe ni jamais n’a existé en Marie ; mais Marie appartient à une race pécheresse affectée du fomes peccati, même après la Rédemption : le fomes, en Marie, est atténué, mais il en demeurerait quelque chose n’ayant aucunement raison de péché ; l’effet perdure, atténué et s’atténuant ; sans la cause : c’est très précisément l’hystérésis. L’hystérésis tient en propre, nous venons de le voir, à la matière ; et donc, dans le cas, du composé humain, au corps. Mais elle affecte aussi l’âme en tant que celle-ci est liée au corps, même dans l’exercice de ses actes les plus spirituels. Une certaine inertie de l’esprit, lié au corps par nature, est l’inéluctable conséquence de l’inertie propre au corps. Il peut y avoir une hystérésis mentale, comme il y a une hystérésis charnelle, l’une et l’autre consécutives au péché : même si ce péché, qui affecte la race, n’a jamais atteint la personne. Nous préciserons, par l’usage, cette notion d’hystérésis mentale.

25) Selon l’expression de Cajetan : Maria ad fines Deitatis attingit. Le théologien connaît d’ailleurs un témoignage plus concret concernant la situation de l’ordre de Marie : c’est sa propre expérience. Il n’est pas un point de la mariologie qui ne requière immédiatement la confrontation de l’Incréé et du créé, et qui ne présente le danger de subir d’une manière unilatérale l’attraction de l’un ou l’autre de ces deux pôles. Ajoutons que S. S. Pie XII met en garde, en ce qui concerne la Sainte Vierge, contre deux erreurs opposées : interprétation excessive d’expressions non fondées, étroitesse d’esprit : « Caveant nempe et sententias fundamento carentes ac veritatem quadam verborum superlatione excedentes ; et nimiam mentis angustiam in singulari illa, omnino excelsa, immo fere divina Deiparæ dignitate consideranda, quam quidam Doctor Angelicus eidem agnoscendam esse docet “ex bono infinito quod est Deus (Ia, q. 25, a. 6, ad 4um)” » (Ad Coeli Reginam, AAS xxxxvi, 1954, p. 637).

La « dignité quasi divine » répond à l’expression de Cajetan.

26) Une certaine intelligence des mystères peut être obtenue ou bien par l’analogie, ou bien par les liens qui existent soit entre les mystères mutuellement soit entre les mystères et la fin ultime de l’homme (Conc. Vaticanum, Sess. iii, cap. 4 ; Denz. 1796).

Il y a là un instrument rationnel qui peut, comme tel, fonder pour le croyant une perception positive dont la seule lumière de la foi n’est pas capable habituellement. Saint Augustin professait cet optimisme, on l’a rappelé plus haut. Il estimait que, travaillant au service de la foi, l’intelligence en précise l’application, accroissant simultanément et la saisie positive et le sens de la transcendance du mystère. Il est regrettable qu’une école théologique ait travaillé à répandre une thèse contraire à cette vue traditionnelle. « Nous arrivons à montrer qu’on ne peut pas établir qu’il y ait en lui (dans un mystère) de contradiction, mais c’est là encore un stade tout négatif, et du point de vue de la pure logique nous ne dépassons jamais ce stade » (H. De Lubac, Bulletin de théologie fondamentale, dans RSR xxxvi, 1948, p. 148). Le Concile du Vatican entend bien que ce stade peut être dépassé.

27) Cf. supra, p. 5, n. 12.

28) Luc. ii, 50.

29) « Alibi (à Cana) eum ad mysterium mater impellit : hic mater arguitur ; quia adhuc quæ humana sunt, exigat » Saint Ambroise, Expositio Evangelii sec. Lucam, II, ii, 49 ; PL XV, c. 1575 c.

Nous aurons à faire état de cette comparaison avec Cana. L’impulsion à un plus parfait oubli de soi vient, extérieurement du moins, de Jésus au temple et de Marie à Cana.

Ajoutons que le mot sunêkan n’a peut-être pas ici seulement son sens ordinaire : « comprirent » ; suníêmi signifie également approcher, mettre aux prises, entrer en contact : toutes choses qui constituent d’ailleurs le fondement de l’acte de connaissance et lui demeurent concomitantes. Marie et Joseph « ne sont pas de niveau » ; du moins pas encore ; ils ne peuvent entrer dans le point de vue de Jésus : à cause de cela, ils ne comprennent pas.

Ce dépassement objectif de l’état de Jésus comparé à celui de Marie et de Joseph a été également mis en lumière par Origène : « … quamdiu in possessione Patris sui fuit, sursum erat, quia necdum plenam fidem Joseph et Maria habebant, propterea sursum cum eo manere non poterant sed dicitur descendisse cum eis » Origène, Homiliæ in Lucam, xx ; PG XIII, c. 1852 b. « Plus aliquid quam de homine suspicatur, unde et custodiebat omnia verba ejus in corde suo, non quasi pueri qui duodecim esset annorum, sed ejus qui de Spiritu Sancto conceptus fuerat, quem videbat proficere sapientia et gratia apud Deum et homines » ibid., c. 1853 b.

« Jésus est d’en haut » (Jo. viii, 23). Il attire plus haut Marie et Joseph, mais pas encore assez pour être compris d’eux.

30) Nous voulons dire le consentement volontaire à une moindre perfection. Nous avons vu (p. 495, n. 3), que l’état de Jésus dépasse objectivement celui de Marie. Marie n’a pas prise immédiatement sur son propre état. Elle n’ignore pas la nature de son rapport à Jésus. Mais c’est « comme si elle n’eût pas su », ainsi s’exprime Bossuet (Discours sur la vie cachée en Dieu, éd. Lebarq, Paris, 1923. t. vi, p. 614).

31) « Mais entre le Christ et nous, il existe aussi une distance infinie, et nous sommes portés à chercher si elle ne pourrait pas être diminuée ; c’est ici que la pensée de Marie se présente naturellement » J. Guitton, La Vierge Marie, Paris, 1949, p. 164.

Du Christ à nous, il y a ou bien la même distance qu’entre Marie et nous si on le considère comme homme, et Marie n’a pas à diminuer cette distance ; ou bien une distance infinie si on considère le Christ comme Dieu, et on ne voit pas qu’une créature quelle qu’elle soit puisse diminuer cette distance. C’est pourquoi d’ailleurs il n’y a et il ne peut y avoir qu’un seul médiateur, unissant en sa Personne la distance nulle et la distance infinie, en vertu de la transcendance et de l’immanence de l’Être à l’être. L’auteur souligne, comme il se doit, l’unicité du médiateur. Mais pourquoi revenir ensuite à une image spatiale qui trahit le mystère en projetant sur lui une clarté inférieure et fallacieuse. Ne risque-t-on pas de faire sourire ceux qu’on voulait persuader ? Si on est médiateur en diminuant la distance des extrêmes, le Christ est un premier médiateur ; mais il faut encore diminuer cette distance de Dieu à nous, jugée encore trop grande bien que déjà diminuée par le Christ. La Sainte Vierge intervient donc, mais on ne voit pas comment, dans ces conditions, elle n’est pas un second médiateur. Et d’ailleurs pourquoi s’arrêter ne convient-il pas de diminuer encore cette distance… les saints y pourvoiront sans doute, grands moyens et petits, chacun à sa place. La sagesse populaire a raison : mieux vaut s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Traduisons : il vaut mieux, en théologie, user de l’instrument analogique que de représentations imaginatives nécessairement univoques.

Nous reviendrons sur la locution apud Te mediatricem qui figure dans la collecte de la messe de Marie Médiatrice (31 mai) : apud ne signifie pas distance mais proximité, voire intimité.

32) Nous écrivons co-Rédemption, co-Rédemptrice ; et non pas Co-Rédemption ou Co-Rédemptrice. Cela, afin de mieux marquer que, sous le rapport très formellement considéré de la Rédemption, Marie n’est pas un principe distinct du Rédempteur. Marie n’est pas principe autonome de Rédemption en quelque façon que ce soit. Tout ce qu’elle opère dans cet ordre elle l’opère comme adjointe à…, comme co-… Elle n’est pas une personne rachetante par ce qu’elle est elle-même, ce que pourrait insinuer Co- ; elle exerce, activement, la Rédemption, étroitement unie à la personne rachetante.

33) Clément Dillenschneider, c. ss. r., Marie est-elle l’associée de son Fils dans l’humaine Rédemption ? Dans Marie co-Rédemptrice, Actes du 5e Congrès marial national de Grenoble, 1947 ; pp. 68-99. — Pour une Corédemption mariale bien comprise, Rome, éd. Marianum, 1950. — Le mystère de la Corédemption mariale, Théories nouvelles, Paris, Vrin, 1951.

34) J.-B. Carol, o. f. m., De Coredemptione Beatæ Virginis Mariæ, Disquisitio positiva, Civitas Vaticana, 1950.

35) Irénée de Lyon, Contre les hérésies, livre III, « Sources chrétiennes », 34, Introd., trad. et notes de F. Sagnard o. p., Paris-Lyon, 1952 : « Eva vere inobaudiens : non obaudivit enim adhuc cum esset virgo. Quemadmodum illa virum quidem habens Adam, virgo tamen adhuc existens…, inobaudiens facta, et sibi et universo generi humano causa facta est mortis, sic et Maria habens prædestinatum virum, tamen Virgo, obaudiens, et sibi et universo generi humano causa facta est salutis » (pp. 378-380).

« Marie est donc au commencement du salut, un commencement causal (là encore), causa salutis, comme Ève est au commencement de la perte, causa mortis. Mais leur « causalité », à toutes les deux, s’exerce en dépendance des deux Adam. Ève est devenue cause de mort en engageant Adam sur cette voie, et, en Adam, toute l’humanité. Marie est devenue cause de salut en permettant au Verbe de s’allier à nous, en nous donnant l’Emmanuel… » op. cit., Appendice b, p. 427.

36) On ne comprend pleinement la portée de cette expression qu’en comparant les travaux successifs du P. Dillenschneider. (Cf. supra, p. 15, n. 33) Le rapport du Congrès marial souligne, avec Benoît XV, Pie XI, Pie XII (pp. 96-97 ; p. 94), que Marie accomplit une offrande active.

Le second ouvrage situe Marie en regard du Christ : « Comme notre rédemption s’est effectuée en deux étapes, celle de l’Incarnation et celle du Calvaire, il est obvie de spécifier le concours de Marie, prototype de l’Église, en cette double phase de notre restauration surnaturelle.

« Au moment de l’Incarnation, Marie représente l’Église accueillant le Logos qui fait son entrée dans notre humanité : elle est l’Épouse du Verbe.

« Le Verbe incarné, voulant du sein de l’humanité dans laquelle il est entré, présenter au Père le sacrifice de la réconciliation, Marie représente l’Église s’appropriant ce sacrifice et s’ouvrant ainsi à l’alliance rédemptrice avec le Christ. Elle est de ce chef l’Épouse du Christ » (Pour une Corédemption, p. 73). L’A. majorera : non pas seulement appropriation mais communion. Cependant, sa conception de l’Église est celle qu’il impute ici à Semmelroth. Mais on ne voit pas, observerons-nous (cf. p. 17, n. 39), quelle est cette Église antécédente à l’Alliance rédemptrice. Marie « ne représente pas », Elle n’est pas « pour », ou « en vue de », Marie est l’Église, destinée à s’expliciter. Marie est 1° Mère du Christ Chef de l’Église Corps mystique, 2° personnification de l’Église, Épouse du Christ (ibid., p. 73). Enfin, dans son troisième ouvrage, le P. D. synthétise ce qui précède sous le nom de « communion active ».

37) Bornons-nous à rappeler qu’elle est hautement confirmée par quelques formules typiques émanant du Magistère extraordinaire.

Léon XIII, Encyclique Adjutricem populi, 5 septembre 1895 : Quæ (Maria) sacramenti humanæ redemptionis patrandi administra fuerat, eadem gratiæ ex illo in omne tempus derivandæ esset pariter administra (ASS XXVIII, 1895-1896, p. 130).

Ce texte montre : 1° que la Rédemption ascendante et la Rédemption descendante ont le même mode (pariter) ; 2° que dans l’une et dans l’autre, et donc dans la Rédemption ascendante qui nous intéresse directement, Marie est administra : cela signifie un rôle qui n’est pas purement passif, d’autant qu’au même passage il est précisé que Marie a pæne immensam potestatem concernant la médiation descendante.

Pie X, Encyclique Ad diem illum, 2 février 1904 : Ex hac autem Mariam inter et Christum communione dolorum ac voluntatis « promeruit » illa, « ut reparatrix perditi orbis dignissimo fieret », atque ideo universorum munerum dispensatrix, quæ nobis Jesus nece et sanguine comparavit… (ASS XXXVI, 1903-1904, p. 453).

Reparatrix concerne bien la Rédemption ascendante, puisqu’il s’oppose à dispensatrix. Et ce mot indique une contribution active de la part de Marie. Le même mot reparatrix a été employé par Léon XIII (loc. cit.) et par Pie XI (Miserentissimus Redemptor, 8 mai 1928, AAS XX, 1928, p. 178). Pie XI a même employé, dans une prière, le mot coredemptrix (28 avril 1935).

Pie XII, Encyclique Mystici Corporis Christi, 29 juin 1943 : Ipsa [B. Virgo]… eumdem [Filium] in

Golgotha… pro omnibus Adæ filiis… Aeterno Patri obtulit (AAS XXXV, 1943, p. 247).

Le mot obtulit précise beaucoup le mérite de condigno dont avait parlé Pie X dans Diem ilium (loc. cit.). Il avait déjà été employé par Léon XIII, Encyclique Jucunda semper, 8 septembre 1894 : [Juxta crucem] Filium suum ultro obtulit justitiæ divinæ, cum eo commoriens corde, doloris gladio transfixa (AAS XXVII, 1894-1895, p. 178).

Dans le même sens d’une offrande active : Benoît XV, Lettre à l’Association N.-D. de la bonne mort 22 mars 1918 : Scilicet ita cum Filio patiente et moriente passa est et pæne commortua, sic materna in Filium jura pro hominum salute abdicavit placandæque Dei justitiæ, quantum ad se pertinebat, Filium immolavit, ut dici merito queat, Ipsam cum Christo humanum genus redemisse (AAS X, 1918, p. 182).

Enfin l’Encyclique Ad Cæli Reginam reprend une expression de Suarez : propter singularem modum, quoad nostram redemptionem concurrit, et substantiam suam ministrando, et illum pro nobis voluntarie offerendo, nostramque salutem singulariter desiderando, petendo, procurando ([Suarez, De mysteriis vitæ Christi, disp. 22, sect. ii, Vivès XIX, p. 327] AAS XLVI, 1954, p. 634).

La contribution active de Marie à l’acte du Calvaire a également été affirmée par saint Pie X, d’une manière plus psychologique : Marie désirant la Passion, à la fois telle que Jésus la pâtit et telle qu’elle-même, par son désir, aurait pu la pâtir. Cf. Pie X, Encyclique Ad diem illum, 2 février 1904 : Quum vero extremum Filii tempus advenit, stabat juxta crucem Jesu Mater ejus, non in immani tantum occupata spectaculo, sed plane gaudens quod Unigenitus suus pro salute generis humani offerretur, et tantum etiam compassa est, ut, si fieri potuisset, omnia tormenta quæ Filius pertulit, ipsa multo libentius sustineret ([Saint Bonaventure, I Sent., d. 48, ad Litter. dub.] AAS XXXVI, 1903-1904, p. 454).

38) Op. cit., p. 547, n. 25-3.

39) Le P. Dillenschneider se réfère sans doute implicitement à Eph. v, 25-27 : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église : il s’est livré pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne ; car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache, ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée. »

Ce passage n’insinue-t-il pas l’existence d’une église antécédente à la purification par le Christ ? L’épouse, en effet, existe avant d’être aimée ; or l’amour du Christ consiste en cette purification : donc l’Église qui en est l’objet, et qui, au titre d’Épouse du Christ, doit exister avant d’être aimée, doit exister également avant d’être purifiée. Telle est sans doute l’inférence que sous-entend le P. D. Mais trois raisons en infirment la validité.

Tout d’abord cette inférence suppose que l’on fasse porter le parallélisme entre les deux relations Christ-Église d’une part, mari-femme d’autre part, non seulement sur le fait mais encore sur la manière d’aimer. C’est exclusivement l’assimilation de « aimer » à « purifier » qui permet de conclure que l’Église, posée comme Épouse, préexistante à l’amour dont elle est l’objet, est par le fait même préexistante à la purification qui est l’expression de cet amour de la part du Christ. Mais, pour que l’on puisse tirer cette conclusion de l’analogie de l’amour humain, il faudrait que l’épouse, préexistante à l’amour dont elle est l’objet, fût par le fait même préexistante à la purification expression de cet amour de la part de son mari. Quelle est donc cette purification de la femme par le mari ? L’affirmation, même implicite, d’une telle purification n’est ni dans le texte ni dans le contexte de ce passage. Saint Paul éclaire deux mystères l’un par l’autre ; mais il n’entend, en ce qui concerne le mariage, que confirmer sa recommandation : « maris, aimez vos femmes », puisque le Christ aime l’Église. Le comme (kathôs) porte sur le fait, voire sur le degré de l’amour, non sur la manière de l’exercer. Dès lors l’inférence est sans fondement.

Mais, insistera-t-on, empruntant une remarque du R. P. Benoît : « Selon les coutumes matrimoniales de l’ancien Orient, la fiancée était baignée et ornée, puis les « fils de la noce » allaient la présenter à son fiancé » Épître aux Éphésiens, dans « Bible de Jérusalem », Le Cerf, 1949, p. 100, n. a. N’y a-t-il pas là précisément le fondement de l’inférence qu’on vient d’expliquer : ne faut-il pas, non certes en vertu du texte de saint Paul, mais en vertu de coutumes connues de ceux auxquels il s’adresse, faire porter aussi sur le « comment » l’analogie entre l’amour du Christ pour l’Église et l’amour du mari pour la femme ? Mais, à supposer qu’il en soit ainsi, et ce sera notre deuxième argument, il ne faut pas confondre la fiancée et l’épouse. Nulle part l’Église n’est appelée fiancée, l’Église est épouse. La fiancée, c’est celle qui deviendra épouse ; c’est l’humanité et non l’Église. Or, selon l’ancien rite, celle qui est purifiée, c’est la fiancée et non l’épouse : c’est l’humanité et non l’Église. Avant la purification, il n’y a pas d’Église, il y a l’humanité qui, seulement en étant purifiée, devient l’Église.

Comment se réalise cette purification ? Telle sera la matière de notre troisième argument. Saint Paul est assez clair sinon explicite : « Par le bain d’eau qu’une parole accompagne. » C’est le baptême. Y aurait-il donc un baptême distinct de celui par lequel chaque humain peut et normalement doit devenir simultanément membre du Christ et de l’Église ? un baptême collectif concernant l’Église « à purifier », considérée comme un collectif ? Que le marxisme contribue, en donnant au « collectif » une consistance indue, à suggérer de pareils mythes, c’est possible et regrettable : mais ce n’en sont pas moins des mythes. Le baptême, l’unique baptême an nom du Christ et de lui seul, c’est celui qui s’administre « par le bain d’eau qu’une parole accompagne », bien concrètement et individuellement par conséquent. Or le fait qu’on devient membre du Christ par le Baptême ne signifie pas qu’il y ait, avant le baptême, un membre du Christ « à purifier ». Avant le Baptême, il n’y a pas de membre du Christ : il y a un homme qui, au moment où il reçoit le baptême, est purifié et devient membre du Christ.

Cette vérité, que saint Paul se contente d’évoquer parce qu’elle est suffisamment connue, il l’exprime aussi d’une manière globale : l’Église est purifiée, puisque chacun de ses membres est purifié ; l’Église est purifiée en devenant épouse, et non avant d’être épouse : du fait même que chacun de ses membres est purifié en devenant membre, et non avant d’être membre. Avant cette purification, il n’y a pas plus de membre du Christ ou de l’Église qu’il n’y a d’Église ou d’épouse du Christ. C’est cela que nous notons dans le texte. On peut, si l’on veut, dire que l’Église existe alors quasi materialiter et in potentia, « pour autant qu’existent déjà les personnes qui deviendront membres du Christ » : cette remarque de Jean de Saint-Thomas, concernant l’état d’innocence du premier couple humain, vaut également pour l’humanité rachetée (cf. Curs. theol., in IIIam, q. 1, d. 3, a. 3 ; éd. Vivès, t. VIII, p. 118 b). Mais ce qui importe, au point de vue de la co-Rédemption, ce n’est pas la Rédemption de droit, c’est le Sacrifice du Christ considéré en lui-même : à cet égard Marie n’est que première rachetée. Ce qui importe c’est la Rédemption de fait, c’est le rapport nouveau, réellement réalisé entre le Christ et chacun de ses membres, donc entre le Christ et l’Église, dans l’acte même de Rédemption efficace. C’est seulement au sein de cet acte qu’agit la co-Rédemptrice, quant à la Rédemption objective. Sur un membre du Christ en puissance, et avant le moment où le Christ lui-même fait de ce membre en puissance un membre en acte, la co-Rédemptrice n’a de pouvoir que du point de vue de la Rédemption subjective. C’est ce point précis que méconnaissent les conclusions du P. Dillenschneider.

40) Nous ne voulons pas nier l’utilité de la distinction entre médiation ascendante et médiation descendante : sur quoi Mgr Journet a insisté (La Vierge est au coeur de l’Église, dans Nova et Vetera xxv, 1950, pp. 59 ss.). Nous faisons observer que les conceptions qu’on se fait de l’une et de l’autre sont liées : pour Marie comme pour le Christ, puisque tout ce qui la concerne se réfère à l’Incarnation rédemptrice. Or, celle-ci peut être conçue comme une descente et une remontée, mais également comme une compénétration. Pour Athanase : « Il n’y a à dire vrai qu’un seul mouvement où c’est toujours Dieu qui agit, et toujours dans le même sens… Le Verbe… pénètre en Jésus l’humanité de sa divinité ; pour cela il la prend avec tous ses maux, mais, dans le fait même que c’est lui qui la prend, il en triomphe… » L. Bouyer, L’Incarnation et l’Église corps du Christ dans la théologie de S. Athanase, Paris, 1943, p. 98.

Le Christ mérite pour nous pour que nous soyons justifiés (médiation ascendante), le Christ nous transmet ses mérites (médiation descendante). Comment ? Substitution morale, ou bien unité physique (phúsis) du Christ Chef de l’humanité et de ses membres, d’une part ? Droit à la grâce lié au sacrement, ou bien causalité instrumentale physique de l’Humanité sainte du Christ d’autre part ? La conception « morale » de la Rédemption ascendante et la conception « morale » de la Rédemption descendante sont solidaires (Mgr Journet allie cependant, étrangement nous semble-t-il, une médiation ascendante morale et une médiation descendante physique, lot. cit.) : elles viennent d’une même mentalité juridique qui confronte, voire oppose, les droits de Dieu et les droits de l’homme. La conception « en nature » (physique au sens de phúsis) de la Rédemption passive et la conception « en nature » de la Rédemption active s’impliquent mutuellement. Elles ne font qu’expliciter à deux points de vue symétriques l’assimilation dont parle saint Paul ou bien la compénétration dont parle saint Athanase : ordre de la vie, ou ordre de l’être, mais c’est la même vue, simple et réaliste. Le Christ est Chef de l’humanité parce qu’il a, éminemment, la nature que participent ses membres « en puissance » ; le Christ est Chef de l’Église, parce qu’il a éminemment la grâce que participent ses membres « en acte ».

Pareillement, les conceptions respectives de la co-Rédemption ascendante et de la co-Rédemption descendante se commandent mutuellement. Comme le remarque le R. P. Druwé, « l’application des mérites de Jésus-Christ forme, d’ailleurs, avec leur acquisition une seule œuvre complète : celle du salut. Il convient que Marie coopère de la même manière aux deux parties de cette œuvre : ainsi le réclame l’unité du plan divin » (E. Druwé, s. j., La médiation universelle de Marie, dans Maria, I, pp. 417-572 ; cf. p. 456). Cette doctrine peut d’ailleurs se réclamer de Léon XIII (Marie est administra aussi bien (pariter) pour la Rédemption passive ou pour la Rédemption active. Cf. p. 16, n. 37, premier texte cité.)

Marie n’a pas mérité sa rédemption, mais elle a pu mériter la nôtre (Garrigou-Lagrange, La capacité de souffrir du péché en Marie Immaculée, Angelicum xxxi, 1954, pp. 352-357) ; « elle mérite pour nous de congruo ce que le Christ mérite de condigno » (saint Pie X, Ad divinum illud, ASS xxxvi, 1903-1904, pp. 453-454).

Marie nous transmet la grâce et les grâces qu’elle nous mérite. Comment ? Nous croyons, à l’opposé du P. Merkelbach (Mariologia, Rome, 1939, p. 367), et avec le P. Garrigou-Lagrange, que « Marie, comme Notre Seigneur et d’une façon subordonnée à lui, nous transmet les grâces que nous recevons par une causalité physique instrumentale » bien que « cela ne puisse être ni nié avec certitude ni démontré » La Mère du Sauveur et notre vie intérieure, Lyon, 1941, pp. 243 ss. Nous n’examinerons pas, ici, cette question. Nous nous bornons à souligner que la co-Rédemption « descendante » par mode de causalité instrumentale physique est étroitement liée à la co-Rédemption « par assimilation » telle que nous nous efforçons de la préciser dans cette étude. Si Marie n’opère activement, dans l’ordre ascendant ou dans l’ordre descendant peu importe, que dans l’acte du Christ, le mode de son opération à elle est le même que celui de l’opération du Christ, « moral » ou « physique » : et, croyons-nous, physique, en vertu du fait que l’opération de la co-Rédemption est, dans un même acte, sub-ordonnée à celle du Rédempteur. Et c’est la seule façon, croyons-nous, de tenir comme il se doit une co-Rédemption ascendante active, une « communion » selon l’expression du P. Dillenschneider.

41) M.-J. Nicolas, o. p., La doctrine de la Corédemption dans le cadre de la théologie générale de la Rédemption, dans Marie co-Rédemptrice [5e Congrès marial national, Grenoble 1947, pp. 105-129] — ou bien La doctrine de la Corédemption dans le cadre de la doctrine thomiste de la Rédemption (RT XLVII, 1947, pp. 20-44).

42) Quantum ad se pertinebat, dit Benoît XV (cf. supra, p. 16, n. 37).

43) In III Sent., d. 20, a. 1, sol. 2.

44) Cantor a, le premier, vers 1900, développé l’arithmétique des nombres dits transfinis. Elle montre l’existence, dans l’ordre mathématique bien entendu, de types d’infinitude qualitativement irréductibles. Par exemple, on sent instinctivement mais aussi on démontre qu’il y a plus de points sur un segment de droite si petit soit-il qu’il n’y a de termes dans la suite des nombres entiers prolongée indéfiniment. Le continu et le dénombrable sont deux types d’infinis qualitativement différents.

45) I Tim. ii, 5-6. Vérité constamment rappelée dans tous les traités de la Rédemption.

46) Le Christ accomplit parfaitement la volonté de Dieu : et, parce qu’il est Fils, il le rapporte au Père :

1°/ Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre (Jo. iv, 34).

2°/ Je fais toujours ce qui lui plaît (Jo. viii, 29).

3°/ Hoc mandatum accepi a Patre meo (Jo. x, 18).

4°/ Non sicut ego volo sed sicut tu (Mc. xiv, 36).

5°/ Je viens ô Dieu pour faire votre volonté (Heb. x, 7, 9).

6°/ [Le Christ] par l’Esprit éternel s’est offert lui-même sans tache à Dieu (Heb. ix, 14).

En cela, qui se tient ex parte objecti, la volonté humaine du Christ n’est pas autonomie : elle ne peut, quant aux objets qu’elle poursuit, qu’être conforme à la volonté ou Sagesse divine : Sagesse du Père, du Fils, du Saint-Esprit opérant dans le Christ par mode de causalité efficiente, Sagesse du Verbe opérant distinctement par mode de causalité formelle et exemplaire. Mais cette non-autonomie ex parte objecti n’ôte pas que le Christ est éminemment libre en tant qu’il exerce, au service de Dieu le Père, une activité humaine : liberté de choix, puisqu’il se soumet librement (1°, 2°, 4°, 5°), et par amour ; liberté de spontanéité, puisque celle-ci est portée habituellement dans le Christ à une mesure suprahumaine, en vertu de la motion constante des dons (6° ; cf. Luc. iv, 1, 14).

Les quelques textes ci-dessus relevés expriment d’ailleurs parfaitement le diptyque : absence d’autonomie, perfection de la liberté humaine (et partant du vouloir humain), en ce qui concerne le point précis qui nous occupe : la Rédemption. C’est Dieu (1°, 3°, 4°, 5° ; cf. II Cor. v, 18 ; Heb. x, 10) ou l’Esprit-Saint (6°) qui ont l’initiative du décret de Rédemption. Cela n’ôte pas que Jésus agisse librement, nous venons de le noter ; et c’est ce qu’exprime éminemment le fait que le Christ s’offre lui-même : le vouloir humain étant parfaitement conforme (ex parte objecti voluntatis) au vouloir divin, on peut attribuer au vouloir humain le fait que le Christ s’offre comme homme à toute la Trinité, Deo, bien que, lorsque le Christ parle lui-même, il réfère d’ordinaire cette offrande au Père, parce qu’il est Fils. On voit ici que c’est l’absence d’autonomie qui fonde dans le Christ la plénitude de la liberté. Aucune créature en effet ne peut disposer d’elle-même, de sa vie et de son être. En tant qu’« elle est quelque chose de créé », l’Humanité sainte du Christ n’a pas qualité pour s’offrir ; l’autonomie du vouloir humain serait ici deux fois contradictoire : absence de sujet créé, impossibilité de droit de disposer de soi. Cependant le Christ s’offre lui-même, et cela activement même en tant qu’homme, par la médiation de son vouloir divin auquel le vouloir humain se conforme, et pour autant s’identifie ex parte objecti.

Saint Thomas insiste sur l’un et l’autre aspect : conformation du vouloir humain au vouloir divin : Ia, q. 113, a. 4, ad 1um ; IIIa, q. 18, a. 1, ad 1um, ad 4um ; q. 19, a. 1, ad 3um ; exercice actif et libre du vouloir humain :

C. Gent. iv, c. 36 ; IIIa, q. 18, a. 1, ad 2um, ad 3um ; Comp. theol. I, 212.

Notons simplement : Christus secundum quod homo immediate regulabatur a Verbo Dei. — Voluntas humana Christi habuit quemdam determinatum modum ex eo quod fuit in hypostasi divina, ut scilicet moveretur semper secundum nutum divinæ voluntatis.

Mais le vouloir humain est mû selon son mode propre sicut instrumentum animatum ; et l’unité entre les deux vouloirs est une « unité d’ordre ».

Nous renvoyons pour les références aux articles de Dom H. Diepen, dans RT L et LI, 1950 et 1951.

Notamment : La psychologie humaine du Christ selon saint Thomas d’Aquin, RT L, 1950, pp. 515-562 ; La dépendance psychologique de l’humanité du Christ, RT LI, 1951, pp. 469-478.

47) Jo. vi, 25.

48) Jo. iv, 6.

49) Marc. Xi, 12.

50) Matth. v, 41.

51) Jo. ii, 2.

52) Luc. vii, 36.

53) Luc. xxiv, 29.

54) Luc. xix, 5.

55) Luc. vii, 13.

56) Jo. vii, 6-10.

57) « Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux » Pascal, Pensées, ed. Brunschvicg, 72.

58) IIIa, q. 9, a. 4, ad 1um : « Et ideo Christo magis competebat habere scientiam acquisitam per inventionem quam per disciplinam : præsertim cum ipse daretur a Deo omnibus in doctorem… »

59) Jo. i, 18.

60) Is. lii, 13 - liii. Le serviteur souffrant.

61) Saint Thomas admet d’ailleurs que l’exercice de la science infuse du Christ a pu comporter un mode discursif (IIIa, q. 11, a. 3). On ne voit pas comment il peut y avoir discours entre des species également infuses sinon en vertu de la référence de ces species à des phantasmes abstraits successivement par l’intellect agent du Christ : opération qui relève de la science acquise et de son progrès (IIIa, q. 12, a. 2). C’est dire qu’au moins dans ce cas il y a unité psychologique d’exercice entre les deux sciences acquise et infuse. D’autre part, dans l’exemple que donne saint Thomas (Matth. xvii, 25) : « Les fils, lui dit Jésus, en sont donc exempts », cette « déduction » de Jésus n’a de sens que si le mot fils s’entend simultanément dans l’ordre naturel et dans l’ordre surnaturel. Les fils ne payent pas. Pourquoi donc Jésus pourrait-il ne pas payer ? est-il fils ? Sans doute, mais en étant Fils. La « déduction », qui suppose la mise en œuvre des deux sciences, n’a de sens qu’en faisant acception de l’ordre surnaturel, dans lequel s’exercent donc simultanément science acquise et science infuse : l’une consistant en la communication des species, l’autre en leur référence au sensible.

62) IIIa, q. 19, a. 3, ad 1um.

63) L’existence d’un exercice propre de la charité correspondant à la science infuse peut être établie de deux façons : à savoir en partant soit de l’un des termes soit de l’autre. Jean de Saint-Thomas en traite à propos de la science infuse (Curs. theol., in IIIa, q. 9, d. 11 a. 2 éd. Vivès, t. viii, p. 316, nn. 19, 20).

En partant de la charité : La charité doit, pour le Christ, être méritoire. Or ni la science de vision ni l’exercice de la charité qu’elle fonde ne sont soumis au libre arbitre. La charité ne peut donc être méritoire que si son exercice est mesuré par une autre science que la science de vision : et cette science est la science infuse.

Saint Thomas donne, de l’existence de la science infuse, une raison propre : elle vient de la proximité du Verbe et se distingue de la science de vision comme la « connaissance du soir » de la « connaissance du matin » (IIIa, q. 9, a. 3). Mais l’argument du mérite montre mieux la connexion de cette science avec un mode propre de l’exercice de la charité.

En partant de la science infuse : Tout comme la foi, dont elle tient lieu dans le Christ, la science infuse est pratique en même temps que spéculative. Comme elle est, par essence, surnaturelle, l’amour de la fin auquel elle est nécessairement liée est également surnaturel : c’est donc la charité. Et Jean de Saint-Thomas conclut : Ergo necesse est ponere actum charitatis regulatum a scientia infusa circa amorem Dei (loc. cit., n. 21 ; cf. p. 317).

La correspondance entre la science infuse et un mode propre de l’exercice de la charité se trouve donc ainsi doublement établie.

64) Jean de Saint-Thomas la mentionne lui-même (ibid., q. 19, d. 17, a. 3, nn. 13 ss., pp. 569 ss.) : « Sextus tamen modus dicendi est affirmantium duplicem esse amorem Dei in Christo Domino, unus quidem qui sequitur ad visionem beatificam ; alius vero qui sequitur ad scientiam infusam. Hunc modum sequitur Capreolus in distinctione prima, quæst. 3, in fine, quidquid aliqui recentiores [?] dicant. Eumdem modum sequitur Ferrariensis, in C. Gent. [III], c. 62, Ad id quod ultimo, etc. et magister Soto, libro iii De natura et gratis, capite vii… idem tenet Medina in hoc articulo, dubio tertio, prope finem, et Zumel, i part., q. xxii, art. iv et Suarez, disp. xxxix, sect. ii, et communiter discipuli D. Thomæ. »

Pour son compte, Jean de Saint-Thomas gardera cette distinction d’un double amour selon une double régulation, mais il dira contre les tenants de ce « sextus modus » que seul l’amour mesuré par la science infuse est méritoire.

Dans la même ligne (ibid., a. 6, p. 585, n. 16) : « … verissimum esse Christum in illo instanti non meruisse per actum beatificum, qui est incapax meriti, sed per actum liberum voluntatis, qui sequitur ad scientiam infusam. »

Dans son commentaire In Iam-IIæ, q. 5, d. 2, a. 7 (ibid., t. v, pp. 318 ss.), Jean de Saint-Thomas disait : « meruisse Christum Dominum per actum charitatis, sicut per actus aliarum virtutum ; sed non secundum eumdem statum charitatis, scilicet non secundum statum comprehensoris, sed viatoris, utrumque enim status charitas Christi habebat. »

65) Jean de Saint-Thomas, ibid., q. 19, d. 18, a. 1, nn. 17-18 ; t. viii, cf. pp. 592-593. L’objectant envisageait le cas où l’âme du Christ n’aurait ni la grâce ni n’importe quel autre don surnaturel ; dans ce cas, selon lui, l’âme du Christ n’ayant plus aucune « proportion » à l’ordre surnaturel, ne saurait mériter un præmium surnaturel : « In tali casu, quamvis operationes Christi essent ordinis naturalis ex objecto suarum potentiarum, secundum quam considerationem non esset proportio inter actiones ordinis naturalis et gratiam, nihilominus si actiones illæ considerentur ex persona operante, sunt ordinis infiniti simpliciter, cum persona operans sit Deus, ex qua etiam operatio ipsa et infiniti ordinis in genere meriti, atque adeo non solum habet in tali consideratione proportionem cum gratia, verum etiam superexcidit illam… »

De fait, ajoute Jean de Saint-Thomas, il n’en fut pas ainsi, car la grâce fut le principe de tout le mérite du Christ ; mais de droit, cela eût pu être.

66) La soumission est la sujétion dans l’ordre volontaire. Nous avons rappelé ci-dessus (p. 23, n. 46) que selon son vouloir humain le Christ est à la fois non autonome (ex parte objecti) et parfaitement libre (ex parte subjecti). Cette antinomie d’ailleurs toute apparente se trouve précisée par la distinction que nous proposons. Selon le vouloir supérieur et les deux sciences qui le spécifient, absence d’autonomie ou libre arbitre n’ont pas de sens. Science de vision et science infuse, pour des raisons différentes que nous ne pouvons nous attarder à rappeler, sont l’une et l’autre nécessitantes, et nécessitantes du dedans : l’acte qu’elles mesurent est nécessairement libre. Le vouloir humain du Christ, selon ses modes de fruition et d’adhésion n’a pas à se conformer au vouloir divin : il est conforme spontanément et nécessairement ; il est libre éminemment, de la liberté de l’Esprit. C’est au vouloir de désir et de soumission qu’il appartient de se conformer et d’exercer le libre arbitre. Lorsque la conformité, habituellement parfaite, fait place au labeur d’une conformation (Agonie par exemple), le jeu du libre arbitre est clairement montré : l’absence d’autonomie, c’est-à-dire l’existence d’une régulation objective transcendante au vouloir de soumission, permet la manifestation de la liberté. Pour l’ordinaire, l’absence d’autonomie du vouloir humain selon son mode de désir et de soumission, la conformité objective de ce vouloir au vouloir divin, l’exercice d’un choix libre fondant cette conformité se résolvent dans une immuable unité, celle du vouloir total du Christ : c’est en effet dans le vouloir supérieur, et donc du dedans que le vouloir de désir et de soumission touche son objet ; en vertu de cette immanence l’acte de libre arbitre devient spontané sans cependant aliéner sa nature, c’est l’unité du vouloir humain du Christ en ses trois modes, elle-même fondée sur l’unité des deux vouloirs divin et humain, qui résout l’antinomie apparente propre au mode de désir et de soumission : l’absence d’autonomie est, pour ce vouloir, la condition de sa conformité à un objet qui lui est immanent et qu’il atteint dans un choix libre et permanent. Unité d’ordre, unité éminente, unité simple : elle serait compromise par la moindre perturbation, mais elle manifeste sa profondeur, sa richesse, sa puissance dans les moments où elle domine, réduit, résorbe tout commencement de perturbation. L’acte de vouloir du Christ est toujours également un, mais jamais le ressort caché de cette unité n’est mieux manifesté qu’à Gethsémani. On voit bien alors que le Christ doit juger qu’il lui faut se soumettre ; on voit que cet acte humain éminemment libre, juger, est fondé sur une Sagesse qui transcende les lois propres de la nature humaine, Sagesse que le Christ possède par science de vision et par science infuse. Redisons autrement la même chose. Appelons autonomie, conformément à l’étymologie, la propriété de ce qui a en soi sa propre loi. Rappelons d’autre part qu’en thomisme : 1°/ la loi est une ordonnance de raison ; 2°/ l’imperium qui achève l’acte libre est immédiatement fondé sur le jugement qui relève en propre de l’intelligence ; 3°/ dans l’ordre pratique, ce jugement suppose l’appréhension et l’appréciation de la fin qui est principe : en sorte que la volonté ne concerne pas seulement l’exercice de l’acte, elle intervient intrinsèquement dans son économie.

Le Christ, en tant qu’homme, est-il autonome ? Précisons autonomie quant au jugement : en cela tient toute la question.

L’ordre spéculatif ne présente pas de difficulté. Par exemple, le Christ dit : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, pour avoir caché ces choses-là aux sages et aux habiles, et pour les avoir révélées aux petits » Matth. xi, 25. En quoi il y a jugement de valeur et acte de Sagesse : il est éminemment convenable qu’aux plus petits soient révélés les plus hauts secrets, Comment le Christ le sait-il ? Il peut sans doute l’inférer et le redécouvrir par sa science acquise. Mais il le connaît principalement par sa science infuse dérivant de sa science de vision. Or s’il est vrai que la nature humaine du Christ possède en vertu d’elle-même la science acquise, cela n’est plus vrai des sciences supérieures : elles appartiennent à la nature humaine, formellement en vertu de la grâce d’union, et non pas connaturellement. L’activité humaine du Christ n’est donc pas sur ce point autonome, au sens qui a été précisé. Cela ne signifie pas que le Christ ne juge pas humainement on bien que ce jugement d’homme consisterait à souscrire à un jugement tout fait s’imposant du dehors. Le Christ est d’en haut (Jo. viii, 23). Ce qui vient d’en haut ne s’impose pas à lui du dehors, mais lui appartient au-dedans, intimement et intrinsèquement. Ses sciences supérieures sont bien dans son intelligence humaine. Le jugement qu’il porte est parfaitement un jugement humain : mais ce n’est pas un jugement humainement autonome, parce que les normes n’en ressortissent pas à la nature humaine. …/…

Dans l’ordre pratique, c’est la fin qui est principe, c’est en fonction d’elle qu’est posé le jugement fondant immédiatement l’imperium. L’autonomie, à cet égard, du Christ en tant qu’homme équivaudrait donc à l’existence pour lui d’une fin proprement humaine. Nous disons bien pour lui, personnellement. Le Christ ordonne, pour chacun de ses membres, telle fin naturelle à telle fin surnaturelle : cela lui appartient expressément, et c’est ce qu’on signifie en disant qu’Il est Roi. Mais cela n’entraîne pas que le Christ ait une fin d’ordre naturel. Juger d’une réalité, à quelque ordre qu’elle appartienne, n’entraîne pas que la lumière selon laquelle on juge ressortisse à ce même ordre : le Christ juge et dispose de la fin naturelle de ses membres, il n’en résulte pas qu’il pose ce jugement en fonction d’une fin proprement humaine qui serait sienne. Nous ne faisons ainsi qu’écarter une difficulté adventice. Précisons la question elle-même sur deux exemples : Tentation (Luc. iv, 1-13) ; Agonie (Matth. xxvi, 26-45). La nourriture, la gloire du monde, la mort ne laissent pas Jésus indifférent : il n’est pas ange, mais homme, et nul homme n’est indifférent à ces choses.

La « délibération » de l’agonie n’implique-t-elle pas ce jugement : « la mort est un mal », et ce jugement n’est-il pas porté en fonction d’une fin expressément et exclusivement humaine ? Et d’autre part s’il y a eu tentation (ici le récit de l’Évangile ne mentionne pas de « délibération »), c’est que, au moins, cela avait un sens pour Jésus d’estimer que la nourriture, la manifestation de sa propre puissance, la puissance de Satan sur le monde auraient pu concourir à titre d’instruments à la réalisation de l’œuvre du Père. Cette œuvre pouvait être accomplie par la Croix, et c’était la Sagesse ; elle pouvait être accomplie par des moyens de l’ordre naturel, posés en regard de Dieu : et c’était la tentation. Mais la tentation eût été impossible si Jésus n’avait été « sensible » à ces moyens : et il ne pouvait y être sensible qu’en fonction de la fin humaine qu’il portait en lui comme tout homme la porte. Agonie et Tentation paraissent donc bien induire, négativement et positivement, la même conclusion : le Christ a jugé en fonction de la fin humaine connaturelle : non seulement il a jugé pour les autres, cette fin étant une donnée objective dont la Sagesse tient compte puisqu’elle la crée ; mais il a jugé pour lui, cette fin étant une donnée immanente qui spontanément impère le choix des moyens au service de la Sagesse. N’est-ce pas là, en toute propriété de termes, l’autonomie ?

Le conclure serait, croyons-nous, projeter dans le Christ notre propre psychologie. « Délibérer » ou « être tenté », formellement, n’est pas « juger ». Que la « délibération », dans l’ordre pratique, se traduise généralement pour nous par l’oscillation entre deux jugements différents, et la « tentation » par un jugement sur lequel nous avons ensuite à revenir, n’entraîne pas qu’il en ait été ainsi pour le Christ. Il peut y avoir délibération et tentation véritables, sans que l’esprit soit divisé selon deux jugements contraires entre lesquels il oscille. En fait le Christ ne pose qu’un seul jugement, celui qui est conforme à la Sagesse, aussi bien pour écarter la tentation que pour choisir la mort. Le jugement qui semblait, ici et là, prouver l’existence, dans le Christ, d’une finalité humaine immanente distincte, n’est que virtuel. La nature humaine du Christ n’a pas un « terme » connaturel subsistant réellement distinct ; pareillement, la « délibération » ou « tentation » ne recouvrent pas une dualité réelle de jugement fondée sur une dualité réelle de principes immanents, c’est-à-dire sur une dualité réelle de fins. Il est bien vrai que la fin est spécifiée par la nature : mais la fin est expressément visée par la personne, poursuivie par la personne, possédée par la personne. On ne voit donc pas qu’il puisse y avoir dans le Christ dédoublement de finalité, bien que la nature humaine soit pour la Personne du Christ l’instrument conjoint et animé de la réalisation de l’unique fin.

D’ailleurs, pour quelque être que ce soit, c’est seulement la fin ultime qui a raison de fin ; les buts intermédiaires, si l’action les rend indispensables, ne soutiennent l’action elle-même que par leur référence au moins implicite mais actuelle à la fin ultime : l’expérience montre bien qu’on ne poursuit pas le même but de la même façon, selon qu’il est en fait lui-même ordonné à des idéals différents. Une conséquence importante en résulte, quand un même être peut et doit poursuivre un ensemble de fins hiérarchisées. S’il découvre ou reçoit une fin nouvelle et transcendante, celle-ci, bien qu’assumant la première fin poursuivie, peut en demeurer réellement distincte ; c’est ce qui arrive pour la fin sur-naturelle de l’homme, elle constitue un principe d’action et par conséquent un principe de jugement réellement distinct de celui que constitue la fin naturelle ; l’homme est surnaturalisé immédiatement et formellement dans son opération, non dans son être : même si on la considère comme un habitus entitatif, la grâce est un habitus, elle qualifie l’être, elle ne découle pas de l’être, encore moins est-elle l’être. Si, au contraire, un être possède, en vertu de son être, un ensemble de fins hiérarchisées, on peut, formellement, distinguer ces fins, mais on ne peut considérer une fin subordonnée comme un principe d’action réellement distinct de la fin la plus haute : cela serait contraire à l’essence de la finalité. Nous le remarquions quelques lignes plus haut on ne peut faire abstraction de l’idéal explicitement connu dans le moment où on poursuit cependant par moyens propres tel but plus particulier requis à la réalisation de cet idéal. Le but n’est pas principe autonome d’action, car il y a un seul principe d’action, l’idéal lui-même. Un dédoublement réel dans une finalité qui tient à l’être, qui est donnée dans l’être, même si elle est formellement hiérarchisée, un tel dédoublement est impossible. Or « le Christ est d’“en haut” ». Fin naturelle et fin sur-naturelle lui appartiennent d’emblée, en vertu de son être : la grâce sanctifiante n’est pas pour lui un achèvement ultime et gratuit, elle dérive de la grâce d’union qui est aussi principe de subsistence. Dès lors, et en vertu de ce que nous venons de rappeler, le Christ agissant comme homme n’a pas en sa nature humaine un principe d’action réellement distinct du point de vue de la fin de l’action, et par conséquent un principe de jugement pratique réellement distinct. L’unique but, et donc l’unique principe d’action, c’est l’« œuvre du Père » : que le Christ connaît principalement par ses sciences supérieures et qu’il peut redécouvrir par la science acquise.

Ajoutons que si, dans l’ordre spéculatif, les trois sciences peuvent être réellement distinctes même dans leur exercice, cette distinction n’a plus de portée dans l’ordre pratique où les sciences interviennent par les vouloirs qu’elles fondent respectivement : or le vouloir du Christ est un en ses trois modes, nous y avons insisté (pp. 31-32). En sorte que, même dans l’ordre pratique, la nature humaine ou le vouloir humain du Christ ne sont pas autonomes. Certes le Christ juge : il proportionne à la réalisation de l’« œuvre du Père » les moyens dont il dispose humainement ; il juge d’une manière parfaitement humaine. Mais le principe de jugement, savoir la double connaissance de l’« œuvre » et de sa propre ordination à l’« œuvre » n’appartient à la nature humaine ni en vertu de l’essence, ni en vertu de l’être, ni en vertu de l’opération propre (science acquise, vouloir de désir et de soumission). Il n’y a donc pas « autonomie ».

Terminons en redisant que l’absence d’autonomie n’entraîne pour le Christ, pas plus dans l’ordre pratique que dans l’ordre spéculatif, sujétion aveugle ou absence de liberté. Il ne faut pas construire la psychologie du Christ sur le type de la nôtre et faire dépendre sa liberté des conditions dans lesquelles s’exerce la nôtre. Précisément parce que cette liberté est subordonnée aux sciences et au vouloir supérieurs, l’appréhension efficace de l’« œuvre », c’est-à-dire de la fin, est parfaitement intime à la sainte Humanité. Or ce qui suscite, à partir du dedans, le choix du libre arbitre ne peut lui faire violence et réalise la parfaite liberté. La servitude est, comme la mort, une conséquence du péché ; et l’état de péché peut fausser jusqu’à notre conception de la liberté. Telle chose qui nécessite maintenant une loi extérieure eût été réalisée, en dehors du péché, par l’« instinct intérieur » IIIa, q. 60, a. 5, ad 3um. Nous lisons donc contrainte là où il devait y avoir liberté. Et nous imaginons que, pour retrouver la liberté, il faudrait supprimer la contrainte de la loi extérieure : il faudrait par conséquent revendiquer l’autonomie par rapport à cette loi. Cercle vicieux. Il ne faudrait pas y enclore la psychologie du Christ, ni même celle de Marie, qui sont sans péché. Saint Albert le Grand remarque que l’Annonciation est « per modum inducentis in consensum, ut consentire ait ex libera electione, quia aliter non esset laudabile » In III Sent., d. 3, a. 1 ; éd. Borgnet, t. xxviii, p. 58. Marie est induite à consentir : cela n’ôte pas qu’elle soit libre, cela au contraire fonde sa liberté ; l’opération de l’Esprit rend libre, supérieurement. Or la sainte Humanité est induite à poursuivre l’« œuvre » d’une manière beaucoup plus intime que ne l’est Marie : ce n’est pas même « plus » qu’il faudrait dire, mais « autrement ». C’est précisément parce que la sainte Humanité n’est pas « autonome » que la façon dont elle est induite à juger et à agir est tout à fait propre à elle et l’emporte en intimité sur toute autre motion de l’Esprit Saint. Dira-t-on : parce que la sainte Humanité n’est pas autonome, elle n’est pas libre ; ou bien : parce que la sainte Humanité est induite à juger et à agir d’une manière parfaitement intime, intime selon l’être même, elle est parfaitement libre ? Il s’agit de savoir si, pour situer le mystère de la Personne du Christ, on se réfère à la loi de péché ou à la loi de sainteté : la liberté c’est l’autonomie par rapport à une loi que le péché a rendu extérieure ; ou bien la liberté c’est le jeu de l’instinct intérieur qui prévient l’extériorité de toute loi. Le Christ est-il libre à la manière des pécheurs, ou bien est-il libre parce qu’il est saint, qua libertate nos liberavit ? (Gal. Iv, 31).

67) Nous avons vu plus haut (p. 21, n. 44) qu’il y a de la qualité dans l’infini. L’Église pourrait être infiniment plus parfaite, soit par le nombre soit par la perfection de ses membres, sans pour autant accéder au type d’infinitude du Christ.

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